- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 27 octobre 2013

Olga, seule avec un soldat, à Halloween ? Pas très catholique tout ça...


article précédent : j'irai beurrer sur vos tombes



Bonjour à tous.


En ce jourd'hui, non pas une racine, mais deux !!

*kailo- et *sol-

Même si - vous allez le constater - le champ sémantique de ces deux racines est assez proche ou se chevauche parfois, la première a plutôt germé dans les langues germaniques (forcément), alors que la seconde est nettement plus présente dans les langues romanes...

*kailo-              et                *sol-

 Deux racines bien différentes poursuivant un même but,
un peu comme
Danny Wilde et Brett Sinclair



Le mémorable générique de The Persuaders ("Amicalement Vôtre")


Mais je m'éloigne...


A *kailo-, la racine proto-indo-européenne *kailo-, donc, s'attachait la notion de "tout", de complétude...
D'intégrité, si l'on considère l'intégrité comme la qualité d'un "tout" dont rien n'a été enlevé, qui est toujours intact. Indemme en quelque sorte. 

Transmise par le germanique *haila, nous retrouvons *kailo-, via le vieil anglais *hālsum, dans l'anglais whole : entier, tout, "en un seul morceau"...

Ou encore dans l'anglais hale : vigoureux.
C'est ainsi que l'expression hale and hearty, littéralement vigoureux et robuste pourrait se traduire par bon pied bon oeil, en pleine santé, hearty apportant la notion de solidité, de robustesse...

Hail 
L'anglais hail, toujours construit sur *kailo-, s'utilise dans une de ses acceptions comme marque de salutation : "salut" : Hail Mary, c'est simplement Ave Maria...

Curieux ? 
Mais non, pas du tout ! 

Notre français "salut" vient bien du latin salūs, "salutation", certes, mais qui évoquait également la bonne santé, le bien-être : c'est ce que vous souhaitiez à la personne que vous saluiez ; nous l'avons oublié...

Et hail se fonde, lui, sur le vieux norrois heill : en bonne santé.


Le latin salūs provient lui de notre deuxième racine *sol-, dans le champ sémantique de laquelle se mêlaient les notions de "tout" et de solidité, d'intégrité, et donc aussi de bonne santé.

C'est donc de *sol- que nous avons tiré salut, mais aussi salutaire, ou salubre.

Tous via le latin salūs, donc, dérivé - ici on s'accroche - d'une forme suffixée au degré zéro de la variante *solə- de la racine *sol- : *sl̥ə-u-. (Le *l̥ deviendra un ol en latin.)

Quant à sauver, ou sauf (celui de sain et sauf), ils nous arrivent d'une autre forme de la racine : *sl̥ə-wo-, par un proche cousin de salūs, le latin salvus : tout, sauf, en bonne santé, indemne...


Oh, mais *sol- ne nous a pas donné que ça !!

Une forme suffixée *sol-ido nous a ainsi donné, par le latin solidus (solide) : solide, consolider, et ... soldat.

- Ben oui, normal, un soldat ça évoque la force, la solidité...
- Peut-être, mais ce n'est pas ça qui en fait un descendant de *sol-.

C'est bien de la forme suffixée *sol-ido que soldat dérive, mais parce que le soldat est un combattant à la solde de quelqu'un.

Soldat vient du latin médiéval soldarius : le soldier, celui qui reçoit une solde.
Solde étant un dérivé du latin solidus, désignant une ancienne pièce de monnaie romaine utilisée dans l'empire byzantin.

"Solidus" parce que franchement solide !

C'était pas une pièce pour les mauviettes, le solidus : il était - du moins au début - frappé dans 4,5 grammes d'or pur !

Solidus

Et, vous vous en doutez, c'est de ce solide solidus que nous vient aussi... sou !
Notre valeureux sou, disparu de nos porte-monnaie, et qui n'existe désormais plus que dans nos mémoires et expressions populaires...


Mais c'est aussi de *sol- que nous vient seul, solitaire.

Eh oui, sans tomber dans la philosophie de comptoir, la notion de "tout" va de pair avec celle d'unicité.
Si je suis "tout", je suis forcément seul...

Solennel ?
Mais oui, aussi de *sol-, via une forme dialectale dédoublée *soll-o- ! Et hop !

Solennel, de l'ancien français sollempnel (1250), de solene (1190), du latin religieux solennis, du latin classique sollemnis.


Et sollemnis ? Mot composé de sollus ("tout, seul") et (probablement) annus ("an").

Ce qui est solennel n'est, étymologiquement parlant, que ce qui revient une fois par an, ou chaque année.


Et puis, *sol- nous a donné solliciter !!

- Mais enfin, quel rapport ??
- C'est encore cette forme dialectale *soll-o- qui en est l'ascendant, en donnant le latin sollus : tout, en entier, intact.


Solliciter provient du latin sollicitare (notamment "exciter, remuer, inquiéter"), lui-même issu de sollicitus ("tout remué").

Et sollicitus (du verbe sollicitō : ébranler, agiter, secouer fortement) est composé de citus ("mu, mis en mouvement, poussé") et de ... sollus.
CQFD.


Et insouciant ? Celui qui n'a pas de soucis ? Hein hein ?
Souci est le déverbal du verbe (se) soucier, issu de ce même latin sollicitare, ici aux sens de "tourmenter, préoccuper".


Trop fort, *sol- !


Mais ce n'est pas fini ! Nous lui devons aussi ...

...

catholique !

Issu, en passant par le latin catholicus, du grec ancien καθολικός, katholikós ("général, universel"), composé de katá ("complètement") et holos : le tout.

Ici, c'est une forme suffixée de *sol- :*sol-wo- qui est à l'origine du grec holos.

- ben mon cochon !?
- oui, et ce n'est pas fini...


Tout comme *sol-, *kailo- véhiculait la notion de santé.

La consonne proto-indo-européenne *k devient généralement un h en anglais...
De *kailo- nous arrive l'anglais ... health, la santé ! Par le germanique *hailithō...

Ou heal : recouvrer sa santé : guérir.

Mais la notion de complétude attachée à *kailo- en a également fait l'ascendant du mot anglais pour "saint" : holy !!
La sainteté serait ainsi, vue par *kailo-, comme un état de complétude, de perfection...


Holiday, les vacances, le congé, est bien littéralement "holy day" : jour sacré.
Ca correspond d'ailleurs assez bien à l'idée que je m'en fais...

A l'origine, la notion de holy day s'appliquait à certains jours particuliers dédiés aux commémorations religieuses; ce n'est que par la suite qu'elle s'est étendue à nos chères vacances...

Les Grandes Vacances, Jean Girault, 1967


Un pauvre poisson qui faisait les frais des holy days, car c'était particulièrement à ces moments qu'on le consommait, c'est le flétan.

D'où son nom anglais : le halibut ! Le "poisson plat sacré".
Créé sur le moyen anglais haly ("holy") et le désormais obsolète butt, désignant un poisson plat

Flétan, ou
comment passer d'un poisson plat à un plat de poisson


Quelques prénoms créés sur *kailo- ?

Souchés sur le germanique *hailaga, nous avons...
Helga, Oleg, Olga : tous des prénoms évoquant la sainteté, créés sur le vieux norrois Helge / Helga : saint, sacré.
J'ai pourtant connu une Olga que je n'aurais pas vraiment qualifiée de sainte...
Quoique, finalement, sacrée Olga l'aurait assez bien définie...


Et puis - et c'est surtout là que je voulais en venir, ben oui - notre racine proto-indo-européenne *kailo- nous a légué...

...

...

Halloween !

Mot qui n'est que la contraction de "All hallows' eve", désignant la veille du jour de tous les saints.
La veillée de la Toussaint, quoi !

Le verbe to hallow: sanctifier descend lui aussi de *kailo- par le germanique *hailaga, sur lequel s'est souché un verbe dérivé *hailagōn, qui a débouché sur le vieil anglais hālgian : consacrer, vénérer, bénir.

- Mais euh, Halloween, c'est pas du gaélique alors ?? Et p'is, c'est chrétien donc ?
- Oui ! Enfin, non !

Le terme provient bien de l'anglais le plus pur, et n'a strictement RIEN de gaélique - oui, je sais, c'est dur - et est bien d'origine chrétienne.
Et si jamais vous voulez savoir comment s'appelle Halloween en gaélique écossais, par exemple, eh bien c'est Oidhche Shamhna ("OY-cha-HOW-na", le ch se prononçant comme dans loch) : tout simplement et littéralement la nuit de la fin de l'été
Rien à voir avec Halloween.

Non mais.

Mais ce n'est qu'à partir du VIIIème siècle, sous les papes Grégoire III (731–741) et Grégoire IV (827–844), que l'église catholique introduisit la Toussaint en date du 1er novembre, opérant ainsi un syncrétisme avec les fêtes celtes de Samhain.

La Toussaint, ou All Hallows' Eve / Halloween n'est en réalité que la énième christianisation d'une fête traditionnelle, en l'occurrence donc le Samhain celte (à prononcer "sawinn" ou "sowinn"), mot tiré du vieil irlandais et qui signifie littéralement "fin de l'été".

Halloween

La fête du Samhain correspondait donc, par définition, à la fin de l'été - cette fois-ci, tout le monde devrait avoir compris - mais aussi à la fin de l'année selon le calendrier celtique, moment très particulier où le monde des morts était très (très) proche de celui des vivants...

Au point que certains locataires du monde d'à côté pouvaient se glisser parmi nous, si vous voyez ce que je veux dire...

Une façon de les faire fuir et les faire regagner LEUR monde ?
Mais en leur faisant peur !
En se masquant et s'affublant de choses épouvantables, selon la conception: "si ça VOUS fait peur, ça doit aussi LEUR faire peur". Imparable.

Mais d'autres vivants se montraient nettement plus civilisés : en Bretagne, terroir celtique, puisque les âmes des morts revenaient à la veille de la Toussaint, alors, avant d'aller se coucher, eh ben on leur laissait de la nourriture sur la table, ainsi qu'une bûche allumée dans le feu pour qu'ils puissent se chauffer.

Personnellement je préfère nettement cette façon de faire...

J'ai aussi lu que le fameux "Trick or treat" est tiré de la tradition irlandaise, selon laquelle un homme conduisait une procession pour prélever des contributions chez les fermiers (le denier du culte celtique ?), de peur que leurs récoltes ne soient endommagées par les démons...


Trick or Treat



Bon dimanche, bonne semaine, et bon congé / bonne fête de Sahmain / Toussaint à tous !




Frédéric

(et à dimanche prochain.)

article suivant : Une bonne pâte, ce satrape.

dimanche 20 octobre 2013

j'irai beurrer sur vos tombes


article précédent: des truffes sous le tumulus



Bonjour à toutes et tous!


OUI, continuons sans délai sur la racine *teuə-₂ que nous avions lâchement abandonnée la semaine dernière

Une version suffixée en *-ro- de notre racine proto-indo-européenne *teuə-₂, au degré zéro: *tū-ro-, se cache derrière le grec τυρός, tūros: fromage.

Surprenant?

Oui et non…

Cela devient en tout cas un plus compréhensible si l'on pense à l'idée du lait qui coagule, qui "enfle" pour donner le fromage

Bon, maintenant, je peux parfaitement en convenir: que notre racine *teuə-₂ ait donné le grec tūros, tout le monde s'en tape.

Oui, jusqu'au moment où, pantois, vous découvrez que le mot grec βούτυρον, boúturon, composé de βοῦς, boûs ("vache") et de notre τυρός, turόs ("fromage") - donc, littéralement: "fromage de vache", s'est dérivé dans le latin butyr, qui nous a donné … … … beurre!!



La Motte de beurre, Antoine Vollon, 1833 - 1900


Et il est également possible que ce soit cette variante *tū-ro- (ou précisément le participe *tūros-: enflé, coagulé, bouché) qui ait donné le latin -tūrāre, que l'on retrouve associé à ob- (autour) dans le verbe obtūrō, obtūrāre: obturer.

Obturer, c'est en quelque sorte, et étymologiquement boucher en gonflant

Obturateur


And now, for something completely different:
Connaissez-vous les paradoxes sorites?

Appelés ainsi car le premier desdits paradoxes est le paradoxe du tas.
Et que l'adjectif sorite est dérivé de sõros qui en grec ancien signifie, ben... "tas").

Ce paradoxe fut formulé au IVème siècle av. J.-C. par Eubulide, affilié à l'École mégarique, et tend à démontrer l'impossibilité qu'il y a à constituer un tas par l'accumulation de grains.

Bon, faut pas lui en vouloir. Etre baptisé Eubulide ne présage rien de bon, mais c'est surtout le signe d'absence d'amour de la part des parents.

Alors voilà, vous savez comment ça se passe: on commence à fréquenter les petites crapules du coin, on va graver son nom dans le pli des tuniques des Caryatides de l'Érechthéion, on jette de la pâtée pour chien aux Cyniques - ah ça c'est vraiment comique - et on finit, par dépit d'avoir lamentablement raté ses études, par entrer dans une soi-disant école (une boîte à bac pour les dévoyés, d'où son nom, basé sur "je m'égare") dont la seule vocation est de soutirer un maximum de pognon à des tribus de gogos, et à passer son temps à emm. son monde avec des paradoxes à la con.

Les Caryatides


Un paradoxe sorite s'appuie sur le raisonnement par récurrence et sur le flou sémantique inhérent aux définitions des mots du langage usuel.

- Maisje?
- Oui, le monsieur veut juste dire que dans ce genre de paradoxes, l'astuce est de jouer avec les mots, ou plutôt leur manque de précision: "c'est quoi un tas?"
"Voici un grain, isolé. Et j'entasse grain sur grain: à partir de quand a-t-on un tas de grains?"
"Combien de grains faut-il pour constituer un "tas de grains"?"

Vu que la définition de "tas" n'est pas précise, on ne peut jamais dire qu'on a, à un certain moment, affaire à un tas de grains, malgré le nombre de grains que l'on entasse...

L'énoncé du paradoxe:
  • un grain isolé ne constitue pas un tas.
  • l'ajout d'un grain ne fait pas d'un non-tas, un tas.

On en déduit que:
  • l'on ne peut constituer un tas par l'accumulation de grains

Si l'on postule maintenant que:
  • Un tas reste un tas si on lui enlève un grain.

Alors, considérant un tas, on peut en déduire par récurrence que:
  • un grain unique ou même l'absence de grains constitue toujours un tas.

C'est proprement fascinant.
Et vraiment utile.

Tout ça pour vous dire que le grec sõros (le tas, la pile) nous arrive d'une variante suffixée de *teuə₂-: *twō-ro-.


Et ça, c'est pas un tas de grains, peut-être?


Et c'est toujours cette forme *twō-ro- qui est à l'origine du mot pour fromage blanc dans pas mal de langues slaves et germaniques:

L'anglais quark (sorte de fromage blanc; il faut suivre) provient du moyen haut-allemand Quark, qui s'écrivait quelques siècles auparavant sous la forme Quarck, mais aussi appelé twarc, dwarg, quarc, quargel ou même zwarg.

Et qui provient du vieux slavon d'église tvarogŭ: lait caillé, fromage blanc.

En bas-lusatien (oui, c'est assez pointu), le quark est connu comme le tvarog.
En polonais? Twaróg.
En russe? творог ("tvarog").
En tchèque ou en slovaque: tvaroh, désignant toujours le "lait caillé".

Au Danemark vous pourrez demander du kvark (enfin, si vous le voulez vraiment).
En Norvège et en Suède, ce sera du kvarg.

Quark


Mais notre racine *teuə-₂ n'a pas encore fini de livrer ses trésors, et de nous étonner…

Une forme suffixée en *-mn̥- de la racine: *twō-mn̥ nous l'a fait passer dans le grec σῶμα, sỗma!!
Oui, sỗma le corps!

Le corps, c'est ce qui est constitué de matière, qui est solide, tangible ; soma c'est le corps dans sa notion de réalité physique, fait de chair, épais
Et bon, parfois, oui, il est aussi enflé.
(chair épais, c'est pas un roman de Tolstoï ça?)

De sỗma nous avons tiré, bien entendu, l'adjectif somatique: "relatif au corps dans sa dimension physique, par opposition à sa dimension psychique".


Allez, c'est pas fini!

Une forme allongée et au degré zéro de *teuə-₂: *twə-wo- se retrouve dans le grec saos, sōs: sain, en bonne santé.

Oui, la racine véhiculait aussi une notion de "force", associée à ce qui est épais, massif, trapu.
Un verbe s'est créé sur saos, sōs: sōzein, avec comme signifié "sauver, protéger".
(Qui sauve ou protège parce que "fort")

La créosote est une substance découverte entre 1830 et 1832 par le chimiste allemand Karl von Reichenbach.

Karl von Reichenbach, 1788 – 1869

On la trouve par exemple dans le dépôt croûteux déposé par les fumées circulant dans une cheminée ou contre une paroi froide.

Créosote

Le mot créosote vient de l'allemand Kreosot, formé sur sōzein accolé au grec kréas (chair, viande), la créosote se présentant comme une matière pâteuse, épaisse, aidant - notamment - à conserver le bois.

La créosote de goudron de houille (non, ne cherchez pas la contrepèterie) a été le conservateur du bois le plus utilisé dans le monde!
Principalement pour les poteaux téléphoniques et les traverses de chemin de fer ou des bois de marine.

Traverses créosotées

L'immonde Mister Creosote, dans
Monty Python's The Meaning of Life, 1983


En théologie chrétienne, il existe un mot pour désigner l'étude des différentes doctrines du salut de l’âme:

La sotériologie!

Du grec ancien σωτηρία, sôtêria ("salut"), composé de sôtêr, σωτήρ ("sauveur") avec le suffixe -ία.
Sôtêr, σωτήρ ("sauveur", donc), à rapprocher de notre verbe σῴζω, sốizô ("sauver"), basé comme nous l'avons vu sur la variante *twə-wo-.


Enfin (oui, là, on aura vraiment fait le tour de *teuə-₂!!), c'est probablement par une forme allongée et nasalisée: *tu-m-b(h)-, ou alors tout simplement par une forme allongée au degré zéro *tum-, que *teuə-₂ nous a donné, par le grec tumbos, le mot ... tombe.

Le mot grec ne désignant pas une fosse, un trou, mais bien une levée de terre, une colline, un monticule. Un tumulus, quoi!


Ca devait arriver...



Je vous souhaite, à toutes et tous, un très bon dimanche, une très bonne semaine!

A dimanche prochain!




Frédéric

dimanche 13 octobre 2013

des truffes sous le tumulus


article précédent: reliques, délits et lipogrammes



Bonjour à toutes et tous!


Dimanche dernier, nous avions entamé un sujet sur les "laissés-pour-compte": toutes ces racines proto-indo-européennes évoquées dans l'un ou l'autre billet, mais pas vraiment traitées


Aujourd'hui, je me penche sur une racine abordée dans des mille et des cents

*teuə-₂

Rappelez-vous: c'est elle qui est derrière le thousand (mille) anglais, via le proto-germanique *thūs-hundi: "cent gonflé".

*teuə-₂ (ou *teu-) véhiculait l'idée de "gonfler, enfler".

Cette racine est extraordinaire! 
(Même si, comme vous allez le voir, nous nous serions volontiers passés de quelques-uns de ses descendants tirés du vocabulaire médical)

Encore une fois, vous allez être surpris de tous les mots que nous lui devons, qui n'ont de prime abord aucune relation - mais alors aucune! - entre eux…


Commençons par un mot issu de *teuk-, une forme allongée de la racine *teuə-₂.


Forme allongée, Agustin Cárdenas


En proto-germanique, cette forme *teuk- est devenue *theuham, pour virer à thēoh en vieil anglais, et donner enfin… thigh en anglais moderne. 

Thigh: la cuisse, cette partie enflée de la jambe.

Un des incroyables dessins sur cuisse de
Jody Steel


Dites-moi, connaissez-vous le tolet
Si oui, c'est peut-être que vous avez tâté de l'aviron: le tolet, ou échaume, c'est cette tige en fer ou en bois que l'on enfonce de la moitié de sa longueur sur le plat-bord d'une embarcation, dans un renfort nommé très subtilement toletière, pour servir de point d’appui à l’aviron.

Je n'ai hélas pas pu retracer l'étymologie de tolet en tant que tel, mais je peux vous dire que son pendant et cousin anglais thole, lui, provient d'une forme suffixée au degré zéro de notre racine *teuə-₂: *tu-l-, transmise par le germanique *thul-, pour donner le vieil anglais thol(l): "gonflement, grosseur".

On peut, me semble-t-il, supposer que notre français tolet vient du germanique *thul-, en passant peut-être par l'anglais, langue de longue tradition maritime…

Tolets


De cette même forme *teuk-, nous avons hérité tylose, basé sur le grec tulos: callosité, cor.


Mais une variante de *teuk-, allongée et au degré zéro: *tūm-, par le germanique *thūmōn-, s'est dérivée dans ce mot anglais qui désigne étymologiquement "le gros doigt": thumb: le pouce! 
Via le vieil anglais thūma, de même sens.





Le proto-indo-européen *tum-ē- était, lui, une forme suffixée de *tūm-, utilisée comme verbe d'état (en d'autres termes exprimant un état, pas une action).

Le latin tumēre: gonfler, ou être gonflé, ou même, au sens figuré, être fier, en est issu.
Et c'est sur tumēre que nous avons créé ces termes médicaux que sont tumescent, tuméfaction (le gonflement anormal d'un tissu ou d'un organe), tuméfier, ou ...

tumeur.

Quel horrible mot… 
Comment voulez-vous apprécier un mot qui ne cesse de vous dire "tu meurs"?? Brrr…


Mais bon, dans un autre registre (quoique…), une autre forme de la variante *tūm-, cette fois suivie du suffixe *-olo- pour donner donc *tum-olo- nous a offert un mot pour désigner une excroissance, certes, mais cette fois dans le paysage: le tumulus
Du latin … tumulus, et désignant une éminence artificielle, circulaire ou non, recouvrant une sépulture.

Et puis, il y a encore une autre forme allongée de *teuk- au degré zéro, *tūbh-, qui s'est dérivée dans le latin tūber: bosse, grosseur

C'est de tūber que nous vient protubérance, mais aussi ... ... tubercule!
Le diminutif tuberculum signifiant à l'origine une petite protubérance.

D'ailleurs, pour en revenir au vocabulaire médical, tuberculose, c'est littéralement la maladie de la petite tumeur...

Mais passons vite à tubercule:
Ce n'est qu'au début du XIXème siècle que tubercule en est venu à désigner une racine enflée, bombée

En botanique, les tubercules sont des organes de réserve, généralement souterrains, assurant la survie des plantes pendant la saison d'hiver ou en période de sécheresse. C'est pour cela qu'il sont renflés: par l'accumulation de substances de réserve.

Tubercules de topinambours


Et c'est aussi du latin tūber que nous arrive truffe
Par l'expression terrae tuber, que l'on pourrait traduire littéralement par "enflure de terre"!

Je ne peux m'empêcher d'imaginer un dialogue entre un fermier et un marinier, tous les deux bien entamés:
- Va t' faire voir, marin d'eau douce!
- Ta g*l', enflure de terre!

Truffe désignant bien entendu ce champignon si particulier, et au goût tellement prenant...

Truffe noire

... ou aussi, bien évidemment l'appendice nasal du chien

Mon chien et sa truffe


Le saviez-vous?
Le mot truffe a aussi été utilisé pour désigner … la pomme de terre
Mais oui, au XVIIème siècle, par les botanistes!

En fait, la pomme de terre, originaire des Andes, a débarqué en Espagne au XVIème siècle.
Et de là s'est progressivement répandue en Europe.
C'est évidemment à sa ressemblance avec la truffe qu'elle doit d'avoir été appelée la petite truffe en italien: tartuffoli, dérivé de tartufo, la truffe.

Par la Suisse, l'italien tartuffoli est passé à l'allemand Tartuffel, pour devenir Cartoffel, et enfin ... Kartoffel!

Et, à noter, on retrouve encore la dénomination cartoufle dans certaines régions françaises!!

Quant au russe картофель (cartofil'), pomme de terre, il n'est que la pâle copie de l'allemand Kartoffel, il faut bien l'admettre…

Pommes de terre...


Mais nous n'avons pas encore tout tiré de notre racine *teuə-₂…!

Eh oui, le plus surprenant reste à venir!!
Car une version suffixée en *-ro- de notre racine … 

Mais bon, ça, ce sera pour dimanche prochain, où l'on parlera notamment de paradoxes et de produits laitiers...





Bon dimanche à toutes et tous, 
Et à dimanche prochain, donc!





Frédéric

dimanche 6 octobre 2013

reliques, délits et lipogrammes




"Je n'avance guère. Le temps beaucoup"
Eugène Delacroix


Eugène Delacroix, 1798-1863
Autoportrait au gilet vert (1837)



Bonjour à toutes et tous !


En relisant mes billets précédents, je réalise que j'ai parfois évoqué - sans plus - des racines proto-indo-européennes ; que j'avais promis d'y revenir ; et qu'en fait, pfffuit, elles m'étaient - je dois bien l'avouer - sorties de la tête…


Alors, voilà : commençons dès aujourd'hui un nouveau sujet en quelques chapitres : "les laissés-pour-compte".

Titre particulièrement à propos, car le dimanche 22 septembre 2013 (voir Quatre-vingts / dix? Joli score!), nous avions (trop) rapidement évoqué une racine proto-indo-européenne véhiculant la notion de "laisser" :


*leikʷ-

(Encore une fois, il est vraiment surprenant de constater à quel point des mots qui n'ont, d'apparence, aucun rapport les uns avec les autres se retrouvent en réalité très étroitement liés, car descendant d'une seule et même lointaine racine proto-indo-européenne…)


En avant !

La racine proto-indo-européenne *leikʷ- signifiait donc "laisser".

Et nous l'avons vu, nous la retrouvons dans l'anglais eleven - onze, pour "un laissé après dix". (Notez, elle apparaît aussi dans twelve - douze : "deux laissés après dix".)


Via sa forme de base, *leikʷ- nous a déjà légué le grec ἐλλείπω, elleípô : laisser, laisser de côté, négliger, abandonner.

Ce qui ne vous dira peut-être pas grand-chose…

Mais sachez que c'est sur le grec ἔλλειψις, élleipsis ("manque, insuffisance"), directement issu de ἐλλείπω, elleípô que s'est construit le latin impérial ellipsis ("omission"), qui nous a quand même … laissé, évidemment … ellipse.


L'ellipse désigne...
  • soit, en rhétorique, cette figure de style qui consiste à omettre un ou plusieurs éléments en principe nécessaires à la compréhension du texte, pour produire un effet de raccourci ("je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle?" - sacré Racine ; voir aussi cette jolie citation de Delacroix en exergue), 
  • soit ce cercle manqué, car imparfait …


Ellipse



Plus surprenant est cet autre descendant du grec ἐλλείπω, elleípô qu'est… éclipse.

Éclipse nous arrive du latin eclipsis ("éclipse, ellipse"), lui-même recopié du grec ancien ἔκλειψις, ékleipsis, dérivé de ἐκλείπω, ekleípō ("abandonner"), formé de ἐκ, ek ("hors de") et λείπω, leipō ("laisser").

Mais quel pourrait bien être le rapport entre "laisser, manquer", et une éclipse ?

Eh bien, les anciens croyaient tout simplement que, lors des éclipses, les astres tombaient, pour un court instant, hors de la voûte céleste.
Littéralement, ils manquaient ! Ils avaient laissé leur place…
Ils faisaient défaut, manquaient à l'endroit où ils auraient dû être.

Éclipse de lune


Mais ce n'est pas fini…

Par une forme suffixée au timbre o *loikʷ-nes-, *leikʷ- nous a donné l'anglais loan : prêt, emprunt.
Mais oui, ce que vous prêtez, vous le laissez à quelqu'un d'autre, vous le lui abandonnez

L'anglais loan descend de *loikʷ-nes- par le moyen anglais lone, lane, repris du vieux norrois lán (“prêt”), lui-même issu du proto-germanique *laihną ("ce qui est prêté, prêt, fief").


- Fief ??
- Ben oui !
Au Moyen-Âge, le fief est un terrain que le seigneur consent, en sa grande mansuétude, à laisser à un sous-homme, un vassal, contre quelque ridicule redevance.

Sales pauvres.

Nous devons au germanique *laihną les mots pour prêt...
  • en islandais : lán
  • en suédois : lån,
  • en danois : lån
  • en écossais : lane, lain, len

Mais nous retrouvons la racine également dans... 
  • l'allemand Lehen ("fief, domaine féodal"), 
  • le néerlandais leen ("fief, féodal, quelque chose de prêté"), 
  • le frison occidental lien ("quelque chose d'emprunté, un emprunt"),
ou même 
  • le vieil anglais lǣn ("emprunter, cadeau, bénéfice…").


Lipogramme !
- Plaît-il ?

Le lipogramme,
du grec leipogrammatikos, de leipein ("enlever, laisser", si c'est toujours pas clair) et gramma ("lettre"),
c'est littéralement "à qui il manque une lettre".

(Je connais aussi des lipocases.)

Le lipogramme, c'est cette figure de style qui consiste à produire un texte d’où sont délibérément exclues certaines lettres de l’alphabet.

Relisez attentivement cette dernière phrase : j'en ai volontairement exclu tous les j, k, v, w et!

Quelqu'un qui n'a réussi à exclure qu'une seule lettre de tout un roman, le "e", c'est Georges Perec, dans La Disparition (1969).



Psss : Quelqu'un lui a dit que là sur la page titre, dans le nom de l'auteur, il y en avait QUATRE ?
Plus celui de l'Imaginaire...
Encore heureux que le roman est sorti chez Gallimard, et pas chez Les Belles Lettres...

(À la décharge de l'auteur, j'avais entendu dire que lors de la sortie du livre, il avait proposé que son nom apparaisse sur la couverture sous la forme Gorgs Prc, mais que Gallimard avait refusé sous prétexte que "ça faisait un peu trop jeune écrivain dissident polonais, intello et chiant".)


Mais soit, soyons grand prince, et continuons.


C'est encore par une forme au timbre o, mais cette fois nasalisée : *li-n-kʷ-, que nous retrouvons *leikʷ- dans … relique, ou reliquaire !

Du latin linquere : laisser.

Le latin reliquiae désignait les "restes"; les reliques sont donc les restes matériels laissés derrière lui par un saint homme… Ou une sainte femme.

Descente de la châsse des reliques de Dame
sainte Waudru,
Ducasse rituelle du Doudou, à Mons


Nous retrouvons la même racine dans l'anglais derelict : abandonné, épave
On parlera aussi d'un "derelict land" : un terrain à l'abandon

Et l'anglais relinquish, c'est aussi abandonner, se dessaisir


Mais le descendant le moins attendu de *leikʷ- reste… délinquant !

Délinquant n'est que le participe présent adjectivé et substantivé du vieux verbe délinquer (XIVème siècle).
Délinquer, "commettre un délit" issu du latin delinquere. (Jusque là…)

Delinquo, c'était fauter, dans le sens de manquer à son devoir, faire défaut

Sens original que l'on retrouve dans l'anglais delinquent : "mauvais payeur"; un "delinquent account" est un "compte en banque en souffrance", les "delinquent payments" sont les "impayés" alors que le "delinquent client" est le "client qui rembourse en retard".


Délinquant juvénile canin


Et sur le latin delinquo s'est également construit delictum, qui a donné délit : ce que l'on laisse derrière soi…
Nous connaissons encore l'adjectif délictueux.


- Français, anglais / langues germaniques… Pas très universelle cette racine, non ?
- Que nenni ! On la retrouve encore - notamment ! - dans le sanskrit riṇákti : "il laisse", ou l'avestique irinaxti : "il laisse, il libère"…






Bon dimanche à toutes et tous, et…
… à dimanche prochain !






Frédéric

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