- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 30 mars 2014

on ne peut suspecter cet évêque d'espionnage, quand même ?







Bonjour à tous !

Je voulais vous parler d’un sujet de circonstance…

Mais voilà, en le préparant, je me suis rendu compte que je devais VOUS préparer mentalement à l’accueillir.

Et que surtout, un mot bien connu et partiellement dérivé de la racine dont je voulais vous faire part ne pouvait vraiment s’apprécier que si vous connaissiez la racine à l’origine de l’autre partie de ce mot composé…

‘sais pas si je suis très clair, mais on va s’en sortir.
Et puis, voilà, vous verrez bien dimanche prochain !



La racine proto-indo-européenne de ce dimanche-ci, ce sera :


*spek-



Et le verbe proto-indo-européen *spek- se serait probablement traduit littéralement par… observer.



Sur la forme de base *spek-, et via le germanique *spehōn, l’observateur, s’est construit le vieil italien spione : espion, duquel provient le français espion, évidemment.


L'un des plus célèbres espions de l'Histoire :
Charles-Geneviève-Louis-Auguste-
André-Timothée d'Éon de Beaumont,
dit le « chevalier d'Éon »
(1728- 1810) 


De ce même germanique *spehōn nous arrive le vieux français espier, devenu épier.


Mais ce n'est bien entendu pas tout.
Notre racine proto-indo-européenne *spek-, par une forme suffixée *spek-yo-, s’est dérivée dans le latin speciō, specere : regarder.

A partir de là, c’est le feu d’artifice...
Car speciō nous a donné ces mots dont le sens a à …voir avec la vision, le regard, la vue

Comme spectacle, spectateur
Ou inspecter, introspection, perspective, aspect

Il y a encore spéculum, du latin pour miroir.

Mais ce ne sont là que quelques mots dérivés de speciō.


Saviez-vous ainsi que spéculer en descend ? Le spéculateur, avant tout, observe.
Et est souvent… perspicace.
Le latin perspicax désignait celui qui regarde à travers, donc, d’une façon imagée, perçoit avec clarté, clairvoyance.

Prospecter, respecter, suspecter : tous cousins !

Respect est un mot curieux: basé sur le latin re-specere, il signifie littéralement regarder derrière soi, tourner la tête, se retourner.
Avoir du respect pour quelqu’un, prendre quelqu’un en considération, c’est, étymologiquement, ne pas le regarder dans les yeux, mais bien en détourner le regard, par déférence…

Suspecter nous vient lui de suspiciō (“se méfier”), composé de sus-, une variante de sub (“sous”) permettant juste de le combiner, et de speciō.
Suspiciō c’était donc regarder de bas en haut, ce qui pouvait s’interpréter comme admirer, ou soupçonner

La notion d’admiration éprouvée a disparu, cependant de ce dérivé de suspiciō qu’est suspicieux : méfiant, soupçonneux.

Et est spécieux ce qui revêt l’apparence de la vérité, ou de la justice…


Dans les dérivés en “-spect”, nous avons encore circonspect, qui rend l’idée de “regarder autour de soi”, par prudence, vigilance…

Ou encore expecter, de l’ancien français especter : attendre, espérer, ou craindre…
Ici, le préfixe ex- nous renvoie à l’idée de regarder de l’extérieur.


Spécimen

Eh oui, le spécimen, du latin specimen, est ce qui est à regarder, observer, d’où l’échantillon, l’exemple, ou la preuve, l’indice…

Le spectre, c’est étymologiquement l’apparence, l’apparition

Un ZX Spectrum de 1982


Quant à frontispice, le mot désigne en architecture la face avant - le front donc - d’un grand monument, la façade principale, faite pour être regardée

Frontispice du Palais de Justice de Château-Thierry


Mais encore plus surprenante est la parenté, avec speciō du mot… espèce.

Le latin speciēs désignait en fait, à l’origine, la vue, le regard.

Par une dérivation en miroir, il en est venu à désigner l’objet du regard: ce vers quoi votre regard se tourne: ce qui est apparent, donc: l’aspect, l’apparence.
Pour finalement désigner ce qui se différencie par son apparence : le cas particulier, la catégorie.

Plaque de 1er prix du concours de Châlus,
espèce ovine, 1951

Ce qui est particulier, nous dirons que c’est… spécial.
Eh oui ! spécial, spécialité, spécialiste: encore des dérivés de *spek-.


L’eussiez-vous cru, épice nous arrive de la même source.
Oui, nous avons emprunté le français épice au latin speciēs.

Curieux ? D’apparence, certainement.

Mais il faut savoir que les épices, c’était tout simplement ce que l’apothicaire considérait comme ses denrées, ou drogues… spéciales, particulières.

Épices
Manger épicé, le propre des vrais hommes.
Les hommes éduqués, eux, attendent un peu après avoir mangé.  


Allez, une forme suffixée de notre racine *spek- : *spek-s-, a donné le latin haruspex : “celui qui voit”.
Pour haruspice, c’est ici qu’on clique (hernie, tétracorde et haruspice).



C’est à une autre forme suffixée *spek-ā- et via le latin dēspicārī : “regarder de haut”, donc : mépriser, que l’anglais doit to despise (mépriser), ou despicable : indigne, méprisable



Pour les amateurs - et je sais qu’il y en a parmi vous… - une ... métathèse.
Mais ici, carrément une métathèse proto-indo-européenne !

(Vous le savez, une métathèse linguistique est une permutation malheureuse qui vous fait inverser les lettres d’un mot : l’aréoport ou au contraire l’aréopage en sont deux jolies…)
Maître corbeau, sur un arbre perché...

Une forme métathétique, et suffixée de *spek- : *skep-yo-, a perduré dans le grec skeptesthai : examiner, considérer.

D’où nous avons tiré… sceptique.


Oui, forcément : fosse septique


Nous nous sommes vite débarrassés de ce SKEPT- vraiment imprononçable pour un francophone, en laissant le c se prononcer s...
Mais en anglais, vous retrouvez toujours l'ancienne forme: skeptical, skepticism.


Poursuivons.

Avec une autre métathèse, mais cette fois opérée au niveau du grec

D’une forme allongée de notre racine, mais au timbre o cette fois : *spoko-, nous avons hérité de tous ces mots en -scope, -scopie, en passant par le grec ancien - c’est ici qu’intervient la métathèse - σκοπος, skopos.

Skopos, c’est celui qui regarde, ou même aussi l’objet de l’attention.
Le verbe σκοπεῖν, skopeîn signifiait notamment regarder, surveiller

Les dérivés de σκοπος, skopos, vous les connaissez.

Télescope, endoscope, périscope, kaléidoscope, stéréoscope, CinémaScope, magnétoscope, microscope, trombinoscope, oscilloscope … … …

Mais n’oublions pas non plus horoscope.
Dont nous avons déjà traité, dans A la bonne heure !

Image d'un kaléidoscope


Mais il est encore un dérivé improbable de *spek-, par le grec métathésique skopos : 

A l’origine, ce mot désigne le « surveillant », le modérateur, le superviseur, le tuteur, le responsable d'une organisation ou d'une communauté.

Je vous en donne la version grecque ?
ἐπίσκοπος, episkopos.

Oui, bien sûr, vous entendrez “épiscopal”: qui concerne l’évêque.

Le mot dont il est question, c’est lui : évêque.
Il nous vient du gallo-roman *episcu, qui n’est qu’une forme raccourcie du latin episcopus, calqué sur le grec ἐπίσκοπος, episkopos.

Et l’évêque est toujours le chef d’une église chrétienne qui a la responsabilité d’un diocèse.

Camembert et petit Pont-l'évêque


- Tiens, et l’anglais bishop, l’évêque ? Aucun rapport !!
- Eh bien, figurez-vous que si !! Même origine !

Mais ici, le mot se base sur le latin vulgaire *biscopus, lui-même dérivé du latin episcopus.
En vieil anglais il est devenu biscop, et puis, en moyen anglais, bishop


The Bishop des Monty Python


Speculoos.

Il se pourrait que ce délicieux biscuit de froment, agrémenté de cassonade et parfumé d’épices (en particulier de cannelle), et qui était traditionnellement moulé en forme de personnage, d’animal ou d’objet, tire son nom de notre racine.

Speculoos

(Bon, honnêtement, c’est possible, mais rien ne le prouve vraiment.)

Mais bon, il semble que le mot speculoos soit le diminutif néerlandais speculaas du tout autant néerlandais ...  speculatie.

Et oui, on spécule beaucoup sur l’origine de speculatie. (Désolé.)
Mais certaines étymologies semblent le rapprocher du latin episcopus, faisant référence à l’évêque St-Nicolas, le patron des enfants sages (les autres peuvent toujours se brosser), à la fête de qui, le 6 décembre, on avait coutume d’offrir des speculoos à son image.

Speculoos à l'effigie de Saint-Nicolas


Selon d’autres, le mot pourrait tout simplement venir du latin speciēs, référence aux épices entrant dans la confection du biscuit.
Enfin, on parle encore d’une étymologie basée sur le latin speculum, le miroir, le speculoos représentant à l’origine le reflet d’une personne dans un miroir…

Ce qui est formidable, c’est que TOUTES ces étymologies le ramènent à la racine proto-indo-européenne *spek-.
Mais bon, encore une fois, je ne me battrais pas pour ça.
(même si, au demeurant, je me damnerais pour un speculoos - je crois d'ailleurs que c'est déjà fait)



Que du germanique et du latin, comme descendance à *spek- ?
Mais non!!!

Citons l’avestique spasyeiti : “il observe”, ou le sanskrit पश्यति, páśyati : “il voit”

Et pour faire bonne figure, en vieux norois, spá c’était prophétiser
En islandais actuel, spá signifie toujours prophétie, prévision, ou diagnostic.



Enfin, vous connaissez toutes et tous le speck, le lard !
Cette délicieuse spécialité charcutière que l’on trouve en Carinthie, dans le Tyrol autrichien et même dans le Trentin-Haut-Adige, en Italie.

Speck


Vous ne pouvez le croire !
Speck vient bien de *spek-.

Car les Tyroliens avaient l’habitude, pour se laver le matin, de s’enduire la peau de speck.
Ça nettoyait, ça sentait bon - tout est bon dans le cochon - et ça protégeait des parasites.

Mais surtout, lors de ces ablutions matutinales, ils se miraient dans de très fines tranches de speck tendues à l'extrême sur un cadre en bois pour les transformer en miroir (le speculum latin).
Faites le test : ça marche, mais il faut vraiment les tendre très fort.

Ah, ce n’est pas parce qu’on se balade avec des culottes en cuir et une plume dans l' euh ... au chapeau toute la journée qu’on ne peut pas succomber à une certaine coquetterie.

De même, les Tyroliens, en toute cohérence, ne mangeaient que des morceaux de speck par PAIRES : en miroir !*

Tyrolien: classe naturelle,
élégance incarnée




Je vous souhaite, à toutes et tous, un TRES bon dimanche, et une TRES bonne semaine !


A dimanche prochain.





Frédéric


*Toute cette étymologie tyrolienne de speck est un poisson d’avril, bien sûr. Speck le lard n'a AUCUN rapport avec *spek- observer...
Le 1er avril, c’est après-demain, mais je ne pouvais résister à ce petit plaisir…
Qu'est-ce que j'en peux, si le 1er avril tombe un mardi ??

Du lard et du poisson...


dimanche 23 mars 2014

Emile, arrête de m'imiter, fais plutôt travailler ton imagination...





Imagine there's no heaven
It's easy if you try
No hell below us
Above us only sky
Imagine all the people
Living for today...

Imagine there's no countries
It isn't hard to do
Nothing to kill or die for
And no religion too
Imagine all the people
Living life in peace...

You may say I'm a dreamer
But I'm not the only one
I hope someday you'll join us
And the world will be as one

Imagine no possessions
I wonder if you can
No need for greed or hunger
A brotherhood of man
Imagine all the people
Sharing all the world...

You may say I'm a dreamer
But I'm not the only one
I hope someday you'll join us
And the world will live as one


Imagine, John Lennon





Bonjour à toutes et tous!

Au menu de ce dimanche, une gentille racine proto-indo-européenne dont le champ sémantique, tel que nous pouvons le retrouver, devait se résumer à un seul mot: copier!


Cette racine, la voici:

*aim-


Elle prend quelques lignes sur la troisième page de mon dictionnaire préféré, The American Heritage dictionary of Indo-European Roots, de Calvert Watkins.


Son intérêt? A mes yeux du moins, elle nous permet d’établir des liens insoupçonnés entre quelques mots bien connus…


Une forme suffixée de *aim-: *aim-olo-, s’est dérivée dans le latin aemulus: le rival, le jaloux!

Et… le rapport avec “copier”??
Mais le rival en question, c’est celui qui vous jalouse, qui veut prendre votre place, vous copier, vous imiter!

L’émule - car c’est bien de lui qu’il s’agit, le latin aemulus allant devenir le français émule - est celui qui rivalise avec vous pour tenter de vous égaler.

Faire des émules, c’est peut-être - c’est comme cela que nous l’entendons à présent - créer des vocations, ou servir d’exemple…
Certes!

Mais étymologiquement, il s’agit plutôt d’attiser la convoitise
Le but de l’émule n’est pas d’être votre disciple - que nenni! - mais bien de vous copier, pour finalement vous remplacer.

Sympathique, l’émule!


Sympathiques, les mules!


Nous employons encore, en informatique, le verbe émuler, qui nous arrive bien du latin, même si, pour ce qui est de cette acception, il a fait un petit détour par l'anglais emulate.

Nous parlerons d’émulateur, d’émulation

Emuler, c’est, succinctement, reproduire sur un ordinateur un environnement vous permettant de faire tourner des programmes à l'origine destinés à tourner sur un autre type d’ordinateurs...

Vous pouvez ainsi retrouver de vieux jeux de Lunapark des années 70 ou 80 sur votre téléphone, ou exécuter des commandes DOS sur votre MacOS…

Q: Emulateur de Windows XP sous MacOS 


C’est à partir d’une forme au degré (ou timbre) zéro - donc sans voyelle-pivot - de notre *aim-: *əim- qu’une forme suffixée *im-eto- est apparue.
C’est précisément cette forme qui s’est dérivée dans le latin imitāre: imiter!

D’où provient le français imiter, bien entendu, et à sa suite imitateur, ou imitation.

Connaissez-vous “De imitatione Christi”?
Il s’agit d’un ouvrage de piété, de dévotion chrétienne de la fin du XIVème ou du début du XVème siècle, une œuvre anonyme - quoique certains (beaucoup?) l’attribuent désormais à Thomas a Kempis, un moine du monastère augustin du Mont Sainte-Agnès, à Zwolle, chef-lieu de la province néerlandaise de Overijssel.

Le manuscript de De imitatione Christi


Pierre Corneille (oui oui: Corneille!) en fit la traduction en français - et en vers, excusez du peu - entre 1651 et 1656 sous le titre “L’Imitation de Jésus-Christ”.

Corneille

Le livre fut un véritable succès de librairie, au point qu’à la fin du XVIIIème siècle, il était le livre le plus souvent imprimé après la Bible!

Pour l’anecdote, on raconte que l’inimitable Corneille se chargea de traduire De imitatione Christi en signe de pénitence, après l’échec de sa pièce Pertharite, Roy des Lombards


Vous ne la connaissez pas?
Ben oui, c'est bien ce que je dis: pour Corneille, cette pièce fut une tragédie ; elle ne fut représentée qu'une seule fois!

- Eh les gars, ça vous dirait d'aller voir Pertharite ce soir?
- [silence gêné] 
Non, décidément, non.

Notez quand même que Pertharite triompha quinze ans plus tard, en 1725, à Londres, et sous le titre Rodelinda, regina de Longobardi, opéra en trois actes de Haendel.

Mais bon, de mauvaises langues prétendirent que c'était juste pour la musique, les voix et les costumes...

La formidable Renée Fleming dans Rodelinda


Mais il y a encore une autre version de l'histoire de la traduction de De imitatione Christi par Corneille:
On raconte ainsi que sa pièce “l’Occasion perdue et recouvrée” aurait à ce point choqué le chancelier de Louis XIV Pierre Séguier que ce dernier lui aurait enjoint de se confesser!

En guise de pénitence, le supérieur du couvent de Nazareth aurait alors contraint l'auteur à traduire l’oeuvre.




Ouais, en fait, il semblerait plutôt que Corneille ait commencé à traduire l’ouvrage dans les années 1650, une fois élu à l’Académie française (en 1647), ni contraint, ni forcé…

Mais ce qui est vrai, c'est que Pertharite fut un échec monumental.
C'est pas difficile, elle faillit compromettre la carrière de Corneille, et même ternir son nom.
Le dramaturge perdit momentanément tout crédit, au point que sa famille eut du mal à joindre les deux bouts, car même les banquiers refusaient de bailler aux Corneille.


Allez, continuons:
le latin imagoimage artistique », « portrait », « représentation », « effigie ») provient de la même source, de notre racine *aim-.

Cela va de soi, nous avons construit sur imago
image, imagination, imaginatif, inimaginable...


Ah, notons toutefois que certains font dériver le latin imago du grec ancien ἐκμαγεῖον, ekmageion dérivé de μάσσω, massopétrir, façonner »)…
Booooof.


- Et quoi, ‘y’a que des dérivés latins à *aim-??
- Bonjour! C’est vrai que l’on n’en connait pas beaucoup d’autres… Mais quand même, il y a le hittite himma-: image, réplique, qui devait désigner plus particulièrement un objet utilisé comme substitut lors de cérémonies rituéliques…
- ??
- Ben oui, pensez par exemple à l’ostie représentant “le corps du Christ”: c’est pareil!

osties


- Euh... Vous avez bien dit hittite?
- Oui, j’avoue que le nom est peu crédible, mais oui, les Hittites étaient un vrai peuple ayant vécu en Anatolie au IIème millénaire avant celui dont le corps est représenté par l’ostie.

Chariot hittite

Ces pauvres Hittites doivent leur nom à la région dans laquelle ils ont établi leur royaume principal, le Hatti, situé en Anatolie centrale autour de leur capitale, Hattusan.

Anatolie hittite

Il semblerait qu’à l’origine, ils avaient installé leur royaume dans la région du Ptittebi
Lassés des regards furtifs et entendus, des rires étouffés et complices que s’échangeaient les Egyptiens et les Assyriens dès qu’ils avaient le dos tourné, les Ptittebites décidèrent finalement de déménager vers le Hatti.

Et de là, ils leur en ont fait baver, à leurs voisins, en réussissant à faire passer la majeure partie de la Syrie sous leur coupe...



Encore un p’tit dérivé de *aim-?
Allez, juste un dernier, pour la route!

Allez: Emile!


Émile et les Détectives,
film de Gerhard Lamprecht (scénario de Billy Wilder!), 1931,
basé sur le livre d'Erich Kästner 


A l’origine, un nom de famille…

Du latin Aemilius (moi j’aime bien sa variante orthographique Æmilius), un nom de famille romain qui provient de aemulus (oui: « émule, rival »).

Le consul Marcus Aemilius Lepidus donnera son nom à l’une des voies qui traversent le nord de l’Italie: l’”émilienne”…

A son tour, elle baptisera la région qu’elle traverse: l’Emilie!





Ah oui, encore un mot!
Emuler n’a étymologiquement rien à voir avec simuler, ou assimiler!
Si vous en doutez, je vous invite à lire ou relire C'est simple: trop souvent ensemble, on finit par être assimilé l'un à l'autre...







T’as John Lennon à la maison, qui chante et joue sur ton piano
(JOHN LENNON, B*rd*l!), et toi, pauvre tache,
tout ce que tu trouves à faire,
c'est passer ton temps à ouvrir les volets,

habillée dans tes rideaux…




Emule, imiter, image, Emile... 
L'eussiez-vous cru, que ces mots étaient apparentés??





Bon dimanche à toutes et tous,
passez une très bonne semaine, et…

A dimanche prochain!





Frédéric



dimanche 16 mars 2014

Quoi, tombée enceinte à la kermesse ? Là tu cumules...




Bonjour à tous.

Bon, je m’aperçois qu’en fait, c’est moi qui fais pratiquement tout le boulot, ici…

Alors ça va changer.

C’est vous qui allez me trouver le sujet du jour.
Par le biais d’une petite énigme…


Quel est le point commun entre l’article de dimanche dernier : les farces les moins fréquentes sont les meilleures,

 ceci :
Star Trek

et ceci :



Mmmmh ?


Quoi, pas d’idée ?

Bon, allez, je précise un peu plus :

Quel est le point commun entre un mot utilisé dans les litanies,




le nom du capitaine de l'USS (United Space ShipEnterprise (NCC-1701), superbe vaisseau de la classe Constitution,



et l’alphabet cyrillique ?



Ca se précise ?

Resserrons encore un peu le filet :

Quel est le point commun entre les mots kyrieKirk (oui, il s’agit bien entendu du capitaine James Tiberius Kirk) ou Cyrillique ?



L'excellent William Shatner


Eh ben oui, vous l’aurez deviné, une racine proto-indo-européenne !
Précisément :

*keuə-


Mais, poursuivons ce petit jeu…

Maintenant que vous savez de quelle racine il s’agit ; quelle en serait donc la signification ? 
Pour qu’après des millénaires on la retrouve dérivée en kyrie (seigneur), kirk (vous le savez, l’anglais kirk, comme le néerlandais kerk l’église), et cyrillique ?


Tout d’abord, deux mots quant à cyrillique : 
C’est à Cyrille, né vers les 827-828 par là à Thessalonique, et décédé en 869 à Rome, que l’on attribue l’alphabet qui porte son nom.
Ce qui tombe finalement assez bien.


Cyrille et Méthode


Ouais, sauf que, pour tout vous dire, on doute que Cyrille ait réellement inventé le cyrillique. 
Eh oui. Cyrille aurait plutôt inventé le … glagolitique.
Non, je ne plaisante pas…

Le slavon, le vieux slavon d’église que vous aimez tant, était à l’origine écrit en glagol.

Glagol


Je sais, ça sonne comme une marque d'anti-gel bulgare ; ou alors de bain de bouche de chez Aldi

Ça aurait pu être aussi une invention du professeur Shadoko, au même titre que le cosmogol 999, mais je vous assure, le cyrillique n’est arrivé qu’après le glagol


Le professeur Shadoko, dont le père, René Borg,
vient hélas de nous quitter



Bon, c’est pas tout ça… Une idée de la signification première de *keuə- ?

Je peux en rajouter : outre kyriekirk et Cyrille, nous lui devons aussi… cave

Ou encore… accumuler, ou cumulus. 


Pas facile, hein ?

Vous pouvez vous représenter le martyr de ces pauvres linguistes à la recherche du signifié des racines proto-indo-européennes une fois reconstruites.
Ceci en est vraiment un parfait exemple.


Non, pas d’idées ?
On se dégonfle ???

Ah ah ah !

Car en fait, *keuə- véhiculait les notions de … gonflerenfler, ou creux


Ah !

On va essayer d’expliquer tout ça…

La notion de “creux” associée à la racine, nous la retrouvons ici :

Une forme au timbre o de la racine (où le *e devient *o), *kouə-, devenant *kaw-, a donné le latin cavus : creux, concave

Sur cavus, nous avons formé cave, ou caverne, concave, cavité, excavation

Les miroirs concaves imaginés par Archimède pour
incendier les navires romains lors du siège de Syracuse


C’est toujours *kouə- qui se cache derrière l’irlandais cúas (“creux, cavité”), le tokharien B kor (“gorge”), le vieil arménien սոր (sor, “trou”), ou même le sanskrit शून्य, śūnya, “vide”, au point de signifier… zéro.


Une forme suffixée *kow-ilo- se retrouve aussi dans le grec ancien κοῖλος, koiloscreux, cavité.

En combinant κοῖλος, koilos et ἄκανθα acantha, « épine », nous avons formé le mot cœlacanthe, pour “épine creuse”, désignant ce poisson osseux qui n’a pratiquement pas changé depuis des centaines de millions d’années…

Cœlacanthe


Restons en grec, où kôdé désignait la fleur - creuse, évidée - de pavot.
D’où ... codéine (ou méthylmorphine) pour nommer l'un des alcaloïdes contenus dans le pavot somnifère.

Fleur de pavot

Codéine


Maintenant, pour ce qui est de cette idée de “gonfler, enfler” présente également dans *keuə-, elle s’explique du fait que “gonfler, enfler”, c’est en quelque sorte combler le vide

Une forme au degré zéro de notre racine (où donc la voyelle pivot *e disparaît), *kū- et suffixée pour devenir *ku-m-olo- nous a ainsi légué le latin cumulus tas, amas, entassement, ou comble
Sur lequel nous avons évidemment construit cumuler, accumuler, ou cumulus.

Le cumulus, cet amas nuageux bien connu des vélivoles pour les “pompes” (les courants d’air chaud ascendant qui permettent à votre planeur, si vous réussissez à l'y mettre,  de prendre de l’altitude) qu’il annonce et promet…

Cumulus


- Bon, coco, admettons… C’est un peu foireux ton idée de rapprocher le vide de ce qui le comble… Mais bon, t’en es pas à ta première connerie hein! Mais comment t’expliques que ta racine ait donné kyrie, le seigneur???  
- Ah bonjour, toujours vaillant à ce que je vois !

Vous souvenez-vous de des mille et des cents ?
On y découvrait que le proto-germanique *thūs-hundi, qui allait notamment donner l’anglais thousand (“mille”) se traduirait littéralement par "cent gonflé”, *thūs- dérivé d'une racine proto-indo-européenne *teuə-2 (ou *teu-), véhiculant l'idée de "gonfler, enfler".


Ce qui est enflégros, est fortpuissant.
C'est du moins ce que devaient penser nos lointains ancêtres vivant dans les tribus indo-européennes...

Quoi qu’il en soit, une autre forme suffixée basée sur la même variante *kū-, j’ai nommé *kū-ro-, devait signifier “enflé, gonflé”, et par extension, dans un sens imagé : fort, puissant.

Le grec ancien κύριος, kurios, dérivé de *kū-ro- via κῦρος kuros, que l’on pourrait traduire par “suprématie”, désignait celui qui gouvernait, qui avait le pouvoir, le maître, le propriétaire, le seigneur

Kyrie (Κύριε, Kurie), n’est que le vocatif de κύριος (kurios): ô seigneur !

Et kirk, vieux mot anglais pour “église”, (et par ailleurs toujours utilisé en scots) provient de ce même kurios, en signifiant “[la maison] du seigneur”,

Le mot, basé soit sur le vieux norois kirkja ou le vieil anglais ċiriċe, dériverait dans tous les cas du germanique *kirikōn, lointain descendant du grec byzantin κυριακόν, kuriakon : (la maison) “du seigneur”.

Iona Abbey


Nous connaissons encore, en Belgique ou dans le nord de la France, la ...  kermesse. 
Kermesse nous arrive du néerlandais kermis, de kerk l’église et mis la messe, et désigne à l’origine une fête paroissiale, une messe festive.

La Kermesse héroïque, de Jacques Feyder (et assisté par
Marcel Carné!), d'après une nouvelle de Charles Spaak,
1935.
Ah, rien que pour la merveilleuse Françoise Rosay!!!!


Là d’où je viens, de Roux près de Charleroi, on parle plutôt de ducasse.
C’est la même chose, car à l’origine, la ducasse désignait la fête commémorant chaque année la ... dédicace de l'église.

Les géants de la ducasse d'Ath



Et Cyrille ? Me direz-vous.

Le prénom est d'origine grecque ; il provient de Kyrillos, dérivé de Kyrios.
On pourrait le comprendre comme “propre au seigneur” : noblemajestueux, voire hautain, ou arrogant! 


Enfin, notre surprenante racine proto-indo-européenne *keuə, cette fois par une forme suffixée *en- kū-yo-, nous a donné le latin inciens enceinte (l'adjectif pour attendant famille).

Alors, oui, les étymologistes français - ou francophones - font plutôt remonter le mot au participe passé du latin incingĕreceinturer, enceindre
Mwouaaaaaais…

Je pencherais sur le fait - comme Pokorny, Watkins et bien d'autres -  qu’il y ait bien eu deux mots distincts : le participe passé de enceindre, désignant un espace clos, l’enceinte de la ville, et puis l’adjectif enceinte, se rapportant à la future mère…
Dont le ventre enfle et présente une cavité






Kyrie, kermesse, cumulus, caverne, enceinte, ou Cyrille...
Pas mal, non, comme descendance pour une si petite racine proto-indo-européenne ?





Bon dimanche à toutes et tous, passez une excellente semaine, et…
A dimanche prochain !

PS: le mot "kirk" dans plusieurs langues européennes sur mon board Pinterest :
http://www.pinterest.com/pin/57702438951455666/


Frédéric


dimanche 9 mars 2014

les farces les moins fréquentes sont les meilleures




Le chêne un jour dit au roseau :
« N'êtes-vous pas lassé d'écouter cette fable ?
La morale en est détestable ;
Les hommes bien légers de l'apprendre aux marmots.
Plier, plier toujours, n'est-ce pas déjà trop,
Le pli de l'humaine nature ? »

« Voire, dit le roseau, il ne fait pas trop beau ;
Le vent qui secoue vos ramures
(Si je puis en juger à niveau de roseau)
Pourrait vous prouver, d'aventure,
Que nous autres, petites gens,
Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents,
Dont la petite vie est le souci constant,
Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde
Que certains orgueilleux qui s'imaginent grands. »

Le vent se lève sur ses mots, l'orage gronde.
Et le souffle profond qui dévaste les bois,
Tout comme la première fois,
Jette le chêne fier qui le narguait par terre.

« Hé bien, dit le roseau, le cyclone passé -
Il se tenait courbé par un reste de vent -
Qu'en dites-vous donc mon compère ?
(Il ne se fût jamais permis ce mot avant)
Ce que j'avais prédit n'est-il pas arrivé ? »

On sentait dans sa voix sa haine
Satisfaite. Son morne regard allumé.
Le géant, qui souffrait, blessé,
De mille morts, de mille peines,
Eut un sourire triste et beau ;

Et, avant de mourir, regardant le roseau,
Lui dit : « Je suis encore un chêne. »

Le chêne et le roseau, Jean Anouilh



Bonjour à toutes et tous!


En ce dimanche, une brave petite racine proto-indo-européenne qui ne ferait de mal à personne, mais qui, comme souvent, nous a légué quelques mots que nous n'imaginerions pas à ce point proches les uns des autres.


Cette racine qui ne mange pas de pain, la voici:

*bhrekʷ-


Et ce qu’elle signifiait?
Quelque chose comme “entasser”.

no comment


On la soupçonne d’être à l’origine du latin frequēns (on le suppose par la forme et le sens, mais la filiation n'est pas claire).

Frequēns signifiait certes fréquent, répété, mais aussi fréquenté: entendez peuplé, rempli

Et bien entendu, le latin frequēns nous a donné fréquent, fréquence, fréquenté …


Modulation de fréquence



Mais *bhrekʷ-, par une forme au timbre (ou degré) zéro et suffixée: *bhr̥kʷ-yo-, est - et là c'est nettement plus sûr - à l’origine de “farce, farcir”.

Et ce via le latin farciō, farcīre: remplir, ou simplement… farcir!



dinde farcie


- Et la farce, la blague??
- Bonjour! Eh bien, même si, très curieusement, les dictionnaires français évitent de rapprocher les deux mots (ou plutôt, font de “farce” deux mots différents), pour moi la parenté des deux acceptions est évidente.
Il s’agit bien du même mot!
Surtout quand on se penche sur le sens original de “farcela blague


Comme vous le savez, la farce, avant d’être une bonne blague, une moquerie, une plaisanterie, c’est un genre théâtral médiéval.

Mais avant tout, savez-vous ce qu’est une litanie? 
Il s’agit d’une suite de prières liturgiques dont la particularité est qu’elles sont figées, ou du moins, qu’elles se terminent toujours par des formules identiques

Même principe que dans les mantras bouddhistes.

Om mani padme hum


D'où ce sens figuré pour litanie, qui en fait un discours long, répétitif et ennuyeux.

Sans être de grands dévots, vous devez ainsi connaître le classique “kyrie eleison” (“Seigneur, prends, ou aie pitié”).



le Kyrie Eleison de la Messe en Si mineurBWV 232, 
Johann Sebastian Bach


Eh bien, en France et en Angleterre (et probablement ailleurs), à la fin du Xème siècle, on a pris l’habitude d’ajouter, dans les litanies, des mots, des phrases entre kyrie et eleison.
Ce qui donnait par exemple "Kyrie, - rex genitor ingenite, vera essentia - , eleison": "Seigneur, [roi, créateur incréé, essence véritable], aie pitié".

De même, on ajoute des passages, dans la langue des fidèles, entre les phrases latines, figées, de l’épître

Et tous ces rajouts, on les appelle des … farces. Car on en farcit les textes liturgiques…
Et ça n’a rien de comique.

Plus tard, on se rappellera le terme farce pour nommer des interludes improvisés, parfois farfelus, joués par les acteurs au milieu des drames religieux de l’époque, ce que l’on appelait les mystères.
On disait alors que l’on farcissait la représentation!

De fil en aiguille, on en viendra à parler de farces pour désigner ces pièces de théâtre comiques (du moins pour l'époque, entendons-nous) composées du Xème au XVIème siècle, et présentant des situations et des personnages ridicules, où tout n’est que tromperie, ruse, mystification…

La Farce de Maître Pathelin, XVème siècle


Il ne restait alors qu’un pas à franchir pour reprendre le mot “farce” et en faire la bonne (?) blague pratique que l’on connaît…


Bon, un mot nettement moins gai nous arrive de *bhrekʷ-, via *bhr̥kʷ-yo-: infarctus.

L’imprononçable français infarctus nous arrive du participe infartus, du verbe latin infarcio, « bourrer, remplir ».

- Le rapport??
- Le mot est récent, il date du XIXème, et désigne génériquement une nécrose affectant un organe.
Une nécrose le farcissant...
C’est ainsi que ce bon Ernest Charles Jules Cadet de Gassicourt mentionne, dans un article de la Revue mensuelle des maladies de l'enfance traitant d’une dissection, “à la coupe, on trouve un tissu dur, (...) parsemé de points noir violacé, qui sont autant de petits infarctus”…



Allez, revenons à des choses plus agréables.

La forme suffixée *bhr̥kʷ-yo- s’est dérivée en grec, pour donner φράσσω, phrassein: entourer d’une clôture, palissader.

Oui, je sais: “Et le rapport entre “entasser” et ”palissader”?

Ben, pensez que la palissade sert surtout à se défendre, à bloquer l’adversaire, et que derrière cette palissade, on se retranche, on se masse pour répondre à l’attaquant selon l'adage "l'union fait la force"…

Sur le verbe φράσσω, phrassein s’est construit le grec ancien διάφραγμα, dhiáphrágma, composé du préfixe διά-, dia- et de φράγμα, phrágma (« clôture », « palissade », « retranchement », « défense »).

Par le latin diaphragma, nous en avons fait diaphragme, désignant notamment la paroi musculaire séparant le thorax de l’abdomen.

Diaphragme


Toujours sur φράγμα, phrágma, le grec ancien a créé φραγμίτης, phragmites: les roseaux.
Ces plantes poussant sur le bord [de l’eau].

En botanique, phragmite désigne toujours la Phragmites australis, une plante sociale aquatique.
Le roseau, quoi.

Sociale, sociale...
Parlez-en donc au chêne, on verra ce qu'il vous répondra...


phragmites australis



Diaphragme, phragmite, infarctus et farce, et (probablement) fréquent ...
L'auriez-vous cru, que ces mots étaient si étroitement apparentés?


Et là, je vais profiter un peu de ce beau temps inattendu!


Bon dimanche à toutes et tous; passez une très bonne semaine - peut-être même sous le soleil?


Et... à dimanche prochain!




Frédéric