- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 8 septembre 2013

ceud mìle fàilte chez les Tokhariens (A)


article précédent : Dix petits Proto-Indo-Européens




Bonjour à toutes et tous.


Bon, rompons le suspense insoutenable créé la semaine dernière, et relançons-nous courageusement à la conquête de la racine proto-indo-européenne *deḱm̥t-.


Nous l'avions vu, *deḱm̥t- c'est dix.


Mais - pour reprendre précisément là où nous étions restés dimanche dernier -  sous une forme au degré zéro,
(entendez : où la voyelle pivot de la racine, ici - comme très souvent - un *e- disparaît)
 cette racine *deḱm̥t- s'est dérivée en une forme *-konta.

- *-konta? Mais enfin !! Comment peut-on passer de *deḱm̥t- à *-konta? OK, tu recommences à nous embobiner…
- Mais non (soupir).

Mais c'est vrai, ici vous allez devoir vous accrocher…

Pour passer de *deḱm̥t- à *-konta, on explique que sur la racine proto-indo-européenne *deḱm̥t- au degré zéro (*dḱm̥t-) s'est créée une forme suffixée *-dḱm̥-ta.

Cette forme *-dḱm̥-ta, dont la réduction (forme déclinée) est *-ḱm̥-ta, aurait existé sous une variante allongée, mais au degré o cette fois (donc prenant la voyelle o comme pivot):
*-dḱōm̥-ta.

Tout comme *-ḱm̥-ta serait la réduction de *-dḱm̥-ta, *-konta ne serait alors qu'une forme réduite, déclinée, de *-dḱōm̥-ta.


Bon, je sais, ça paraît alambiqué, mais en tout cas, cette variante *-konta nous a donné le suffixe latin -gintā, signifiant "dix fois".

C'est en utilisant ce suffixe que nous avons créé ces mots désignant les dizaines que sont par exemple quarante ou soixante

Ou tous ces mots en -génaire : sexagénaire, septuagénaire, octogénaire, nonagénaire


Prenons par exemple cinquante : il découle du distributif latin quinquegeni ("par cinquante"), basé sur quinquaginta‎ ("cinq, dix fois").

Et quinquagénaire, lui, procède du latin quinquagenarius ("contenant cinquante"), repris sur ce même quinquegeni


Et puis, soyons fous, il existe un autre mot basé sur à la fois sur "cinq" et sur "dix fois"…

Je vous laisse chercher ?

Vous avez dix secondes…







Top !

Trouvé ?


Oui : Pentecôte !

Cette fois, c'est par le grec πεντηκοστή (pentēkostē) que le mot nous arrive.

Nous pouvons le découper en penta ("cinq", voir Comment ça, "Charles-Quint au Pendjab" ?? Mais enfin, combien de verres de punch as-tu bu ?) et *-konta ("dix fois"), ce qui donne littéralement... cinquante.

Il faut ici l'entendre comme "cinquantième".

Le latin Pentecoste s'est calqué sur le grec, et désigne précisément le cinquantième jour après Pâques.

Originellement, le mot désignait la fête juive du don de la Torah, célébrée "sept semaines entières" ou cinquante jours jusqu'au lendemain du septième sabbat après la fête de Pessa'h ; ce n'est qu'à partir de 1671 qu'il est attesté comme désignant également la fête chrétienne, célébrée le cinquantième jour après Pâques, en mémoire de la descente du Saint-Esprit sur les apôtres.

La Pentecôte - 1484-1490, Lazzaro Bastiani
Tapisserie, Santa Maria della Salute, Venise


Mais, bon,  *deḱm̥t- est aussi à l'origine d'une autre racine proto-indo-européenne, très importante.

Sous une autre forme au degré zéro, cette fois suffixée en *-tom, *deḱm̥t- a donné le proto-indo-européen pour ... ... ... cent !

Oui: 100.

Cette racine, c'est *dḱm̥-tom-


Croquis des studio Disney pour un décor dans...
Les 101 Dalmatiens, 1961


Et par une réduction selon le même principe que celui déjà mis en oeuvre dans la réduction ...
de *-dḱm̥-ta en *-ḱm̥-ta ou
de *-dḱōm̥-ta en *-konta,
*dḱm̥-tom- a donné une forme déclinée...

*ḱm̥-tom.

Et c'est surtout cette forme, réduite, de la racine, qui nous est parvenue via les nombreux dérivés indo-européens signifiant "cent".

- Eh oh! Donc, mon coco, ce que tu essaies de nous dire, c'est que ce serait la MEME racine, sous une forme légèrement différente, qui aurait donné les mots pour dix et cent ??
- Euh, mais oui ! Parfaitement.


Alors, l'explication communément admise - et non réfutée par Mallory & Adams !! - qui permettrait de comprendre que la même racine dans une forme ou l'autre signifierait dix ou cent est tout simplement que la forme *dḱm̥-tom- ("cent") serait elle-même une forme abrégée d'une expression *dḱm̥t dḱm̥-tom-, que l'on pourrait traduire par "dix dix".
10 dix, 10 fois dix quoi...


Notre cent français, l'anglais hundred, le russe сто ("sto"), l'avestique satəm ... tous nous viennent de *ḱm̥-tom !

Encore plus fort : pour celles et ceux d'entre vous qui ne sont curieusement pas encore allés en Écosse, vous y voyez, à l'entrée des villages, un panneau marqué ceud mìle fàilte, que l'on pourrait traduire par "cent mille fois bienvenue".

Ceud, le gaélique écossais pour cent, en est lui aussi un fier descendant...




Allez, quelques dérivés de *ḱm̥-tom dans d'autres langues ?

Faites bien attention d'une part, au proto-celte, à l'ancien grec, au latin, et de l'autre au lituanien, au sanskrit, au perse... (je dis ça, j'dis rien)

  • lituanien : šimtas
  • proto-celte : *kantom
  • ancient grec : ἑκατόν (hekatón)
  • indo-iranien : *ćata ("sata")
  • sanskrit : शत ("śatá")
  • pachto : سل (səl)
  • kurde : sed / سەد
  • perse : صد (sad)
  • latin : centum
  • corse : centu
  • italien : cento
  • espagnol : cien, ciento
  • slovène : sto
  • tocharien (ou tokharien) A : känt
  • tocharien (ou tokharien) B : kante


Cette forme *ḱm̥-tom, mes amis, ça c'est du tout bon !
Du moins pour les linguistes spécialisés en proto-indo-européen…

Car - peut-être le savez-vous déjà - cette racine *ḱm̥-tom
- et surtout la façon dont elle a évolué dans les différentes langues indo-européennes -
a permis en son temps de mieux catégoriser et comprendre les processus de modifications phonétiques amenant cette différenciation du proto-indo-européen en toutes ses langues dérivées.

Ce n'est certes pas rien.

On distingue toujours, en évoquant les langues indo-européennes, les deux groupes de langues Centum et Satem, selon que les langues qui les composent présentent une palatalisation des consonnes vélaires originales du proto-indo-européen, ou pas.

Pour nommer ces deux groupes on a simplement repris les dérivés de *ḱm̥-tom en latin : centum, et en avestique: satem, l'un et l'autre étant un parfait porte-parole de leur groupe.

- une palatalisation des consonnes vélaires originales ? Tu't'fous d'ma gl hein ?
- Mais non, ne faites pas cette tête-là !

Les vélaires, ce sont les consonnes de type K, ou G, celles qui se prononcent depuis le voile du palais, "à l'arrière".

  • Si les consonnes sont restées vélaires dans la langue d'arrivée, on parlera d'une langue Centum.
  • Si les consonnes vélaires ont eu tendance à se palataliser - donc à se prononcer plutôt vers l'avant du palais - ou en d'autres termes, si un /k/ proto-indo-européen devient plutôt un /s/, alors on parlera d'une langue Satem.
    On parlera d'ailleurs, dans ce dernier cas, non plus de palatalisation mais carrément de satemisation !

    (bon, je schématise, hein...)

[Je vous l'avais dit, dans C'est alors que Jack Ryan proposa quelques After Eights au capitaine de l'Octobre Rouge, que la palatalisation, ça risquait de déchirer...]


Reprenez la liste des quelques dérivés de *ḱm̥-tom figurant quelques lignes plus haut...

Regardez :
  • quand le mot dérivé commence par une lettre se prononçant /k/ comme par exemple en proto-celte, en ancien grec, en latin, il provient d'une langue Centum
  • quand le mot dérivé commence par une lettre se prononçant /s/, il provient d'une langue Satem...


Cette distinction Satem-Centum est une magnifique isoglosse traversant les zones géographiques où se parlent les langues indo-européennes !

- mmmh ? Une isoglosse ?? C'est cela, oui... Tu en as encore d'autres comme ça ?
- Oh pardon, je m'emporte.

Une isoglosse (du grec γλῶσσα, glôssa, avec le préfixe iso- : "langue identique") est une ligne (imaginaire, hein) séparant deux zones géographiques qui se distinguent par un trait linguistique particulier.

Un autre exemple d'isoglosse ? Parmi les langues romanes, nous en connaissons une autre, célèbre : celle qui sépare les langues d'oïl des langues d'oc...

Pour en revenir à cette isoglosse Satem-Centum, elle sépare pratiquement parfaitement les langues indo-européennes en deux groupes :

  1. à l'ouest, les Centum : les langues italiques, celtiques, germaniques et helléniques,
  2. à l'est, les Satem : les langues indo-iraniennes, l'arménien, les langues balto-slaves (plus, vraisemblablement la branche daco-thrace des langues thraco-illyriennes - il faut quand même le signaler, même si ça risque d'en perturber plus d'un. Moi je n'en ai pas dormi pendant 3 jours).

En bleu les Centum, en rouge les Satem, et en rouge vif,
le point de départ supposé de la satemisation


- Euh oui, mais enfin on dit bien cent en français, "san", pas "kan" à ce que je sache ??
- Oui, bien sûr !
Forcément, les langues ont continué à évoluer. Les mots aussi...
Le français n'existait pas encore, à l'époque de la satemisation ; en revanche, le latin était bien présent, avec centum - à prononcer "kentum".


- Eh oh bonhomme, et les langues tokhariennes, on s'en tape ??
- Remarquable remarque !

Personnellement, j'aurais tendance à dire que "oui, on s'en tape".
Mais ce ne serait pas très gentil pour les Tokhariens (surtout les A).
(Relisez ce que les Tokhariens B faisaient aux Tokhariens A dans le post scriptum de Quand les hommes vivront d'amour. Vous y trouverez surtout une courte explication sur les langues tokhariennes - ou tochariennes - et leur découverte...)

En réalité, il faudrait plutôt chérir les Tokhariens (oh oui, même les B) car - vous pouvez le constater en relisant la liste des dérivés de *ḱm̥-tom plus haut,
(je vous avais dit de la lire, cette liste, et voilà, vous n'en faites qu'à votre tête, et maintenant, il faut bien que vous y retourniez pour la regarder ! Ah là là…),
les langues tokhariennes étaient des langues CENTUM !!
  • tokharien A: känt
  • tokharien B: kante

Eh oui, alors qu'elles se parlaient dans des régions nettement au nord-est de l'Inde, les langues tokhariennes sont Centum. Sur le petit schéma bleu-rouge qui représente l'isoglosse, elles sont bien là, en gris, sur la droite, à l'est donc...

Bluffant !

C'est d'ailleurs à partir de la découverte - relativement récente - de l'existence passée des langues dites tokhariennes que l'on a revu la théorie : jusque là, tout portait évidemment à penser que la distinction Satem-Centum était simplement d'ordre géographique, et qu'en gros :

Ouest = Centum, Est = Satem.


Ces braves Tokhariens (je parle surtout des A, mais bon, allez, aussi des B) ont à titre posthume permis de supposer qu'en fait, le phénomène s'apparentait plus à un trait aréal.

Qu'en d'autres termes, cette palatalisation - ou non - était plutôt liée aux influences mutuelles que des langues pouvaient avoir l'une sur une autre du fait des contacts de leurs locuteurs respectifs (contacts liés aux échanges commerciaux, aux guerres…).

On suppose ainsi que la palatalisation, la satemisation, est survenue comme une innovation, à partir d'un point de départ que l'on situe au nord de la mer Caspienne (en rouge vif sur le schéma), et que par contagion, elle a gagné les langues dont les locuteurs entretenaient des échanges étroits avec la ou les langues parlées dans cette fameuse zone au nord de la Caspienne.

Les Tokhariens, reclus dans leurs montagnes, n'ayant vraisemblablement rien à f. du côté de ces petits br...eurs de la Caspienne et n'ayant de toute façon aucun contact avec d'autres peuples, et s'en portant très bien comme ça, n'auraient pas suivi l'innovation… et auraient donc conservé le caractère Centum de leurs langues...

En résumé, et selon la théorie :
"Au début, le proto-indo-européen est non-palatalisé, les différentes langues qui finissent par se former sur la langue originale ne le sont toujours pas, elles sont "Centum".
Ces langues indo-européennes s'étendent progressivement au continent....
Et puis, comme ça, du côté du nord de la mer Caspienne, on commence à zozoter. Certaines consonnes, vélaires: K, G ...,  commencent à être prononcées S (ou CH, ou TS, on va pas chicaner). On a affaire là à un phénomène de palatalisation.
Cette nouvelle façon de prononcer les choses finit par être reprise dans d'autres langues, par contact.
Les langues qui n'ont pas subi cette influence seront dites Centum ; les autres, ayant opté pour cette innovation, seront dites Satem..."

- Ouais, c'est encore une fois du grand n'importe quoi ! On ne change pas sa prononciation comme ça !
- Peut-être... Pourtant les exemples abondent...

Encore récemment, une étude vient de montrer que certains habitants de Glasgow férus de EastEnders, une série télé censée se dérouler dans les quartiers populaires de Londres, commençaient à parler cockney comme les protagonistes de la série dans lesquels ils se retrouvaient !

On a ainsi constaté qu'ils commençaient à prononcer, comme de vrais Cokneys, le "th" de mots comme think et tooth comme un "f": fink, toof.

Et le "i" de mots comme milk ou people (piipeul) se transformait en "ou": moulk, poupeul.

Le générique de EastEnders


- Bon, admettons... Mais revenons-en aux dérivés de *ḱm̥-tomOn comprend que cent vienne de *ḱm̥-tom par le latin centum, mais quid de  l'anglais hundred ?? Aucun rapport, enfin !!!
- Oui, c'est juste, ça mérite une explication :

La racine *ḱm̥-tom se cache bien derrière l'anglais hundred, mais il faut chercher un peu pour la trouver :

hundred provient du vieil anglais hundred, basé sur le proto-germanique *hundaradą,
mot composé de ...
  • *hundą (c'est ici que vous voyez poindre le proto-indo-européen *ḱm̥-tom, le *ḱ proto-indo-européen pouvant devenir un h dans les langues germaniques), suivi de
  • *radą, qui évoquait tout simplement l'idée de nombre. Hundred, c'est le nombre cent.




Je vous souhaite, à toutes et tous, un très bon dimanche, et une très bonne semaine.

A dimanche prochain.
Au programme ? Ben, on ne va pas encore quitter les nombres...
Et peut-être pas encore tout à fait *deḱm̥t-...





Frédéric

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1 commentaire:

LeScrat a dit…

La palatalisation, on l’aura compris, ne signifie pas « vie de château » . Pourtant ce mot « château » est un excellent exemple de ce phénomène de palatalisation, passage du /k/ latin au /ʃ/ français.
Un autre exemple ? Prenons « Bruxelles » Pour une fois, les Belges du nord, du sud et de l’est palatalisent de la même manière quand ils parlent de leur capitale « BruSSel(l)(e) ». Jolie preuve que, comme l’écrit notre hôte, « cette nouvelle façon de prononcer les choses finit par être reprise dans d'autres langues, par contact ».
Les Français, quant à eux disent « Paris » heu non « Brukselles ».
Peut-on pour autant en conclure que le Belge est… royalement plus attaché au …palais que son voisin ? Pas sûr, puisqu’on dit « AuSSerre » et pas «AuXerre »  !! Allez comprendre !
Ce qui est certain, en revanche, c’est que si un orthophoniste vous annonce que votre bambin souffre d’une dyslalie (*) et en l’occurrence d’une antériorisation des phonèmes post-alvéolaires, qu’il fait de l’assibilation (phase ultime de la palatalisation)**, pas de panique ! C’est zuste très zavamment un seveu sur la langue.
Histoire de dédramatiser la chose, voici un petit jeu. PRONONCEZ "s" tous les sons « k » des phrases suivantes:
- J’adore, James, encore ! 
- La cuisse est l’endroit idéal pour plaquer vos coups
- Dans la carte, j’ai pas trouvé KO Paulo

Dans le kens inverke maintenant :
- Jamais je n’ai entendu une telle sonnerie



(*) A moins d’être sourd, qu’iriez-vous faire chez un orthophoniste si votre enfant parlait correctement,hein ???
(**) je n’en dors pas depuis dimanche dernier