- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 28 avril 2013

Aux Canaries, par cette canicule ? Quel cynisme, gros canaillou !


article précédent : ... hypothéquer son mariage ?


Bonjour à tous !


Bon, ben voilà…
On est tout doucement arrivés au bout de notre grand thème des mots basiques, et particulièrement ceux désignant les liens de parenté.

Alors oui, bien sûr, on pourrait encore en trouver d'autres, mais bon… 'y'a des mots qui n'ont pas vraiment leur place ici, parce que leur intérêt étymologique est limité, qu'ils ne sont pas basés sur des racines proto-indo-européennes…

... ou tout simplement parce qu'ils ne m'inspirent pas.

C'est comme ça.


Nous avions inauguré ce grand sujet en novembre 2012, avec Terre des hommes ? Pléonasme !.

Et avant de passer à autre chose, je voudrais quand même clore ce grand chapitre en beauté.

Personnellement, je ne peux concevoir une famille sans un élément à mes yeux capital, un membre de la famille à part entière, qui y occupe une place unique et véritable...

Le chien !

Emma, ici en vacances au Pays de Galles


Notre mot français "chien", comme vous le savez, dérive du latin canis : chien, chienne.

Chienne à quatre pattes, à poil, avec un collier
et une laisse en cuir

Et bien sûr, sinon je n'en parlerais pas, canis trouve son ascendance dans une racine proto-indo-européenne :

*kwon- (ou *kuō, *ƙuō(n))


*kwon- c'était le chien, ou le loup, ou le chien-loup…


L'homme et le chien, c'est une très longue histoire. L'homme et la chienne aussi, notez.
Le chien étant le premier animal jamais domestiqué par l'homme.
Mais aussi le seul animal à avoir atteint une telle symbiose avec lui.
Au point de préférer l'homme à ses congénères.

Parfois, la symbiose s'opère dans les deux sens

A ce propos, si vous aimez les chiens et les bouquins en anglais, je vous recommande la lecture de "In Defence of Dogs" de John Bradshaw, absolument édifiant, et qui balaie pas mal d'idées reçues…

On retrouve forcément *kwon- dans de très nombreuses langues indo-européennes, le chien étant le compagnon de l'homme depuis des millénaires, et en tous lieux.

Basés sur la racine *kwon-, nous retrouvons les mots désignant le chien sous la forme…

  • श्वन् (śván) en sanskrit, 
  • śuwanis en hittite, 
  • ku en tocharien A, mais aussi en tocharien B
  • ś(u)vā́ (au génitif śúnaḥ) en vieil indien
  • spā, (au génitif sūnō) en avestique, 
  • շուն (šun) en arménien, 
  • čō̃ (*čun=) en balte, 
  • šuõ (au génitif šuñs) en lithuanien, 
  • suns en letton, 
  • ci ("ki"), et cwn ("coun") au pluriel en gallois, 
  •  en vieil irlandais,

Et ainsi de suite…

Suns (chien en laiton)

En proto-germanique, le proto-indo-européen *kwon- s'était mué en *ḱu̯n̥-tós, *ḱwn̥tós, puis *hundaz.

Vous voyez où je veux en venir ?
Oui : l'anglais hound en dérive, tout comme le néerlandais hond, l'allemand Hund, le danois hund...

(à rajouter sur la liste : avoir un danois et l'appeler Hund)

En grec ancien, *kwon- allait devenir κύων (kýôn).
Sur quoi nous avons créé tous ces mots commençant par cyn-, comme :
  • cynophile (qui aime les chiens),
  • cynodrome (circuit dévolu aux courses de lévriers),
  • cynégétique (art de la chasse, de chasser, ou qui a rapport à la chasse, aux chiens),
Mais aussi…

cynique ! (dont le Larousse nous dit "Qui avoue avec insolence, et en la considérant comme naturelle, une conduite contraire aux conventions sociales, aux règles morales ; qui manifeste du cynisme: Un être cynique et immoral.").

Cynique nous arrive, par le latin cynicus, du grec ancien κυνικός, kynikós, de κύων, kýôn (le chien, donc).

Mais... quel rapport, grands dieux ? - me direz vous.

Le cynisme était ce mouvement philosophique fondé par... Mmmh ???
Prosthène et Antisthène sont en bateau. Prosthène tombe à l'eau. Qui est-ce qui reste? ...Voilà ! 
 ...Antisthène, dont le membre le plus représentatif et célèbre (du mouvement, pas d'Antisthène) n'est autre que Diogène : Diogène de Sinope.

Les cyniques s'appelaient ainsi car leur attitude à l'égard de la société des humains s'apparentait à celle des chiens errants ; en outre ils se réunissaient dans un gymnase appelé le Cynosarge (Κυνόσαργες : Kynósarges, littéralement "chien agile"), ainsi que dans un cimetière pour chiens dans la banlieue d'Athènes.

D'autre part, puisqu'ils se comportaient en chiens, ils n'avaient aucune gêne à manger, déféquer, copuler ou se masturber en public.

À manger ???

Diogène
- "Je cherche un homme."
- "Pour lui pisser sur la jambe, peut-être ?".

Mine de rien, la racine proto-indo-européenne *kwon- nous a laissé pas mal de dérivés, tous apparentés à "chien", mais parfois par des voies un peu tordues

Connaissez-vous les corgis ?

Oui bien sûr, ce sont les chiens préférés de Her Majesty The Queen.






Les voici encore au travail, en compagnie de deubeul O seven :
(Pour des raisons de copyright assez discutables,
je ne peux vous montrer la video.
Mais rien ne m'empêche de vous inviter à la regarder
en cliquant sur la photo, qui vous redirigera vers Youtube...)


Cette race de petits chiens est originaire du Pays de Galles.
En fait, en vous disant cela, je vous donne précisément l'étymologie du nom corgi !

Je vous disais un peu plus haut qu'en gallois, "chien" c'était ci ("ki").
Cor, toujours en gallois, c'est "nain".
Cor-ci, corgi, c'est donc le chien nain, le petit chien… gallois.




Les canines, ces deux dents pointues qui permettent notamment de déchirer, et qui sont situées entre les incisives et les molaires, sont typiques à la denture du chien.
D'où le nom: canine vient du latin canis, suivi du préfixe -ina marquant l'appartenance (canină pouvait donc se comprendre comme "propre au chien").


Le terme canaille a détrôné l'ancien français chienaille / chiennaille / chenaille pour désigner non pas une crapule, mais bien, originellement, une harde de chiens
Ce n'est que plus tard que le mot a revêtu le sens figuré qu'on lui prête actuellement, au contact de son cousin italien canaglia, venu lui aussi du latin canis.

Au XIIIème siècle, Renart le goupil parle encore de "ceste chienaille" : "cette bande de chiens" dans le roman de Renart.

Le roman de Renart


Le canari n'a de prime abord pas grand-chose d'un canidé.



Le volatile porte, vous le savez - lui, je ne veux pas être méchant, mais j'en suis moins sûr - le nom des îles où on le trouve, les Canaries.
Eh bien, les îles Canaries tireraient leur nom du latin Canariae Insulae (îles aux chiens), nom d'ailleurs appliqué initialement à la seule Gran Canaria.

Pline l'Ancien décrivait, tout à l'ouest du monde, une île où vivaient des hommes-chiens...
Les explorateurs romains, en découvrant les grands chiens sauvages de l'île, auraient ainsi pu croire qu'il s'agissait de celle-ci.

Dogue des Canaries

Il se pourrait aussi que ces îles aient été ainsi nommées à cause des phoques qui y abondent, les "chiens de mer".

Mais il faut bien le reconnaître, selon une toute autre étymologie parfaitement plausible, "Canaries" correspondrait au nom latin de tribus berbères d’Afrique du Nord, les Canarii : en berbère, les îles s’appellent d'ailleurs Tkanaren.

... Même si le drapeau des Canaries lui préfère l'histoire
des grands chiens...

 

Eh oui, pas de canaries sur les îles Canaries. C'est comme les Îles Vierges : on n'y trouve aucun canari.



Allez, encore quelques autres dérivés de *kwon- ?

Chenil, bâti sur le bas-latin *canile, lui-même créé sur le latin canis.
L'anglais kennel est une transposition du vieux français chenil, via l'anglo-normand *kenil.

Le chenet est cet ustensile que l'on compte idéalement par deux sur les cheminées, qui sert à maintenir le bois en hauteur dans le foyer pour en activer la combustion.

En France, pendant le Moyen Âge, le chenet s’appelait queminel ou chemineau. 
Et puis, il y a eu substitution: le mot s'est transformé en chiennet - d’où son nom actuel qui rappelle vraisemblablement que les "têtes de chenet" étaient décorées de chiens accroupis.

Cette étymologie semble confirmée par les noms anglais et allemands (firedog et feuerhund, "chien de feu") de l'ustensile.

Chenets

Plus surprenant :
Le mot chenille vient du latin canicula, la petite chienne !
En raison de la forme de la tête de la chenille, ou, selon d'autres sources, de son aspect velu, poilu.

Chenille

Et puis, ben oui, le latin canicula, la petite chienne, nous a donné … canicule.
Curieux, non ?

Canicula était l'un des anciens noms de Sirius, l'étoile la plus brillante de nos nuits, alpha - l'étoile principale - de Canis Major, la constellation du… Grand Chien.
Les périodes de grande chaleur furent nommées canicule parce qu’on les attribuait tout simplement à l’influence de cette petite chienne de Sirius.
En effet, il y a trois millénaires, l'étoile se levait avec le Soleil au plus chaud de l'année.

Non, Pline l'Ancien ne parlait pas de "petite chienne en chaleur" pour évoquer Sirius, mais précisait en revanche qu’elle "allumait le Soleil".
Ce qui n'est guère mieux, si je puis me permettre.

Canis Major, le Grand Chien


- Et dog ? Hein hein, l'anglais "dog", on en fait quoi ??
- Oui, ça c'est la question à ne pas poser… Dog restant encore à ce jour un des grands mystères de l'étymologie anglaise…

Dog provient du moyen anglais dogge, lui même découlant du vieil anglais docga.
Le suffixe -ga permettait de nommer familièrement des animaux domestiques, ou communs : ainsi, on retrouve frocga pour frog la grenouille, ou picga, pour pig le cochon.

Sur le même principe, Docga devait probablement désigner une race de chiens massifs, puissants, musculeux, car le vieil anglais *docce signifiait "muscle" ; on le retrouve dans des composés comme fingerdocce (“doigt-muscle”), qui désignait la digitalis purpurea : la digitale pourpre).

Digitale pourpre

Ici, toujours pourpre, mais en version analogique


Quoi qu'il en soit, l'origine de *docce est inconnue ; il pourrait éventuellement dériver du proto-germanique *dukkōn (“puissance, force, muscle”), mais rien ne permet de le prouver.

Même si l'expression française dukkōn s'applique admirablement bien, il faut le reconnaître, à quelqu'un de "tout en muscle"...

L'appeau à chasseurs, par le très regretté Franquin


Ce que l'on sait, en revanche, c'est qu'au XVIème siècle, l'anglais dog l'a emporté sur "hound", au point qu'il a même été adopté par d'autres langues d'Europe continentale.

C'est bien entendu sur dog que le français a créé ... dogue.

Le danois - ou dogue allemand - n'est pas nécessairement
réputé pour son intelligence.

Dogue, que Wikipedia nous décrit comme "une des races de chien à tête large, au museau court et carré, au cou massif, ainsi qu'à musculature et à mâchoires extrêmement puissantes, le type du chien molossoïde."


L'invasion de la Terre par les Molossoïdes

Tondue pour avoir couché
avec un berger allemand


Toujours Emma, ici dans Dogteur No





Bon dimanche à tous !
Bonne semaine, et …
A dimanche prochain !





Frédéric


AND NOW...

dimanche 21 avril 2013

... hypothéquer son mariage ?


article précédent : épouser une hypothèse, ou ...



Bonjour à tous !


Nous venons, dimanche dernier,  de parler du mari.
C'est bon pour tout le monde ? Tout le monde est là ?

Alors, go go go : Qu'en est-il du mariage proprement dit ?

Oui, comme je vous l'avais annoncé, plusieurs versions s'affrontent... Deux, en fait.


La première :
Pour certains linguistes et non des moindres, comme J.P. Mallory & D.Q. Adams, la racine proto-indo-européenne qui reprenait l'idée de mariage n'était autre que
*h2wed(h2)-.

*h2wed(h2)- (ou presque)

Cette même racine est retranscrite par Calvert Watkins sous la forme
*wedh-.

Et  *h2wed(h2)- *wedh- évoque les notions de conduire, de mener.

Dans son acception particulière de mariage, cette racine serait à comprendre comme l'action - exécutée par le jeune marié - d'emmener sa promise loin de chez elle, de la conduire vers sa maison à lui.

L'obscure *wedh- n'a pas vraiment  - à ma connaissance du moins - de descendance en français.

En revanche, Taoiseach vient de là.
- ??
- Mais oui, le Taoiseach, enfin ! - ça devrait se prononcer plus ou moins "tiisseuch" avec le ch final de l'écossais "loch" (voir Tu quoque, Brutis, belli-fili mi) - est désigné par le Président après nomination par le Dáil Éireann, au Oireachtas. (S'il veut rester en poste, il doit - évidemment - conserver la majorité au Dáil)

--- OFFICIEL --- OFFICIEL --- OFFICIEL ---

Cette fois, il a pété un câble.

--- OFFICIEL --- OFFICIEL --- OFFICIEL ---

Pfff, mais non euh !

Le Taoiseach, c'est le chef du gouvernement, le premier ministre irlandais !

Il est nommé par le Dáil Éireann, la chambre basse du parlement (l'équivalent de notre "Chambre des Députés"), le parlement étant le Oireachtas


Enda Kenny, Taoiseach of Ireland

- OK, admettons. Mais comment peux-tu passer de *wedh- à Taoiseach ????
- Oui, j'en conviens, c'est un chemin assez escarpé…

Allons-y…
La racine proto-indo-européenne *wedh- (mener, diriger ...) est à la base d'une expression composée *to-wedh-tu-, qui désignait une position dominante, "devant", "en avant".

L'expression a évolué en proto-celtique pour devenir *to-wessus, puis *to-wessākos.

En vieil irlandais, *to-wessākos est devenu toisech, d'où nous arrive l'irlandais moderne taoiseach.

Pour l'anecdote, en gaélique écossais, toisech désignait un officier ou dignitaire sous les ordres du mormaer.

Toisech et mormaer sont mentionnés dans le "Book of Deer" (Leabhar Dhèir en gaélique), l'un des documents les plus importants de l'histoire écossaise, à présent conservé dans la bibliothèque universitaire de Cambridge.

The Book of Deer

The Deer Hunter

The Book of Deer Hunter


La fonction de toisech était héréditaire et accordée à un cadet de la famille du mormaer.
Le mormaer étant lui carrément sous les ordres directs du King of Scots !

- Dis mon gars, tu te crois sur la Terre du Milieu ? Tu vas nous bassiner encore longtemps avec tes Tolkieneries ? Et le Hobbit, hein, le Hobbit il est où?? Mais c'est pas possible ça, ce mec se fout d'ma g. !!
- Nan! Chtijire, comme on dit communément dans mon quartier.

D'ailleurs, vous pouvez consulter vous-même le Book of Deer, sur le - somptueux - site interactif de l'Université de Cambridge, Cambridge Digital Library.
Et quand le site n'est pas en maintenance, vous en avez ici le texte intégral.

le Book of Deer

En gallois, on trouve encore, issu de la même racine proto-indo-européenne *wedh- : tywysog, le prince...

Pour en revenir au Book of Deer, il s'agit d'un petit évangéliaire sur vélin du Xème siècle, en latin; on suppose qu'il a été rédigé quelque part dans les Lowlands écossais, puis qu'il s'est retrouvé à l'Abbaye de Deer, près d'Aberdeen, là-même où aurait vécu une ancienne communauté religieuse fondée par Saint Colomba (celui de l'île d'Iona, dans les Hébrides intérieures - Iona étant un jeu de mots sur Colomba : la colombe se disant yonâh, yownah en hébreu) et Saint Drostan, connu lui pour ses pastilles.

Colomba et Iona
Drostan et les pastilles

On le pense du moins (qu'il s'est retrouvé à l'Abbaye de Deer, hein, vous suivez toujours ?), car dans les marges du manuscrit figurent des annotations en latin, en vieil irlandais et en gaélique écossais datant du XIIème siècle qui portent à croire qu'elles ont été rédigées à... Deer. Merci de suivre.
Ces annotations en gaélique écossais seraient les plus anciennes conservées à ce jour...

Bon, ça, c'est une chose.

Et puis, il y a l'autre version, défendue par Pokorny et après lui Watkins, où ce n'est pas la racine proto-indo-européenne *wedh-, dans une acception spécifique, qui désignait le mariage, mais plutôt une autre racine, phonétiquement très proche, mais au signifié ô combien différent :
*wadh1-.

Car *wadh1- véhiculait les notions de promesse, d'engagement.
Référence directe à la cérémonie du mariage, cette fois. A l'engagement entre les époux, à la promesse au centre de cette cérémonie.

Le vieux français gage (comme dans "le gage de bonne foi") en est un parfait dérivé, tout comme les gages le salaire promis - que l'on retrouve dans l'anglais wage, au sens équivalent.

Le verbe français engager s'engager en dérive.

Comme encore l'anglais mortgage : l'hypothèque (un droit accordé à un créancier, comme une banque, sur un bien - bien souvent immobilier, en garantie d'une dette).

Mortgage  - je n'ai jamais aimé ce mot - provient en fait du vieux français mort gaige, remplacé aujourd'hui par hypothèque.
Et signifie bien un "gage mort", car l'engagement des deux parties meurt (s'éteint) quand la dette est totalement payée ou, au contraire, s'il y a faute de paiement.

Et puis, il faut quand même bien le dire, c'est aussi sur cette racine *wadh1- que s'est bâti l'anglais...
wedding : le mariage.


Bon, moi j'aime bien la deuxième version...




Bon dimanche, bon semaine à tous, et...
... à dimanche prochain.




Frédéric

PS: vous prenez le train en marche ?
Vous tombez sur cet article, êtes stupéfait, ébahi devant tant d'audace et d'ingéniosité, et trouvez surtout son titre bien abscons ?
Voire simplement pas du tout abs ?

Tout comme il faut être deux pour faire un couple, il te faudra accoupler les titres de ce dimanche et du précédent pour en découvrir la nature profonde, Petit Scarabée...


dimanche 14 avril 2013

épouser une hypothèse, ou ...



Dans tous les cas, mariez-vous : Si vous tombez sur une bonne épouse, vous serez heureux.
Si vous tombez sur une mauvaise vous deviendrez philosophe, ce qui est excellent pour l'homme.

Socrate



Bonjour à tous !


Dimanche dernier, il était question des époux.

 

En ce dimanche, comme promis dimanche dernier, il sera question du … mariage.


Four Weddings and a Funeral,
Mike Newell, 1994


Très curieusement, ce mot qui évoque l'idée de marier, d'appareiller, de mettre ensemble, d'unir, de réunir, d'allier, d'assortir, d'épouser…
Très curieusement, donc, ce mot brouille, divise, sépare la communauté des linguistes !

Amusant ! Comme la religion qui est censée relier, et dont les hommes ne cessent de se servir pour se diviser, s'entredéchirer... Mais ça, c'est moins amusant.

Je vais vous donner ma version des choses, basée sur les écrits de Calvert Watkins, mais vous présenterai également l'autre thèse, histoire de vous laisser choisir celle qui vous plaira le plus…

Précisons une nouvelle fois que le proto-indo-européen est une langue hypothétique, dont nous ne pouvons plus retrouver que les racines. Tout comme souvent nous ne retrouvons plus que les fondations d'édifices antiques sous nos villes actuelles.
Qui dit "langue hypothétique", dit aussi hypothèses. Et parfois, comme c'est le cas ici, plusieurs hypothèses sont en présence. A vous donc d'épouser celle qui vous paraît la bonne...

Commençons d'abord par ce qui est communément accepté :
le verbe marier, attesté au 12ème siècle - l'expression "se marier" étant attestée en 1170 - provient du latin marītō / maritare : "marier", dérivé de marītus ("le mari").

Là-dessus, tout le monde semble d'accord...

Et c'est à partir d'ici que ça m, euh soulève des débats.

La première version, classiquement répandue, et par ailleurs défendue par Wikipedia, avec de belles références comme le Gaffiot ou le Lewis & Short, est que maritusle mari est un dérivé du latin mas, maris : le mâle, le garçon.

Le latin mas, maris est probablement à rattacher à la racine latine *man-, qui est, elle, issue de la racine proto-indo-européenne *man-1, ou *mon-, que nous avons traitée dans Manneken-Pis, yeomen et autres moujiks, et dont bien évidemment dérive l'anglais man : homme.

En étant taquin, on pourrait ainsi supposer que le latin marita (la mariée), est en fait la garçonne, ou encore la femelle.

L'autre version, à laquelle va ma préférence - est que le latin maritus est un composé de mari, et de -tus.

Composé latin issu lui-même d'un composé proto-indo-européen *marito-, bâti sur la racine *mari- (Pokorny la retranscrit *meri̯o-) suffixée en *-to.

La racine proto-indo-européenne *mari- désignait tout simplement - mais remarquons-le, parfaitement à l'inverse de la première théorie !! - non pas le jeune homme, mais bien… la jeune femme !

Quant au suffixe *-to, il permettait de former des adjectifs marquant l'accomplissement de la notion de base.
Si cette notion était verbale, ils créaient un participe
(par analogie, pensez au é de mangé, basé sur le verbe mangermanger -> mangé) ;
 si la base était nominale, ils marquaient alors la possession 
(pensez au u de barbu, basé sur le nom barbe : barbe -> barbu).

*mari-to (*marito-) signifierait alors, littéralement, "en possession d'une jeune femme", que l'on pourrait entendre comme "à qui il est fourni une jeune femme, une jeune mariée".

En d'autres mots, la condition dans laquelle se trouve le jeune marié Indo-Européen.
Si, pour suivre notre analogie, barbe = femme, on dirait qu'il est femmu.

- Mais, mais ??? Et la femme alors ?? *marito- ne s'applique qu'à l'homme ?

- Mais…oui, bien sûr !
Cette notion de mariage "égalitaire", où mari et femme ont finalement les mêmes droits, mais c'est tout à fait récent !

Pour les peuples de l'Antiquité, et a fortiori pour les Indo-Européens, chacun avait un rôle précis à jouer dans la société, comme dans la famille.
Et la femme n'épousait pas ! Enfin, quelle idée !
La femme était épousée, nuance.
Son père la donnait en mariage à un homme.

En ce sens, les sociétés anciennes pratiquaient déjà le "mariage pour tous" si difficile à comprendre par certains de nos amis Français.
Mais dans l'Antiquité, il fallait bien entendu comprendre que le mariage ne s'adressait qu'aux hommes.
Le mariage pour toutes, c'était une tout autre histoire…



Tout est magnifiquement synthétisé par Benveniste, quand il explique que dans les langues anciennes, les termes relatifs au mariage sont différents s'ils s'appliquent à l'homme ou à la femme.
Mais encore plus fort : les termes applicables à l'homme sont tous verbaux, alors que pour la femme, ils sont nominaux : l'action est faite par l'homme (la demande en mariage, la conduite de la jeune épousée dans sa nouvelle maison ; on dit encore de l'homme qu'il prend femme …), alors que la femme, elle, n'accomplit aucun acte, mais voit simplement sa condition changer : elle est, n'ayons pas peur des mots, l'objet de la transaction que représente le mariage.

Pour résumer un peu abruptement, "se marier", donc, c'est, pour nos illustres ancêtres, un verbe masculin.

- Hé là Coco ! Oui mais non ! Parce qu'en français, on parle bien de matrimonial, comme dans "régime matrimonial". Matrimonial, c'est relatif au mariage, et pourtant ça vient bien du latin matrimonium !
Et dans matrimonium, il y a māter, mātris, la mère ! La femme donc ! Et toc !!

- Ah bonjour, je me languissais de vos interventions.
En effet, matrimonial vient du latin matrĭmōnĭum, qui peut se traduire par mariage.
Certainement.
Et d'ailleurs, on retrouve matrimonio pour mariage dans d'autres langues romanes, comme l'italien ou l'espagnol…

MAIS - car il y a bien un "mais" - matrimonial n'est pas le dérivé attendu du latin pour mariage, au même titre par exemple, qu'oculaire l'est pour "oeil", ou paternel pour "père".
Que nenni !
"Marier" n'a évidemment rien à voir (rien : nada, niente, nitchevo, que dalle) avec matrĭmōnĭum, mais tire bien son étymologie, comme nous venons de le voir, de marītō / maritare.

Littéralement, matrĭmōnĭum désignait la condition légale de mater, de la mère, donc (tous les dérivés en -monium étant des termes juridiques) (Euh sauf peut-être harmonium ?).

Matrĭmōnĭum peut donc se traduire par mariage, mais dans un contexte bien particulier, selon un point de vue bien précis et limitatif, ne s'applique qu'à la femme, et n'évoque en tout cas pas la notion de mariage telle que nous la connaissons.

Et n'allez pas penser que matrĭmōnĭum fût simplement l'équivalent féminin de patrĭmonĭum, qui renvoie bien au pouvoir du père, le pater familias.
Ah non, car là on n'y est pas du tout.
Encore une fois, la "symétrie homme/femme" n'était pas de mise ; par conséquent le mot matrĭmōnĭum calqué sur patrĭmonĭum n'en n'était pas la transposition littérale au féminin.

Il faut savoir que matrĭmōnĭum s'employait dans des expressions comme dare filiam in matrĭmōnĭum : donner sa fille "in matrimonium".
C'est du moins ce que le père de la future épousée faisait.
Du haut de son pouvoir de pater familias

La jeune fille, quant à elle, pouvait parler de "ire in matrĭmōnĭum": "se marier" si vous voulez, mais surtout, plus littéralement: accéder à la condition de l'épousée : devenir... mère.
Devenir légalement la mater familias.

Mais donc, pas question de matrĭmōnĭum pour le jeune marié.



Allez, quelques autres dérivés de la racine proto-indo-européenne *mari- ?

Marital, bien sûr, ou les anglais marriage et to marry, passés outre-Manche par leurs correspondants en vieux français...


- Oui, mais… Il n'y a donc pas de racine proto-indo-européenne pour mariage, en fait !
C'est encore un de tes coups foireux !
- Excellente déduction - du moins pour ce qui est de la première affirmation. Qui est en fait une négation, mais n'ergotons pas…
 
En réalité, je n'ai pas tout dit : les linguistes sont prudents, mais semblent s'accorder sur l'existence d'une racine proto-indo-européenne désignant bien le mariage - et non plus le jeune marié.

Mais ici encore, les débats font fureur.


Et ça, c'est pour la semaine prochaine...





Bon dimanche, bonne semaine à tous.
Et… à dimanche prochain…!





Frédéric

______________
Ah oui, encore un mot ! Vous vous étonnez du titre de cet article? Il vous faudra attendre dimanche prochain pour en connaître la fin...
Le post s'étend sur deux dimanches ? Le titre fait pareil.
C'est nouveau, ça vient de sortir.


article suivant : ...hypothéquer son mariage?

dimanche 7 avril 2013

Des libations entre époux ? Est-ce vraiment responsable ?


article précédent : cousin, cousine



"Que d’époux ne sont séparés que par le mariage !"
Alfred Capus



Alfred Capus


Bonjour à toutes et toutes,


Il m'a semblé relever une pointe, un soupçon de déception de la part de certains d'entre vous causée par la brièveté de l'article de la semaine dernière

Mmmh ? 

Au moins, accordons-nous sur le fait que ce fut court, mais bref.


Que le post était trop court et/ou trop sec, ou bien que je vous ai malencontreusement et involontairement bien trop gâtés dans les posts précédents, dans un cas comme dans l'autre : pardonnez-moi !
(Je dois bien l'avouer : j'ai, sur ces entrefaites, quelque peu remanié le post incriminé, pour le rendre un peu plus sexy...)


Allons, repartons au turbin, et réinvestissons notre grand sujet sur les mots de parenté, qui arrive tout doucement à sa fin...

Au menu d'aujourd'hui, pas vraiment un mot de parenté à proprement parler.
Même si…

Enfin…

Bon, vous allez comprendre !


Nous avons déjà parlé de l'homme (Terre des hommes? Pléonasme!) et de la femme (Quel foin pour une femme en faon...).

Ou de la jeune mariée (Tu quoque, Brutis, belli-fili mi).

De la famille, aussi. (histoire de famille)

Mais jamais du mariage, ni du mari.

Ni même des époux, en fait…!


Alors, voilà: réparons l'omission !

Commençons par les époux :


Sarcophage étrusque des époux de Cerveteri

Epoux nous arrive du latin populaire *spōsus, altération du latin classique sponsus, participe passé substantivé de spondere "promettre solennellement".
Sponsus, c'est donc le promis, le fiancé

Juste une petite précision: phonétiquement parlant, le mot époux se calque sur *sposare, forme populaire du bas latin sponsare, au sens équivalent à spondere.

Le verbe latin spondeo / spondere provient d’une forme archaïque *spendo apparentée au grec ancien σπένδω, spendo ("faire une libation") ; le grec ancien σπονδή, spondê désignant précisément une libation, la libation qui accompagne la conclusion d’un contrat, et par extension, le traité ou le contrat mêmes, ou la trève, l'armistice découlant dudit traité.

Les membres de σπένδω bαλλετ
(oui, je sais, et je n'en suis pas fier)
(Mais ce qui est sûr, c'est que ces gens me glacent le sang)

- Eh coco, et le spondée alors ? C'est de la poésie, ça ! Rien à voir avec des libations !!
- Euh oui, c'est exact. Bonjour!

En poésie grecque et latine, le spondée c'est le pied !
Enfin, UN pied, un élément métrique donc, en l'occurrence composé de deux syllabes longues.

Pied

Le mot, avéré au XIVème siècle, est une altération du latin spondeus - emprunté donc au grec ancien spondê (oui oui : "libation").

EFFIC(E) UTINTEREA // FERAMOENERAMILITI/AI

AI, en bleu, représente ici le spondée final d'une scansion de Titus Lucretius Carus (Lucrèce)


D'autres exemples de scansions ?

La scansion du Mont Ventoux

La mort de Roland à Roncevaux (in la
scansion de Roland
)

Mesure de la scansion
(pour en déterminer le nombre de pieds)

Quand une scansion n'est pas
facile à scander, on parle alors
des troubles de la scansion

Et oui, les Compagnons de la Scansion, ici avec Edith Piaf

Mais diantre, pourquoi cette curieuse confusion entre un élément métrique de prosodie et un rituel d'offrande ? - me direz-vous.
Eh bien tout simplement parce que le spondée, par son rythme lent, rappelle … la mélodie lente et solennelle que l'on jouait ou chantait lors des … libations.
"Mélopée" me vient à l'esprit...

Re-précisons (nous en avions déjà parlé dans en attendant *gheu-*dyeu-) que les libations antiques n'étaient pas des beuveries au sens moderne du terme, mais correspondaient à un rituel religieux consistant en la présentation d'une boisson en offrande à un dieu, dont on renversait quelques gouttes sur le sol ou sur un autel.

Une libation

Mais donc, pour en revenir à notre sujet, les "époux" étaient ceux qui se promettaient solennellement l'un à l'autre, qui s'unissaient à l'issue d'un rite, d'une cérémonie formelle, religieuse.


- OK, c'est pigé. Mais c'est greco-latin tout ça, rien de proutindomachin derrière !!
- Je peux continuer ??

Le latin archaïque *spendo (faire une libation), ou le grec ancien spondê (libation), proviennent quant à eux… d'une …

racine proto-indo-européenne !

*spend-

... dont les signifiés étaient "faire une offrande", "pratiquer un rite", d'où "s'engager par un acte rituel".


Du proto-indo-européen *spend- nous avons hérité époux et spondée certes, mais aussi… répondre, et puis encore sponsor !

Répondre nous arrive, par l'ancien français respondre, du latin populaire *respondĕre, dérivé du latin classique respondēre.
Respondeo / respondēre étant construit sur spondeo (promettre) précédé du préfixe bien connu re(d)- qui s'utilise pour marquer le contraire (comme dans le français action), l'itération (comme dans "refondre"), ou l'augmentation ("raffermir")…
Ici, le préfixe porte l'idée de contraire, de retour...

Respondēre - répondre, donc, à l'origine, c'est plutôt "promettre en retour".

On en savoure toujours le sens original dans le mot qui désigne celui qui est tenu par sa promesse, ou à tout le moins son engagement, "celui qui en répond" devant une autorité : le… responsable.




Le sponsor, en anglais c'est aussi, dans une de ses acceptions du moins, celui qui prend sous sa responsabilité un apprenti, un novice, qui répond de lui.

Quant à correspondre, du latin cum respondēre, c'est littéralement répondre avec, entendez "être en rapport avec".




Bon dimanche, bonne semaine à toutes et tous …


- Eh oh !! Et "mariage", et "mari" alors ???
- Oh, mais comme je vous le disais, je ne tiens vraiment pas à vous gâter !

Ce ne serait pas sympa, hein…
Pas très éthique de ma part, non plus.

Et puis, surtout, je ne tiens pas à gâter ... votre plaisir !!

Une petite semaine de sept jours à patienter, et vous en saurez plus.

Plus que sept fois dormir.



… A dimanche prochain !




Frédéric