- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 24 novembre 2013

Jouons un peu avec *per-1


article précédent: demain matin



- Marie-Sophie, je vous propose un jeu sur l'étymologie de la racine proto-indo-européenne  *per-1 
- Mais Jacques-Heeeeeenry, voyons, ici? Mais il y a du monde! 
- Oui, et alors mmmm? 
- Oh mais Jacques-Heeeeenry, Jacques-Heeeeenry!



Bonjour à toutes et tous!


En ce dimanche, continuons l’exercice commencé la semaine dernière, et intéressons-nous à quelques dérivés de la racine proto-indo-européenne *per-1.

Pour rappel, *per-1 devait avoir comme sens original "en avant", ou "au travers", sens qui s'est étendu par la suite à des notions comme "en face de", "avant", "tôt", "vis-à-vis de", "chef", "contre", "à côté de", "chez", "autour" …

Et toujours pour rappel, un dérivé important de cette racine, c’est le latin prō (ou, en tant que préfixe, prŏ-): à cause de, pour le compte de, pour, avant, à la place de, à propos de, selon


Sur le latin prŏ-, nous avons créé quelques mots dont l’étymologie n’est pas si immédiate ; en voici quelques exemples…

Commençons par … Oh, et puis non, vous allez le deviner!


Il s'agit de trouver un mot français, un nom commun féminin...

Je vous donne six indices...  Prenez votre temps à chaque indice ; lisez-les tranquillement, et essayez évidemment de trouver la solution en vous aidant du moins d'indices possible!


Et voici même - je suis décidément trop bon - un indice en image...

Le viaduc de Millau


Je lance le décompte...
6. 
Le mot dont je parle trouve sa source latine chez prōd-, une variante archaïque de prŏ-.

5.
On retrouve en latin un composé de prōd- et eo (aller), prōdeō, que l’on pourrait traduire par “avancer, paraître en public, sortir, aller de l’avant, progresser”.

4. 
Sur ce verbe s’est créé un comparatif, prodius: “au plus près, en s'avançant plus près

3.
Par le bas latin *prōdis, prodius est devenu en ancien français prode
Pour se transformer en … preux!
Oui, preux comme le preux chevalier: hardi, valeureux
Preux chevalier

2.
Le mot que je voudrais vous faire trouver, basé sur preux, désignait un acte de bravoure, de courage

1.
Désormais, il ne s’emploie plus que pour désigner un tour de force, comme dans le domaine technique …


Trouvé??


Oui: prouesse!

Et vous aurez fait le lien avec le viaduc de Millau, prouesse technique, évidemment.



C’est de la même source que nous arrive l’anglais proud (fier), à l’origine signifiant plutôt brave, galant


Tiens, et vous connaissez le féminin de preux?









Prude!

Eh oui, si le chevalier était censé être brave, hardi, vaillant, la gente dame, elle, était appelée à être sage, honnête, vertueuse... En un mot: prude!

- Oh, Jacques-Heeeeenry!


Allez, une autre devinette, avec cette fois cinq indices.

Mais d'abord, une petite introduction:

- Mais je, Ja Jacques-Heeeenry???

Il s’agit ici d’un verbe ou d'un nom commun anglais, étymologiquement composé de deux parties, et emprunté au français via l’anglo-normand.

Il provient toujours de notre racine proto-indo-européenne *per-1, par le latin, mais avec une petite nuance:
C’est sur le latin per- qu’il se base pour sa première partie, per- utilisé comme préfixe intensif et étroitement apparenté à prŏ-.


Une photo indice?



OK? Alors go go go!

5.
La deuxième partie du mot provient du bas latin *captiare, construit sur captus, lui-même de capio, capere (“prendre”).
Le verbe capio, quant à lui, est composé de co- et apio (“prendre”)
Il nous arrive de la racine proto-indo-européenne *kap-: saisir.

Une idée?

Continuons…

4.
Le per- latin est devenu en ancien français pour-.

3.
Et toujours en ancien français, le latin vulgaire *captiare est devenu… … … chacier.


Je continue?

- Ooh, Jacques-Heeeenry...

2.
Le mot donc, en vieux français, était pourchacier: chercher à obtenir, voire provoquer (pour obtenir quelque chose). C’était d’ailleurs le premier sens de ce mot anglais à trouver.

1.
Il a continué sa course en français, et - vous l’avez deviné - est devenu… pourchasser!

Quant au mot anglais, l’avez-vous retrouvé?


Oui, c’est … purchase! Acheter, acquérir… Ou achat, en tant que nom.
D'où l'image de l'entrée d'un shopping mall...

Sur le sens original de purchase s’est greffée la notion de “gain”, et de fil en aiguille, celle d’acheter!




Allez, encore un p't dernier...
Mais si, pour la route!

Il s’agit encore d’un verbe anglais, datant du 16ème siècle, construit sur de l’anglo-normand, calqué sur le français, basé sur le latin.

Rien de bien neuf!


Le bas latin *prōdis, celui-là même qui a donné le français preux, évoquait aussi la notion d’avantage, de profit.
Notez, rien de surprenant, le preux chevalier est aussi celui qui prenait l’avantage sur l’ennemi.

Cette notion de profit est passée dans un autre mot français, un peu désuet (quoique), que nous n’utilisons plus vraiment que dans une seule locution…

Pensez à preux, le mot en est proche...

2.
C'est sur ce mot français que se base le mot anglais à trouver...

Je vous laisse chercher?







Ce mot français, c'est ... 

Prou! (sans t)

Oui, le prou de peu ou prou: “prou” vous renvoie, à l’origine, à la notion de quantité, certes, mais gagnée, comme un avantage

1.
Le verbe anglo-normand par lequel le mot a traversé la Manche, c’est emprower.
Qui voulait dire faire profit, ou quelque chose comme ça.
Il s’est éteint en français, mais a bien continué en anglais, jusqu’à aujourd’hui, pour devenir… … …

Yes!:

Improve!

De l’idée originale de “faire du profit”, il en est venu à signifier "améliorer, faire des progrès"…


Trop fort!
- Mais c'est diiiingue! 
- Calmez-vous, maintenant, Marie-Sophie.


Allez, on continuera avec quelques autres dérivés de *per-1 dimanche prochain!



Bon dimanche à toutes et tous, passez une bonne semaine, et ...
A dimanche prochain!




Frédéric

dimanche 17 novembre 2013

demain matin

Carpe diem, quam minimum credula postero
Horace, in Odes, I, 11, 8 “À Leuconoé


Quintus Horatius Flaccus, -65 - 8


Bonjour à toutes et tous!

Au menu de ce dimanche, encore une racine proto-indo-européenne abordée lors d'un billet précédent (en fait lors de deux: C'est simple: trop souvent ensemble, on finit par être assimilé l'un à l'autre... et Karaton (Aksungur), contemporain d'Olympiodore, 412-422, en était.)


Cette racine, la voici, dans sa troublante simplicité:

*per-1


Mais attention, cette jolie petite racine cache (très) bien son jeu.

Je me demande d'ailleurs si ce n'est pas la première fois que je tombe sur une racine à ce point prolifique que je me dis que je ne pourrai pas la traiter entièrement. Et que je ne sais par où commencer...

Oui, c'est à ce point-là.

J’ai même pensé, à un certain moment, m’en tirer par une simple liste de dérivés.
Pour vous dire sur quelle pente je glissais…

Pour ne pas vous lasser, je crois que je vais cependant me contenter de vous en donner les principaux descendants, sans nécessairement entrer dans les détails.

Et encore comme ça, elle prendra plus d'un dimanche…!!

Si si, c'est du costaud.

En quelques mots, *per-1 est à l'origine d'une ch, euh, d'une flopée de dérivés, parce qu'elle a servi de base à des prépositions et des préfixes verbaux (ce qu'on appelle des préverbes), avec comme sens original "en avant", ou "au travers", et que ce sens s'est largement étendu à des notions comme "en face de", "avant", "tôt", "vis-à-vis de", "chef", "contre", "à côté de", "chez", "autour" …

Un vrai feu d'artifice!



Alors, on y va?

Il existe un dérivé important de cette racine, le latin prō
(ou, en tant que préfixe, prŏ-).

Qui voulait dire pas mal de choses: en tant que préposition (suivi d’un ablatif), prō, c’est selon le contexte: à cause de, pour le compte de, pour, avant, à la place de, à propos de, selon … … …

quid pro quo, pro rata, pro forma … ça vous dira quelque chose, inutile de vous les donner en français!!


Sur le latin prŏ-, nous avons créé quelques mots dont l’étymologie est intéressante, et peut-être aussi matière à réflexion…


Commençons par un mot composé latin, construit sur prŏ- plus un adjectif …

Mais avant de vous en parler, je dois remonter le temps…



Il était une fois, en proto-indo-européen, une racine *mer-1 qui devait signifier quelque chose comme vaciller (en parlant d’une source lumineuse), ou scintiller; vous voyez l’idée.

Cette racine, sous une forme allongée *merk-, nous a laissé, par le germanique *murgana ces mots qui désignent le “matin” dans les langues germaniques tels l’anglais morning ou le néerlandais morgen.



Vous l’aurez compris, étymologiquement parlant, le morning ou le morgen est ce moment où la lumière apparaît, la lueur du jour se fait, l’aube point, vacillante.

Soit dit en passant, sur le germanique *murgana, nous avons également construit … morganatique!
Morganatique, qui ne s’emploie à ma connaissance que pour qualifier un mariage (“mariage morganatique”), fait référence à une ancienne et charmante coutume germanique qui voulait que l’on fasse un don (une sorte de dot en fait) au clan d’une femme enlevée et/ou épousée le lendemain matin de son enlèvement.
Le terme de morganatique n'est utilisé que dans les cours allemandes et qualifie l'union entre un souverain et une femme de rang inférieur. 
Résultat d'un mariage morganatique



Il était une autre racine proto-indo-européenne qui, elle, désignait ce qui était “bon”:

*ma-1


Nous la retrouvons dans le latin manes!! Les Mânes, mais c’était les bons esprits, ceux des ancêtres qui veillaient sur vous!
Mais c’est aussi *ma-1 qui a donné le nom de la Déesse romaine de l’aube: Mātūta, Mater Mātūta!!

Parce que l’aube était considérée comme clémente, parce qu’elle annonçait un nouveau jour, plein de promesses…
L’aube ne pouvait être que bonne! Car elle prouvait que la vie reprenait, que le monde ne s’était pas arrêté pendant la nuit, que le soleil avait quand même décidé de revenir…

Si l’on devait baptiser Mātūta d’un nom français, eh bien ce serait Aurore!

Nous retrouvons encore dans nos expressions françaises et modernes cette équivalence <aube = bon>: ne dit-on pas “se lever de bonne heure” quand il s’agit de se lever tôt le matin? Partir de “bon matin”?

Mater Mātūta


Quoiqu’il en soit, de Mātūta provient le latin matutinum, neutre de matutinus: “matinal”.

Et matutinum nous a donné, vous l’aurez compris, notre français … matin!

Matutinal est d’ailleurs toujours la version littéraire de matinal.


De *ma-1 nous arrive aussi … mûr, maturité !
Toujours par le latin, en l’occurrence maturus: fait, mûr, mature, prompt, muri.
Mais aussi propice, opportun.
Oui, la maturité, c’est la qualité de ce qui arrive au bon moment


Et puis, vous vous en souvenez, nous avions, dans orientons-nous, découvert la racine *aus- associée à l'idée de "briller”, de laquelle dérive le mot “est” - l’est, c’est "là où ça brille” - ou encore le latin aurum: l'or, ou le français aurore.

Cette racine *aus- est aussi à l’origine du russe утро (“outra”): le matin.


Récapitulons:

  • *mer-1 / *merk- a donné morning ou morgen, le matin (l’aube, la lumière naissante)
  • *ma-1 a donné matin comme “le moment propice”.
  • *aus- a donné aurore, associée à l’est: “là où la lumière commence à briller”. 



Mais je dois encore mentionner une quatrième racine proto-indo-européenne sémantiquement liée à la lumière, évoquant plus précisément l’idée de répandre ladite lumière.

Selon Franco Rendich dans son Comparative Etymological Dictionary of Classical Indo-European Languages - Indo-European / Sanskrit - Greek - Latin, cette racine c’était…

*śvaś-.

Pour tenter de conserver un minimum de cohérence à mes propos, je me dois de vous dire que la retranscription des racines proto-indo-européennes telle que proposée par Rendich est vraiment intéressante, mais ne correspond pas à celle que j’emploie par défaut: celle de Watkins, qui a l’avantage sur beaucoup d’autres d’être “parlante”: le mot se lit facilement, et on peut également facilement deviner comment il va évoluer dans les langues dérivées…

Alors, je me suis permis un petit exercice de transcription de *śvaś-à la Watkins”; en voici le résultat: *ḱu̯as- que je ne peux hélas formellement vous garantir, mea culpa pour toute erreur…

Quoi qu’il en soit, cette racine *śvaś- / *ḱu̯as-(?) a servi, elle, à désigner le lendemain.
Ce jour à l’aube duquel la lumière recommence à se répandre sur la terre et nos travaux d’humains!

Nous la retrouvons dans le sanskrit श्वस् śvas: demain, le jour suivant, ou, toujours en sanskrit, dans śvastana: le futur.


Ca y est, vous êtes toujours avec moi?

  • *mer-1 / *merk- => morning ou morgen
  • *ma-1 => matin
  • *aus- => aurore, утро (le russe "outra")
  • *śvaś- / *ḱu̯as-(?) => śvas: le lendemain



Vous le savez (ou pas), en espagnol, mañana (basé sur *ma-1), c’est littéralement matin.
Mais aussi: demain!

Tout comme le néerlandais morgen: matin ou demain!

Et notre français demain, me direz-vous? D’où que quoi qu’il vient?
Eh bien oui, demain provient de matin. De la même racine *ma-1.
Demain est un dérivé direct du latin “de mane”: “du matin

En russe, demain c’est - un autre jour, certes, mais aussi - Завтра (“zavtra”).
Composé de за (za) & утро (matin).
La préposition за veut dire notamment derrière, au delà, après, durant
Demain, en russe, c’est ce qui vient après, ou avec le prochain matin.

Et en anglais? OUI!!
Tomorrow (demain) reprend la même construction que de-main ou За-втра: tomorrow est bien un composé: to-morrow, où to serait l'équivalent de notre français à dans à demain...

Morrow étant un très beau mot anglais, dérivé de *mer-1 / *merk-, et désignant le matin.
Il a laissé sa place à morning dans le langage usuel, mais se retrouve toujours en littérature, en poésie…


Ce que je voulais vous montrer, c’est le très étroit rapport entre la notion de “matin” et de “demain”.
Demain, pour un francophone, un hispanophone, un anglophone, un néerlandophone, un russophone … … (il y en a encore plein d’autres!) signifie toujours, d’une façon immédiate ou pas, “le matin”. Simplement, pas celui-ci, mais le suivant.


Je n’en ai pas fini!!!
J’arrive enfin à ce mot composé latin, construit sur prŏ- plus un adjectif dont je vous parlais en début d’article…

Car notre racine proto-indo-européenne *śvaś- / *ḱu̯as-(?) nous a également donné un mot latin pour “demain”: crās (le r latin provenant du *v/*u proto-indo-européen selon Rendich).

Sur crās s’est construit un adjectif (“de demain”): crāstinus.


Le voici donc, ce mot composé de prŏ- et d’un adjectif: prōcrāstinātiō, de prŏ et crāstinusprocrastination!



C’est en travaillant sur “procastination” que je me suis intéressé à toutes ces racines menant finalement à la même chose: à l’idée de matin. Ou de demain.


Un mot curieux, que ce “procrastination”!
Je ne le connais que depuis relativement peu de temps, peut-être moins de quinze ans …
Et je pense même qu’à l’époque où je suis tombé dessus, je le prenais pour un mot anglais retranscrit littéralement en français.
C’est le genre de mots que LinkedIn aime à vous sortir - si vous connaissez ce réseau professionnel? - et c’est peut-être sur Linkedin que je l’avais découvert…
Mais non, c’est en réalité un très vieux mot, qui nous vient en droite ligne du latin, et dont les deux composants remontent donc au proto-indo-européen…



La procrastination, c’est ce penchant à vouloir différer ce que nous avons à faire, cette tendance à remettre au lendemain ce que nous pourrions faire là, maintenant.

Penchant très ancien, probablement aussi vieux que l’homme…

Horace avait écrit à sa copine Leuconoé:
(à qui il écrivait souvent des odes, car elle n’avait pas trop le moral; il ne cessait de lui répéter que non, elle n’avait pas un prénom débile, et que d'ailleurs le prénom ne faisait pas tout …)
Carpe diem, quam minimum credula postero: Cueille le jour [et sois] la moins crédule [possible] en l’avenir, ce que nous traduisons souvent par cueille le jour sans te soucier du lendemain. (Ce qui ne veut pas dire tout à fait la même chose, mais bon...)

Eh bien déjà du temps d’Horace, certains aimaient à procrastiner, et s’en vantaient (et ne s'en portaient peut-être pas plus mal)!
Ainsi, ils parodiaient son déjà fameux Carpe diem en lui rajoutant crās!

Carpe diem crās: Cueille le jour, mais demain!!

Un peu l’équivalent de ce que nous dirions en français: Ne remets jamais au lendemain ce que tu peux faire le surlendemain.



Vous avez déjà porté des lunettes 3D, qui vous permettent de visualiser le relief d’un film au cinéma, une dimension perdue par la projection?



Eh bien en ce dimanche, je vous offre - ou plutôt nous vous offrons - une expérience extraordinaire, peut-être unique!
La possibilité d’aborder la notion de procrastination selon plusieurs canaux, plusieurs approches…
Un peu comme le font les verres polarisés de vos lunettes 3D

Nous sommes à plusieurs blogueurs, à l’initiative de mon ami Cyrille, à nous être entendus pour vous offrir une expérience multi-dimensionnelle!

Nous avons tous, chacune et chacun, travaillé dans notre coin sur le mot “procrastination”, et synchroniser nos blogs et vous offrir un feu d'artifice!

- Mais?
- Oui, je me répète. Ca pose un problème?

Pour découvrir ce que mes co-blogueurs auront donc réalisé sur “procrastination”, je vous invite à visiter leurs blogs respectifs!:


Merci à vous: Jennifer, Charles et Cyrille!




Et puis, bon dimanche à vous toutes et tous,
Passez une très bonne semaine, et…

A dimanche prochain!
Pour d'autres mots issus de la racine *per-1...





Frédéric

article suivant: Jouons un peu avec *per-1

dimanche 10 novembre 2013

Enfiévré, il recherchait la nappe phréatique en plein brouillard. Mais quel imbroglio!


article précédent: Une bonne pâte, ce satrape.



Bonjour à toutes et tous!


Dimanche dernier (voir Une bonne pâte, ce satrape.), nous avions découvert la racine proto-indo-européenne *pā- "protéger, nourrir".

Et j’avais conclu le billet en vous annonçant une suite, le sujet étant loin d’être épuisé…

Eh bien, la voilà, la suite!!

*pā- nous a donc donné le français “pain”?

Mais d’où, alors, nous vient l’anglais pour pain: bread??


Pour tout vous dire, nous avons déjà entrevu - oh, bien vite - la racine proto-indo-européenne à l’origine de “bread” dans un dimanche précédent: Tu quoque, Brutis, belli-fili mi., comme pouvant être à l'origine de l'anglais bride (la jeune mariée).


La racine proto-indo-européenne dont je parle, c’est


*bhreuə-


Il s’agit d’une racine verbale, dont le champ sémantique couvrait les notions de "cuire, bouillir, infuser, brasser, préparer du bouillon …"

Le terme brouet, d’ailleurs, nous en vient. “Aliment grossier, presque liquide”, apparenté au bouillon.

brouet

Et brouet, tout comme l’anglais bread, provient du proto-indo-européen par la voie germanique.

  • L’anglais bread, issu du vieil anglais brēad (nourriture, pain), est basé sur le germanique *braudam (nourriture cuite, pain au levain).
  • Quant à brouet, il nous arrive du germanique *brudam: le bouillon.


C’est sur ce même *brudam que nous avons construit l’anglais broth (bouillon).



C’est aussi de *brudam que nous arrive le latin vulgaire *brodum (bouillon), sur lequel nous avons créé non pas le français bouillon
bouillon nous arrive en fait du latin bullīre (bouillir), de bulla, la bulle. Mais oui, il s’agit des bulles qui se forment à la surface d’un liquide lorsqu’il … ben euh… bout -

mais bien…

brouiller!

Verbe attesté au XIIIème siècle, calqué sur le gallo-roman *brodiculare, de *brodicare, “brouiller, bouillonner”.

Hé oui! Brouiller, c’est étymologiquement bouillonner, ce qui a pour résultat de produire de la vapeur, du … … … brouillard!

brouillard


C’est ainsi, d’ailleurs, que de *brudam nous arrive imbroglio, l’embrouille!!

Imbroglio

Imbruglia

Et c’est toujours par le germanique, mais cette fois par la forme verbale *breuwan (infuser, brasser) que nous arrive, bien évidemment, l’anglais brew, de même sens.

Quelques produits de la brewery


Une variante de *bhreuə-, *bhrē-, s’est dérivée dans le proto-germanique *brēdan, qui évoque l’idée de chauffer, réchauffer.

Un peu ce que fait la poule qui couve ses précieux oeufs, en les gardant au chaud…

L’anglais to breed: élever, nous en vient!


Les allemands Bratwurst ou Sauerbraten sont également des descendants de *bhreuə-, toujours via un dérivé germanique *brēd-ōn: chair rôtie.

Sauerbraten

De ce même *brēd-ōn nous arrive le vieux français braon!

- Braon??
- Oui, braon!

Ce bon Frédéric-Eugène Godefroy nous apprend dans son Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXème au XVème siècle - édition de Paris, 1881, que le terme braon signifie jambon, partie charnue de la jambe (mollet, fesse) propre à être rôtie.



Mot perdu en français, mais conservé en anglais sous la forme brawn, qui se traduirait par fromage de tête

(ça, c’est vraiment pas pour moi)


brawn


Mais c’est à une autre variante de notre proto-indo-européenne *bhreuə-, *bhres-, que nous devons… …



braise!

De l’ancien français brese, issu, probablement via le vieux néerlandais, du germanique *bres, de même sens.
Nous avions encore le verbe braser en vieux français: embraser, consumer.

N’oublions pas braséro! (XVIIIème siècle), de l’espagnol brasero (tiens, j’aurais pas cru): “ustensile de chauffage en cuivre, monté sur pieds, rempli de braises”.


Sur une forme réduite de *bhreuə-: *bher-, s’est construite la forme suffixée *bher-men-, dont ne descend pas l’anglais barman, mais bien barm: levure, levain, fermentation.

barman

Mais cette forme *bhermen- s’est à son tour suffixée, pour devenir *bhermen-to.

De là, le latin ... fermentum: levure, sur lequel nous avons créé ferment, fermentation


Une forme allongée de *bher-, *bherw-, nous a quant à elle légué le latin fervēre: bouillir, fermenter

De fervēre nous arrivent… fervent, ferveur, fièvre, effervescence…!


- Bon, OK, on a capté. Mais donc, cette racine proto-indo-européenne *bhreuə- n'a pratiquement donné que des mots germaniques, repris éventuellement dans les langues romanes... Moi j'appelle pas ça du proto-indo-européen...

- Oui, remarque intéressante. Mais NON, *bhreuə- n'a pas donné que des mots germaniques, loin de là. On lui doit ainsi le sanskrit bhurváṇiḥ ("indomptable, bouillant").

Je peux continuer??


Et puis, une forme de *bhreuə- au degré zéro, suffixée en *n(e)n- pour donner *bhru-n(e)n- nous a légué, en anglais, l’archaïque bourn, ou burn, qui correspond à un ruisseau ou une sourcebouillonnant 

Nous retrouvons toujours trace de bourn/burn sous la forme bourn, bourne, burn, born, borne, dans de très nombreux toponymes d’Angleterre ou d’Ecosse.

Bournemouth, Dorset, dans les années 1890


Last but not least, cette notion de source bouillonnante, nous la retrouvons, basée sur une forme suffixée *bhrēw-r̥-, dans le grec ancien φρέαρ phrear: le puit.

D’où nous avons … puiséphréatique : relatif à la nappe d’eau la plus proche de la surface du sol.






Bon dimanche, bonne semaine à toutes et tous, et …
... à dimanche prochain! ...

... Pour traiter d'une racine délaissée, une laissée-pour-compte car déjà évoquée ici, sans plus…

Mais dimanche prochain, il y aura aussi au menu un petit extra, une nouvelle expérience rendue possible par l’Internet, je n’en dis pas plus!





Frédéric

article suivant: demain matin

dimanche 3 novembre 2013

Une bonne pâte, ce satrape.




"Avec les copains,
on partage son pain."

Vulgarité, humour et rimes riches, tome IV
F. Blondieau


Bonjour à toutes et tous!


Protéger quelqu’un”, dans un sens très large, peut se faire de bien des façons: en défendant cette personne contre les éléments ou des assaillants, en l’abritant, en la recueillant, ou encore en lui donnant à manger, en la nourrissant, pourquoi pas!

Il y a en tout cas une racine proto-indo-européenne pour tout ça:

*pā-


*pā-, en deux mots, ce serait "protéger, nourrir".


Via le germanique *fōdram, la racine *pā- nous a ainsi donné, par le vieux bas francique *fodar et enfin le vieux français feurre...  fourrage!


Vieux bas


Le fourrage, d’une manière générale, est une plante, ou un mélange de plantes destiné à l’alimentation des animaux.

Fourrage

Et selon Wikipedia, c’est bien le terme fourrage qui est à l’origine de fourragère, la fourragère n’étant encore, vers la fin du XVIème siècle, qu’une simple corde à fourrage portée autour de l’épaule par les dragons autrichiens.

Fourragère

Dragon autrichien

C’est Napoléon Ier qui lui donnera l’appellation de fourragère, en distinguant les hussards en jaune des artilleurs en rouge.


Artilleurs

Hussards


L’anglais fodder (fourrage), vient lui aussi de *pā- par le même germanique *fōdram.


Mais dans *fōdram se retrouvait encore la notion de protéger.

C’est un autre dérivé de *fōdram, le vieux bas francique, *fodr, qui est à l’origine, en passant par l’ancien français forrëure, de ce mot qui désigne la protection naturelle de certains animaux: leur… fourrure!

(Tiens, j'ai entendu une anecdote cruelle: un Ecolo qui avait abattu un ours parce qu'il portait de la fourrure...)

Et c’est aussi sur le vieux bas francique *fodr que nous avons créé, via l’ancien français fuerre, cet autre mot désignant un étui servant à protéger une épée par exemple: le ... fourreau.

Fourreau

Notre verbe "fourrer" signifie donc bien, étymologiquement parlant, "introduire dans un fourreau".


Une forme allongée de la racine proto-indo-européenne *pā-: *pāt- nous a quant a elle légué l’anglais food, nourriture!
Ainsi que le verbe to feed: donner à manger, alimenter.

Food est issu du germanique *fōd: aliment, et to feed du germanique *fōdjan: donner à manger.

Funny food art, ou jouons avec la nourriture


Encourager, favoriser, accueillir dans une maison euh.. d’accueil…
Il y a un mot en anglais qui correspond à tout cela: to foster.

Hé oui, l’anglais foster nous vient de *pā-, et plus précisément d’une forme suffixée de la variante *pāt-: *pāt-tro, dérivée dans le germanique *fōstra: nourriture.

Les foster parents, ce sont les parents d’accueil, les parents adoptifs, les parents… nourriciers!

Jodie Foster
C'est malin


*pā-, par une autre forme suffixée *pās-sko-, nous a donné…
paître, pâture, pâturage, tous provenant du latin pāscō: faire paître, nourrir.

Pâturages


Tout comme pâte! avec tous ses dérivés comme pâtissier, pâtisserie, évidemment!
Pâte, du latin pasta, de même sens ; pastum étant le supin de pāscō.

Notez, on pense aussi que le mot, tardif, aurait pu être repris du grec ancien πάστα, pasta ("gruau d’orge").

Aaaah des pâtes!!!


Un cas intéressant:
Sur le latin populaire *pascua, altération, par influence de pascua "nourriture" - pascua venant du verbe pāscō - nous avons créé … Pâques.

Alors qu’en fait, le mot en latin ecclésiastique est Pascha, qui n’a rien à voir avec la nourriture - mais alors que dalle - car repris du grec Πάσχα, páskha ("Pâques"), calqué sur l’hébreu פסח pesaḥ, nom de la pâque juive.

Et sur Pâques nous avons joliment créé … pâquerette (en 1553 quand même)!
Ainsi nommée parce qu'elle fleurit à l'époque de Pâques.

Vous vous attendiez à du lilas?


Et c’est toujours une forme suffixée de *pā-, cette fois *pās-tor-, qui nous a donné, sans surprise… pasteur, ou pastoral.

Le pasteur, avant d’être un ministre du culte, est un berger, un pâtre, celui qui mène aux pâturages.

Ah, elle est marrante aussi, celle-là

Scène pastorale, Abraham Bloemaert
(version non-censurée: par la suite la chèvre a disparu)


Et puis, et puis ... nous devons à une forme suffixée de notre racine, *pās-t-ni-, le latin pānis, le pain!!

La nourriture par excellence!
Du moins chez nous, ou du temps des Romains, pānis étant étroitement apparenté au latin pāscō (oui: faire paître, nourrir).

De *pās-t-ni- par le latin pānis, nous avons reçu le français pain, bien sûr!


Mais aussi …

  • pastille: à l’origine un petit pain, un gâteau, une galette.
  • ou l’italien pasto: le repas. Nous connaissons tous les antipasti, littéralement "avant le repas": les entrées, les hors-d’œuvre.
  • ou panade: de l’occitan panada: "soupe faite avec du pain".
  • ou encore panatela, de l'espagnol panatela, qui étymologiquement désigne une sorte de biscuit allongé.

Panatelas



Appâter?
Mais oui, l’appât n’est que la pâture que l’on met à des pièges ou à des hameçons.


De même le panier (1135) n’est à l’origine qu'une corbeille à pain, dérivant du latin panarium de même sens.




L’anglais pantry: l’office, le garde-manger, provient de l’anglo-normand panterie, de panetier: le boulanger, basé sur le latin tardif panarius, le vendeur de pain.

Pantry

Tiens, ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi on parle d’un boulanger? On aurait dû dire panier, non?
Boulanger nous arrive du picard, figurez-vous! De boulenc: "celui qui fabrique des pains ronds": boulenc est dérivé du francique *bolla ("pain rond").


Bon, sur pain nous avons créé, vous le savez, compagnon, ou copain
(copain n’étant, en ancien français, que le cas sujet de compagnon, comme gars l’était pour garçon - voir Un gars, une fille): 
celui qui partage le même pain.


Mais  - et ça c’est nettement moins connu - nous en avons également dérivé le mot …



apanage!

Nous n’employons plus guère ce mot qu’au sens figuré, comme "ce qui est le propre de quelqu’un ou de quelque chose, soit en bien, soit en mal".

Mais à l’origine, il désigne le domaine foncier propre d'un prince (ou d'un pair), dont ce dernier bénéficie du revenu.
Ce domaine, son propriétaire l’a reçu comme part d’héritage.

Apanage dérive de l’ancien français apaner ("nourrir de pain"), d’où son sens de "doter".


Autrefois le bézoard, aussi appelé "pierre de fiel" ou "perle d'estomac" était réputé pour ses propriétés anti-poison au même titre que la corne de Licorne.

Le bézoard (du persan پادزهر, pādzahr, "qui préserve du poison") est un corps étranger que l'on trouve le plus souvent dans l'estomac des humains ou des ruminants.

Bézoards


C’est une forme composée de *pā-: *pā-tor-, qui est à l’origine de l’iranien *pātar (et de l’avestique pātar-), et qui a donné le persan pād: "protéger de".


Et c’est aussi une forme composée *pā-won- qui se cache derrière … satrape!

Satrape, le "protecteur de la province", du grec σατράπης, satrápês, lui-même adapté de l'iranien xšaθrapā, du vieux perse xšaθrapāvan, signifie littéralement "protecteur du pouvoir".

Le satrape est le gouverneur d'une, d’une??

Hein, hein??

OUI!

D’une satrapie, une division administrative de l'Empire perse.

(British Museum) Stèle dite du satrape Kuyōn:
Un satrape reçoit un visiteur, et le salue par le formel
 "Cours après moi, que je satrape"; le visiteur devait alors
répondre, solennellement: "Le poisson aussi, ça satrape"



Enfin, il y a les agapes!
Les agapes? Mais c’est un repas partagé avec un esprit de fraternité.
En grec ancien, le pluriel αγαπαι désignait un repas fraternel.

Faites l’expérience: si vous en cherchez l’étymologie sur Internet, vous allez finir par tomber sur la mention “d’origine inconnue”.

Mystère!

Personne ne sait d’où le terme αγαπαι provient…

Personne!!

Pourtant, Pokorny, et à sa suite Watkins, précisent que le grec agapān ("accueillir avec affection") provient d’une forme composée proto-indo-européenne, où nous retrouvons *pā-: *m̥g-ə-pā-


Agapes



Bon dimanche, bonnes agapes dominicales à toutes et tous, et ... à dimanche prochain!

Le sujet de ce dimanche m’avait été soufflé par une ardente lectrice du blog qui se reconnaîtra…
Sujet encore loin d’être épuisé, car nous plancherons bientôt sur …

Oh, et puis, vous le verrez bien!!




Frédéric