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dimanche 23 novembre 2014

ce brigand briguait la place de baryton


article précédent: de mieux en mieux...





(...) Populus romanus ne argento quidem signato, ante Pyrrhum regem devictum usus est. Librales (unde etiam nunc libella dicitur et dupondius) adpendebantur asses. Quare aeris gravis pœna dicta. (...)

(...) Le peuple romain, avant la défaite de Pyrrhus, n'avait pas de monnaie d'argent. L'as de cuivre pesait exactement une livre, d'où les noms encore subsistants de libella et de dupondius. De là aussi les amendes fixées en cuivre de poids. (...)

Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Livre XXXIII, 3, 13, § 42.






Bonjour à toutes et tous!

Avez-vous vu le film “Gravity” (2013), d’Alfonso Cuarón, avec notamment Sandra Bullock et George Clooney?

Moi je l’ai vu il n'y a finalement pas si longtemps. 
Franchement: pas mal! 
Si ce n’est que je ne soupçonnais pas l’Espace d’être aussi violent

Gravity


Eh bien en ce dimanche, nous allons nous intéresser à la racine proto-indo-européenne à l’origine de “gravity” (ou, c’est un scoop, du français gravité):

*gʷerə-2


Ce qu’elle voulait dire? En un mot?

Lourd.


C’est *gʷr̥ə-wi-, une forme suffixée en *-wi- basée sur *gʷerə-2 au timbre zéro 
(donc, sans, sans…? Oui, bien! Sans voyelle-pivot): *gʷr̥ə-
… qui s’est dérivée dans le latin gravis: lourd, grave, important…


Nous devons à gravis le français gravité, cela va sans dire, mais aussi graviter, ou gravitation


Pour tout vous dire, on ne sait pas trop comment le verbe graviter nous est arrivé: par emprunt au latin scientifique gravitare (1686), lequel est formé sur gravitas, -atis « pesanteur » (d’où gravité), ou alors par emprunt à l'anglais to gravitate « exercer un poids, une pression » (1644), puis « être affecté par la gravitation » (1692), lui-même, évidemment, d'origine latine.

Mais oui, car comme gravitation, graviter se répand en français par la traduction des œuvres de Newton, la théorie de la gravitation universelle, présentée dans son
Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica, se diffusant à partir du milieu du XVIIIème siècle.




La copie de la 1ère édition de
Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica,
appartenant à Newton lui-même, qu'il annotait
en vue de la 2ème édition (source)



Bon, de gravis, nous avons aussi tiré: grave, aggraver: rien de bien particulier à ça…

En revanche, saviez-vous que de ce même gravis nous arrive également … grief?!

- Grief???
- Eh oui! 

Grief, attesté au XIème siècle, provient du latin gravis, mais revu, refondu en latin populaire pour devenir *grevis, sous l’influence de son antonyme levis (léger).

Grief a d'abord eu le sens de « peine, dommage subi ». 
Aujourd'hui, le mot s'emploiera au pluriel, au sens de « motif de plainte » (1549). 
Faisant référence, donc, à quelque de chose de grave, qui pèse

Oui, on n'employerait peut-être plus "mariées" à l'heure
actuelle
(source: http://tinyurl.com/nfjuqd8)


Saviez-vous que grief a existé en tant qu’adjectif, pour désigner ce qui est grave, accablant…? 
le cas n’est pas si grief que vous le faites
En anglais, to grieve signifie avoir du chagrin, faire son deuil, pleurer quelqu’un… 
Toujours cette même idée de lourdeur, de pesanteur, en l’occurence de chagrin lourd à porter.


Mais revenons un instant à notre grief français: sur lui s’est construit un adverbe…
Vous l'avez trouvé?

Grièvement! 
Avez-vous jamais fait le rapprochement entre grief et grièvement?? 
Et pourtant…

Le mot (1457, griefvement), de grivement (vers 1175), est un dérivé de l'ancien adjectif grief, griève (1130-1140), d'abord (1080) sous la forme gref « pénible à supporter ».

Grièvement a remplacé l'ancien griement (vers 1130, aussi dérivé de grief) et signifiait à l'origine « fortement » ; il prendra sa valeur moderne en moyen français (1457, « gravement »). 

Comme vous le savez, le mot ne s'emploie plus que dans l’expression grièvement blessé.



Passons à présent à une autre forme suffixée de *gʷerə-2, mais toujours bien basée sur sa forme au timbre zéro *gʷr̥ə—u-.
Cette forme s’est transmise au grec ancien βαρύς, barus: lourd, pesant. 

[Surtout, ne vous étonnez pas de cette transformation de *gw- en b: il s’agit bien de la transformation typique du *gw- initial proto-indo-européen en grec ancien, au même titre que *gw- devient g en sanskrit, ou le son q en gotique…]

Sur le grec ancien βαρύς, barus, nous avons créé… baryton! 
Précisément emprunté au grec ancien βαρύτονος, barútonos, littéralement: « à la voix grave ».


Le baryton Mak Walters dans le rôle de ce brave
mais limité PapagenoDie Zauberflöte, Mozart


Le baryum, lui, est un élément chimique, de symbole Ba, et bien lourd, car de numéro atomique 56: 56 protons gravitent dans le noyau de son atome!
56!! Non mais allô quoi?

(source)



Et puis, le baryon, en physique des particules, c'est une particule en général plus lourde que les autres. 
Parmi les baryons, nous avons notamment le proton et le neutron.

(source)



Enfin, mais toutefois sans en être absolument certain, il se pourrait que le français charivari (dans son acception moderne: tapage, chahut) vienne du bas latin caribaria, calqué du grec karêbaria « lourdeur de tête, mal de tête » (de kara « tête », et -baria, de barus « lourd »).
Le mot serait peut-être même apparenté au provençal charrar (charabia) et au lyonnais charabarat « bruit sauvage ». 


Au Moyen Âge, et selon le wiktionary, il s'agissait d'un bruit tumultueux de poêles, chaudrons, etc., accompagné de cris et de huées, que l’on faisait à la suite d'un mariage jugé mal assorti ou inconvenant, par exemple dans le cas de veufs ou des veuves âgées qui se remariaient

charivari, début XIVème siècle (Roman de Fauvel)
(source)


Toujours notre forme *gʷr̥ə—u-, cette fois derrière … guru (ou gourou)!!

Guru, du sanskrit गुरु, gurū, désignant l’enseignant, le professeur, de l'adjectif gurú (grave, sérieux). 
Le guru est donc, étymologiquement, quelqu’un de lourd, entendez qui a - figurativement - du poids.


Les Inconnus: Skippy le grand gourou


Mais poursuivons...

Sur une autre forme suffixée de notre *gʷerə-2: *gʷr̥ə—es- s’est construit le grec ancien βάρος, bárosle poids, le fardeau »).
C’est toujours lui que nous invoquons en parlant …
  • d’un baromètre (βάρος, baros + μέτρον, metron: la mesure), 
  • du bar - unité de mesure de pression équivalent à 100 000 pascals, présentant l’immense intérêt d'être voisin de l'atmosphère, ou 
  • de l’isobare, cette ligne, sur un graphe ou une carte météorologique, reliant les points d'égale pression. 

Isobares



Bon d'accord, oui...
Il y a aussi une forme allongée suffixée de *gʷerə-2: *gʷrū-to-, sur laquelle se construira le latin brūtus, mot populaire, sans doute d'origine osque: lourd, bête, stupide, brutal.

Et OUI, nous en avons dérivé brut, brute, brutal …

brute (source)



Par une autre forme allongée et suffixée *gʷrī-g-*gʷerə-nous a encore légué - curieusement, car à première vue, rien ne permet d’y retrouver la notion de lourd, grave - ...

brio!

Nous avons emprunté, au début du XIXème, brio à l'italien ... brio « vitalité, énergie se manifestant dans la vivacité, gaieté, entrain » ; le brio italien étant lui-même emprunté à l'espagnol brio « vivacité, élégance, énergie », via probablement son correspondant ancien provençal briu « valeur, mérite ».  (oui bon, 'faut suivre)

On soupçonne le mot d’être issu d'un gaulois *brivo- ou *brigo-, lui-même dérivé du celtique *brīg-o-, la force, qui donnera également, soi dit entre nous, l'ancien irlandais brig « puissance, force », ou encore le gallois bri « dignité, valeur ».

Vous l’aurez compris, ici, la notion de poids est à prendre, du moins dans l’acception celtique d’origine du mot, au figuré: il s’agit du poids du mérite, représentant la valeur d’une personne. 




Nous parlions de celtique?
Eh bien nous retrouvons encore *gʷrī-g- dans le celtique *brīg-ā-: lutte, conflit.

C'est par le vieil italien briga: conflit, que le celtique *brīg-ā- nous a légué...

brigue.

Oui, le mot est à présent veilli, mais il désigne soit une manœuvre secrète et détournée pour obtenir de quelqu'un un avantage - en ce sens il désigne une intrigue, une magouille -, soit une cabale, une faction, un parti. 

Employer la brigue? Mais c’est ... briguer!

Avant que son sens ne devienne "solliciter, rechercher avec ardeur, avec empressement", le mot signifiait bien "tâcher d’obtenir quelque chose par brigue".

Et puis, toujours du celtique *brīg-ā- passé par le vieil italien briga, nous  avons gardé...
brigade, ou brigand!

Brigand dérive du moyen français brigand, soldat (fantassin), membre d’une ... brigade. 
Les pillages ou attaques sur les civils dont ces brigands étaient fréquemment auteurs ont donné au mot son sens négatif actuel. 





*gʷerə-2 a encore essaimé, par sa forme *gʷrī-g-, pour se retrouver dans le germanique *krīg-
Sur lequel s’est souché le vieux haut-allemand krēg, ténacité, acharnement, d’où découle l’allemand Krieg: la guerre.
Nous avions d’ailleurs déjà évoqué le tristement célèbre Blitzkrieg dans une nuance plus blanche de pâleur.


Sachez encore que c’est toujours *gʷerə-2 que nous retrouvons dans le russe груз (“grouz”): la charge, le fardeau, la cargaison.
Ou le letton grūts ("groots"): difficile.
Ou enfin l’irlandais bruth « masse de métal, lingot »



Pas mal non??
Vous rendez-vous compte que cette gentille racine *gʷerə-2 est à l’origine de graviter, baryton, grief, brute, brio, brigand???

Auriez-vous jamais pensé que ces mots eussent quoi que ce soit en commun??

Merci qui, mmmh???
Ouuui!! Merci le proto-indo-européen!




Bon dimanche à toutes et tous ; passez une très agréable semaine!

A dimanche prochain?




Frédéric 


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