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dimanche 27 novembre 2011

Mort, nectar et liquidation de dette

Petit avertissement : les racines indo-européennes présentées dans ces anciens articles - à la grosse louche, ceux d'avant 2017 - sont reconstruites selon les études du grand Calvert Watkins ; un jour, quand j'aurai l'temps, je remettrai ces articles à jour en fonction des études de linguistique historiques plus récentes, comme les travaux des linguistes qui se sont associés pour publier le Indo-European Etymological Dictionary (Leiden).


Les deux racines proto-indo-européennes ...


  • *nek-1 ("mort", qui a notamment donné le français "nécrose") et 
  • *terə-2 ("franchir", "surmonter", "vaincre", "venir à bout", qui a donné l'anglais "through": à travers
ont, associées, donné le grec nektar, le nectar, la divine boisson, qui permet de dépasser la mort, et donc apporte l'immortalité.







A noter que les racines *mer-, *mor-, *mr-to- (respectivement "la mort", l'adjectif/nom "mort" et le verbe "mourir") sont à l'origine d'une multitude de mots dans beaucoup de langues indo-européennes, dont notamment :

  • le germanique commun *mur-thra- (meurtre), l'ancien perse amariyata (il est mort), le latin mortuus (mort), le sanskrit marate' (il meurt), 
et dans le sens de "mourir" :
  • le français mourir, bien sûr, le celte commun *mr@, l'irlandais marbh, le perse mordan, le népalais marnu, le penjabi merna, le baltique commun *mir- / *mer- ...


Enfin, en arménien nous retrouvons le mot mard (qui désigne simplement "un homme": un mortel)


Mais saviez-vous que l'amortissement de votre voiture ou de vos emprunts provenait de la même racine *mer- ? Dans le sens d'éteindre, de liquider ! (les chocs ou la dette...)


PS: il est de coutume de placer un astérisque (eh oui, l'astérisque, la petite étoile, est masculin! - Bescherelle est ton ami) devant les racines ou les formes qui n'ont pu être attestées par l'écrit, et qui ont donc été recréées uniquement sur base de la linguistique comparée ou d'autres approches linguistiques.




Frédé-ric ("le pouvoir de la paix", "le roi pacifique") (fréd*prēy- à l'origine: "aimer", véhiculant plus tard l'idée de "réconciliation, paix, sérénité" et ric*reg- "mener", "rectifier", qui donna "roi", "rajah", "rectitude")


article suivant : des Bantous aux Teutons

samedi 26 novembre 2011

Le pourquoi et le comment




Mais enfin, de quoi me parlez-vous Monsieur ?


Une langue préhistorique

L'indo-européen (ou plus précisément le proto-indo-européen), est une langue en reconstruction, forcément hypothétique, recréée par la comparaison linguistique des langues actuellement ou anciennement parlées en Europe, en Inde et en Perse. Il s'agit donc d'une langue préhistorique, datant d'au moins sept millénaires, à l'origine de la plupart des langues encore parlées en ces contrées - les langues indo-européennes, donc ! (Avec de notables exceptions, comme le basque, mais je ne tiens pas à me chamailler le moins du monde avec ces braves gens).


Mais d'où viennent tous ces gens ?

On a pu, simplement par le vocabulaire retrouvé, établir certaines caractéristiques du paysage proto-indo-européen : la présence de plusieurs essences d'arbres, le chêne notamment, la présence d'abeilles, de champs labourables, d'animaux sauvages... Par ailleurs, des découvertes archéologiques ont pu corroborer les hypothèses soutenues par les recherches linguistiques.

Deux théories prédominent sur la localisation du peuple indo-européen original : on situe les tribus d'origine en Anatolie, ou bien plutôt dans la steppe pontique (au nord de la Mer Noire).

Mais quelle que soit l'option choisie, ce peuple se serait lentement et progressivement répandu et dispersé dans plusieurs directions, formant de nouveaux groupes. Au sein de ces groupes, la langue originelle aurait fini par s'altérer lentement, le phénomène continuant de dispersion en regroupement... 




Dynamique des groupes

Comme conséquence, la langue parlée par chacun de ces groupes (branches) et sous-groupes, tout en gardant une base commune, s'est petit-à-petit différenciée en d'autres langues - chaque langue d'un même regroupement gardant cependant avec les autres langues du même groupe des rapports plus étroits, notamment du simple fait de leur proximité géographique.




A la fin du voyage, les grands groupes linguistiques que nous connaissons à l'heure actuelle en Europe, Inde et Perse étaient constitués : les langues baltes, celtiques, germaniques, helléniques, indo-aryennes, iraniennes, romanes et slaves (l'albanais et l'arménien, tout en étant bien des langues indo-européennes, ne pouvant être formellement rattachés à l'un ou l'autre de ces grands groupes connus; le grec étant parfois également représenté hors groupe linguistique).

(source)


Au sein de ces grands groupes, les langues ont bien entendu continué à évoluer. Mais toujours en conservant les traces de leur lointaine langue mère.


Des racines aux branches

On estime à présent que dans une langue d'origine indo-européenne comme le français ou l'anglais par exemple, un tiers des racines qui constituent les bases lexicales des mots sont issues en droite ligne de la langue proto-indo-européenne, un tiers des racines sont liées au grand groupe linguistique auquel appartient la langue (roman ou germanique pour ce qui est respectivement du français et de l'anglais), et qu'enfin le dernier tiers des racines utilisées par la langue sont une invention propre à cette langue.

En d'autres termes, un tiers des racines lexicales de la langue française proviendraient du proto-indo-européen, un autre tiers de ses racines serait commun aux autres langues romanes (l'italien, le roumain, le portugais...) et enfin le tiers restant de ces racines lexicales ne se rencontrerait uniquement que dans le français.


Les mots sous les mots 

Avec ce dimanche indo-européen, j'ai voulu partager ma passion pour cette langue préhistorique. Je voulais être archéologue mais fis des études de langues...

Sans trop y penser, j'ai concrétisé ce vieux rêve, en m'émerveillant à retrouver sous les mots de nos langues actuelles les traces de notre très (très !) lointain passé.

Tout comme l'on retrouve sous les autels chrétiens les traces des cultes romains, celtes, voire plus anciens encore...


Une langue tout sauf morte

Je ne suis certes pas un linguiste de profession, et n'offre ici que ma vision, fondamentalement subjective et limitée, de l'indo-européen et des relations qu'il permet d'établir entre langues, concepts, idées, mots.

Sans trop nous en rendre compte, nous parlons encore tous les jours cette langue de nos lointains ancêtres, qui n'est qu'enfouie sous quelques gravats langagiers, mais sert toujours de soubassement à nos constructions linguistiques plus modernes.


Un peu de méthode, mon ami

Pour retrouver cette langue mère, on a procédé par analogie, par comparaison des mots d'une langue à l'autre.

Pour faire simple, on s'est aperçu que des mots exprimant le même sens, "père", par exemple, existaient dans plusieurs langues indo-européennes, que ces mots se ressemblaient, mais avec quelques particularités (le son "v" dans cette langue correspond à un "f" dans cette autre, ou à un "p" dans cette troisième... ).

Et que des règles identiques semblaient s'imposer sur la transformation d'autres mots.

Que donc, nous avions affaire à des constantes.

En prenant ces différents mots issus de diverses langues indo-européennes, en étudiant la façon dont ils avaient comparativement dérivé phonétiquement, on a pu, par réflexion, analyse et association, retrouver ce que devait être le mot original proto-européen (ou du moins la racine syntaxique, car ne l'oublions pas, nous ne pouvons qu'émettre des hypothèses sur cette proto langue disparue depuis des millénaires).

On a procédé, en quelque sorte, à du reverse engineering : on est parti de la réalisation finale pour découvrir le code original.

On en est même venu à établir des lois de transformation phonétique (voir les lois de Grimm, de Verner, ... ), qui se déclinent sous forme de tableaux : tel phonème original se transforme ainsi dans telle langue, et ainsi dans telle autre.

Voir l'article de Wikipédia sur "père" :

Indo-européen : *ph₂tér

De la complexité, le mystère

L'analyse linguistique comparée, à l'origine de la redécouverte de l'indo-européen, a mis en évidence sa richesse, voire sa complexité.

Et nous oblige à porter un autre regard sur ces locuteurs, hommes "pré-historiques" (comme s'il y eut un temps où il n'y avait pas d'histoire, où ceux qui y vivaient étaient tellement frustes et proches de l'animal qu'on ne peut décemment pas les associer à l'histoire de l'humanité, à notre histoire à nous, nous les hommes de la science et de la modernité).

Car la langue de ces prétendus demeurés, telle qu'elle nous apparaît maintenant, était loin de ressembler à des borborygmes monosyllabiques.

Que du contraire : elle possédait toutes les déclinaisons du sanskrit, utilisait la notion d'imperfectif et de perfectif (encore présente dans le russe), connaissait au moins trois modes, ainsi que plusieurs voix, plusieurs niveaux de pluriel, et puis des préfixes, des suffixes, et un vocabulaire constitué de mots originaux ou composés ...

Ce vocabulaire, par ailleurs, nous permet de mieux connaître la société de ces hommes "primitifs", leurs modes de pensée, leurs croyances.

Et nous force à revoir notre vision sur eux, et sur notre prétendue modernité.

Il y a aura toujours un mystère pour moi : nous savons à présent que l'évolution linguistique va toujours systématiquement vers la simplification.

Mais comment cette langue mère a-t-elle pu devenir aussi complexe ?

Combien d'autres millénaires aura-t-il fallu pour simplement qu'elle se constitue, bien avant qu'elle ne devienne ce proto-indo-européen qui allait faire naître tant d'autres langues ?


La langue par le monde

Le monde qui nous entoure conditionne notre langue (il suffit de penser aux dizaines de mots simples ou composés présents dans certains dialectes inuits pour simplement décrire la neige : "la neige en train de tomber", "la neige sur le sol", "la neige récemment tombée", "un fin manteau de neige déposé sur un objet", "une couche de neige dont la surface est gelée", "une épaisse couche de neige craquante sous les pas"...).


Le monde par la langue

Mais le phénomène inverse est tout aussi vrai ! : nous nous représentons le monde qui nous entoure par notre langue.

C'est par le biais de notre langue que nous percevons la réalité, aussi surprenant que cela puisse paraître.

C'est du moins ma conviction. Notre langue nous permet d'organiser notre monde, de le codifier, de l'ordonner; nommer les choses, c'est en quelque sorte les sortir du chaos, se les approprier aussi.

La finesse dont notre esprit est capable, l'éventail complexe de nos sentiments ne peuvent vivre en nous que par le véhicule de la langue que nous parlons !

Car avant de les exprimer, ces mots, nous les créons mentalement. Nous pouvons d'ailleurs à grand peine imaginer quelque chose sans y mettre un mot.

Visualisez un objet sans lui accoler son nom : c'est pratiquement infaisable !


Réalité et subjectivité

Ce qui n'arrive pas à notre cerveau par le prisme de notre langue nous est, pour ainsi dire, tout simplement inconnu, ou en tout cas nettement atténué.

Un locuteur francophone chez les Inuits verra de la neige, plus ou moins récente, plus ou moins tassée, plus ou moins gelée...

Alors que le locuteur inuit aura déjà, par sa seule langue, analysé la situation, et saura manifestement plus vite s'il peut marcher sur cette neige, si elle est bonne à faire des blocs...


Mais au fait, qu'est-ce que la réalité ? 

La réalité nous apparaît différente en fonction de notre langue !

Devant quelqu'un qui nage entre les deux berges d'une rivière, un francophone verra quelqu'un qui traverse la rivière à la nage, alors qu'un anglophone verra quelqu'un qui nage à travers la rivière (who swims across the river).

La réalité est la même, mais la perception que l'on en a est différente, fonction de la langue par laquelle on la perçoit.
Dans cette champêtre vision au bord de l'eau, pour le francophone le but l'emporte sur l'action, alors que pour l'anglophone, l'action passe avant tout.

Chacun a vu la même chose, chacun l'a interprétée, inconsciemment, par la langue de ses pensées.

Alors, rendez-vous compte !

Comme le monde que percevaient les Indo-Européens devait être riche, subtil, ordonné, pour des gens qui parlaient une langue si riche et complexe ...

D'où la complexité inhérente à toute traduction.

Oui, "traduttore, traditore", bien sûr ! ("Traducteur, traître").

Ou encore "Traduc, trouduc", pour verser dans une certaine vulgarité éminemment jouissive.

Et quelle belle chose que d’apprendre d'autres langues !
C'est autant de nouvelles visions du monde que l'on peut acquérir.


Transmettons, il en restera toujours quelque chose

D'où l'importance aussi de transmettre un glossaire, une syntaxe riches aux jeunes générations.

En grossissant le trait, j'en viens à penser qu'un individu possédant un vocabulaire limité, ayant une expression syntaxique réduite, ne peut vraiment percevoir - et donc aussi ressentir - parmi les myriades de teintes subtiles que constituent les sentiments et les émotions humains, que quelques couleurs primaires, correspondant à des émotions pratiquement animales ou instinctives (peur, angoisse, haine, domination...).

Il m'apparaît - j'exagère certainement - que pour celui qui ne possède que quelques formes basiques pour exprimer ses émotions ("j'te kiffe grave", "j'te nique, bouffon", "tu m'prends la tête" ou encore "j'vais te tuer"), la vision du monde, le rapport avec l'autre - et de grâce, pas le rapport à l'autre - l'expression, le ressenti au sens large, en seront réduits d'autant, car il ne pourra percevoir, ressentir, toute l'étendue subtile des émotions humaines, et se verra ainsi, bien malgré lui, contraint à employer la brutalité, la force, dans ses relations sociales, incapable qu'il est de ressentir des émotions plus subtiles, plus douces, sur lesquelles il ne peut mettre de nom.

La langue est créatrice

Être privé de langue, c'est perdre son pouvoir d'imagination, son humanité.


Cette perte des valeurs humaines, cet appauvrissement du comportement et du sens social qui semblent caractériser certains de nos contemporains ne pourrait-elle s'expliquer, au-delà des causes sociologiques et autres carences économiques, sociales et affectives, par une déréliction du langage ?

Vous pourrez me dire que c'est bien là un raisonnement de vieux con, et qu'il convient peut-être mieux de s'atteler à guérir notre société malade plutôt qu'à gloser sur le manque de vocabulaire d'une partie de la population.

Et vous aurez parfaitement raison.

Et en plus je suis d'accord avec vous.




Périodicité du dimanche indo-européen

Ben, il est publié chaque dimanche, en fait.

Vous pouvez vous inscrire pour le recevoir par mail: abonnement par mail

Le dimanche indo-européen paraît également sur twitter et sur Facebook.


Encore une ou deux choses

Euh, en me baladant sur Internet, je constate avec effroi que l'"indo-européanisme" affiché sur certains sites a de singuliers relents de repli national, identitaire et anti-démocratique.

Cette récupération politico-minablo-fasciste de la linguistique comparée des langues indo-européennes est simplement, soyons clair, une escroquerie.

Ces sites aux idées répugnantes - c'est mon avis, passant, si tu n'es même pas capable de te souvenir, passe ton chemin ! - semblent associer ligne de sang, culture et langage, si vous voyez ce que je veux dire.

Or, sachons-le et crions le bien fort, si nos langues sont devenues si riches et belles - et elles ne cessent d'évoluer - c'est par les incessants échanges interculturels, par les migrations, par les contacts avec d'autres humains, venus d'autres horizons.


Notre langue est le produit du multiculturalisme

La langue, c'est un outil de communication, pas de repli sur soi.



Je terminerai par cet adage tchèque :
Kolik jazyků umíš, tolikrát jsi člověkem, "Plus vous connaissez de langues, plus vous êtes humain".

Remerciements

Ce dimanche indo-européen est dédié au Professeur Monsieur René Hotterbeex, qui ne pouvait pas savoir,  il y a plus de 25 ans, qu'il m'insufflait par son improbable cours d'indo-européen de première Licence, le goût pour cette langue préhistorique, et à qui je n'ai jamais vraiment dit "merci".


Pour cela comme pour d'autres choses. Etrangement, l’expression "jeune con" me vient à l'esprit.


Merci Monsieur Hotterbeex.


Je remercie également Anu Garg, concepteur de la newsletter A.Word.A.Day à laquelle je suis abonné depuis si longtemps, et qui m'a avec simplicité et gentillesse conseillé sur le choix d'un dictionnaire de racines indo-européennes : The American Heritage dictionary of Indo-European Roots, par Calvert Watkins

Je me suis également basé sur d'autres travaux: "Mitra-Varuna" de Georges Dumézil, ou encore "Le vocabulaire indo-européen, lexique étymologique thématique", par Xavier Delamarre

Voyez la liste complète des ouvrages consultés sur le blog lui-même
(onglet les sources, dans le menu du blog).




Frédéric



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