- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 27 juillet 2014

j'ai un poêle à mazout





"J'étais dans une apesanteur de fin d'histoire d'amour,
la brusque suspension des sentiments,
une sorte de vertige que donnent le détachement,
la distance, une appréhension différente du temps."


Michèle Lesbre in Un lac immense et blanc, 2011



Mmmmh? 
Quoi? 
Oups, pardonnez-moi, je m'étais assoupi.

(Oui bon, chacun son truc)





Bonjour à toutes et tous!

Dixième chapitre de notre grrrrrande série Magie et magiciens!



Nous avions commencé, dimanche dernier, à nous intéresser aux instruments emblématiques des clairvoyants et autres sorciers.


Notre premier sujet: le pendule.


Nous avions découvert que le français pendule provenait, par le latin pendeō, pendēre: pendre, de la racine proto-indo-européenne *(s)pen- (tirer, étirer, tourner…).

De appendice à parpaing, en passant par poids, pencher, pondération, penthouse…, nous avions déjà parcouru quelques-uns des dérivés de cette belle racine.

Mais un seul dimanche, c’est vraiment très peu pour en faire le tour!

Aujourd’hui donc, poursuivons gaiement sur *(s)pen-.

J’espère bien encore vous surprendre avec de nouveaux dérivés.
(En fait, j’en suis sûr…)


Commençons sous forme de jeu de vocabulaire:
je vous donne une définition, vous me trouvez le mot dont il est question:

Traiter quelqu’un avec beaucoup de mépris ; dénigrer, attaquer verbalement.

Un verbe pour ça?








Vilipender! 

Du latin médiéval vilipenderedénigrer »), de vilis (oui: « vil ») et … pendeō, pendērepeser, estimer … », j'espère ne pas vous l'apprendre).




Allez, un autre: nous avons vu la semaine dernière dépense, dépenser, du composé latin de-pendo.

Quelqu’un de dépensier, c’est quelqu’un qui dépense trop, sans compter.

Mais comment qualifierez-vous quelque chose qui vous oblige à trop de dépenses? Dont l'entretien, par exemple, nécessite des dépenses astronomiques...  Mmmmh?







Oui: nous dirions qu'il s'agit de quelque chose de … dispendieux: qui exige beaucoup de dépenses.

Ici, nous retrouvons, à la base latine du mot, dis-pendo.
Le préfixe dis- (en fait “dys-”) manifeste l’anomalie, le mauvais état, la difficulté, le … dysfonctionnement.

Dépenser “mal”, c’est en quelque sorte perdre son argent, sans compensation.
Sans intérêt, sans le bénéfice de l’acquisition d’un bien qui en vaille la peine.

Dommageable, fâcheux, c’est bien le sens du latin dispendiosus, d’où nous arrive précisément dispendieux.
Dispendiosus était basé sur dispendiumdommage, perte, dépense », d’où même « frais, préjudice »), lui-même donc créé sur dispendo distribuer en pesant ») (ou « peser en distribuant »!).


Dispendodistribuer en pesant »)?
Ca ne vous ferait pas penser à autre chose?

Un mot qui ressemblerait à dispendo, et qui signifierait “distribuer”???

Mmmh?


YESS: dispenser! (donc aussi dispense, dispensaire)
Du latin dispenso, dispensare, composé du même dis-/dys- et de … pensāre, qui n’était que le fréquentatif de pendeō, pendēre, et signifiait donc “pendre souvent”.


- Quoi?? Pensāre?? Et donc … notre français … penser … … …???
- Eh ben ouais!
Penser nous vient de pensāre via le bas latin pensare.

Et donc aussi pensée, pensif, penseur


Comme c'est original!
Le penseur, de Rodin


- Euh, mais je...?
- Mais oui! Le rapport est facile à faire, entre pendre à une balance, donc peser, et penser: nous parlons d’ailleurs toujours, quand nous pensons, réfléchissons, de peser le pour et le contre, ou encore de mettre dans la balance les pour et les contre ; penser, réfléchir, c'est peser les arguments, estimer, évaluer.
J'oserais même dire qu'agir avec pondération ne peut se faire qu'après mûre réflexion...

Déjà à l'époque, pensāre en est venu à signifier juger, estimer.

Une autre interprétation de peser comme base à penser?
L’idée d’être en suspens.

Oui! J’ai lu quelque part que (ce bon) Saint-Augustin disait que “celui qui pense est en suspens, sans autre repos que dans l'union avec l'objet enfin trouvé”.
‘tain, c’est quand même bien torché.

Et donc, OUI, nous avons encore, comme dérivé de pendēre / pensāre - et par voie de conséquence, comme lointain dérivé de notre *(s)pen- proto-indo-européenne - ... suspens!

Du latin suspendus ; à l’origine, s’appliquant à un ecclésiastique qu’on a suspendu de ses fonctions. (Pourrait-on se permettre d'extrapoler en supposant que la pédophilie au sein de l'Eglise existait déjà à l'époque, d'où cette nécessité de suspendre certains ecclésiastiques?)

La suspense, c’était l’état dans lequel était mis l’ecclésiastique en suspens, ou l’acte par lequel il était ainsi déclaré en suspens.

Quant à suspenseattente anxieuse, doute sur la suite du déroulement de l’histoire”, c’est un anglicisme récent.
Mais l'anglais suspense est basé sur l’anglo-normand suspens, lui-même calqué du vieux français suspens.

Juste retour des choses” je dirais…


Rosemary's Baby, Polansky, 1968
Une certaine idée du suspense...


- Euuh, t’emporte pas, mon vieux, revenons plutôt un chouïa en arrière…
Dispenser, d’accord, c’est distribuer, mais c’est aussi exempter, non? “Dispenser de corvée”… Rien à voir avec la notion de distribuer, pauvre pomme!!
- Ouui, assurément. Disons que le rapport avec l'idée de distribution est plus difficilement perceptible de prime abord?

Dans cette acception précise de dispenser, nous retrouvons la notion de dysfonctionnement propre à dis-/dys-.
Dispenser, en ce sens, c’est distribuer, mais avec un couac: lors de la distribution des rôles, des charges à chacun, dispenser quelqu'un, c'est - par faveur spéciale, ou pour une raison bien particulière - ne pas vouloir ou pouvoir lui assigner la charge dont il devrait normalement s'acquitter…

C'est bon, on peut passer à autre chose??


Car maintenant que nous savons que le fréquentatif de pendēre, c’était pensāre, de nouveaux horizons s’ouvrent à nous…

(Je vous l’avais dit: ‘y’en a PLEIN, des dérivés de *(s)pen-!!!!!)


Compenser?
OUI! “Dédommager une perte par un avantage considéré comme équivalent”.

De compensarecompenser », « contrebalancer » - « compter ensemble », mais aussi - pensez à compendium: « abréger », « raccourcir »), composé du préfixe con-avec ») et de pensarepeserbalancer, estimer »).


Récompense?
OUI!
Du bas latin recompensare, issu du latin re-, et de compensarecompenser, mettre en balance »).

Le préfixe re-/red- évoque ici le contraire:
Etymologiquement parlant, en récompensant quelqu’un, vous compensez cette personne en retour ; vous lui rendez ce qu’elle a accepté de donner, de perdre, au même poids.


Une carte d'honneur, 1900


Propension?
Bingo!
On en trouve une occurrence en 1528.
Du latin propensiopenchant »), composé de pro- et de pensio, de pensārepeser »).


Mais alors, si propension ... alors … pension??
Oui!!

Pension...

(notamment: somme d’argent que l’on donne pour être logé, nourri,
ou encore rente qu’un souverain, un État, une institution, un particulier, etc., donne annuellement à quelqu’un, pour récompense de ses services, de ses travaux, ou par munificence, par libéralité) 

... nous arrive de ce même latin pensiopoids, pesée », « paiement, échéance », « intérêt (de l’argent) »).

Pensāre signifiait certes « peser », « apprécier, estimer », mais aussi, par extension: « échanger, racheter, payer ».



Alors, maintenant, un mot un peu... curieux.
Enfin, disons plutôt qu’on ne l’associe pas immédiatement avec penser.
Au contraire, nous apprenons très vite à le différencier sémantiquement, à l’orthographier différemment, alors qu’il se prononce rigoureusement de la même façon.

OUI, je … pense à … panser!

Nous l’avons oublié, mais panser est simplement un doublet de penser, et fut d’ailleurs longtemps écrit de la même façon.
Ce n’est qu’au XVIIème que la graphie panser se systématisera.

Son sens premier: « prendre soin, soigner, se préoccuper de » dérive - banalement oserais-je dire - de « penser à ».

Eh oui! Souvent on fait tout pour éviter les pièges des faux-amis étymologiques, et là, c’est l’inverse!
On fait rarement le rapprochement entre ces deux mots homonymes.
En fait parfaitement homophones, et presque homographes

le pansage du cheval


Allez, encore un mot que vous ne pouvez décemment soupçonner d’être un dérivé de pendēre / pensāre, à moins d’être un peu pervers/malade/jeté…


Poêle!

- Plaît-il??
- Mais non, je parle du poêle O-E-L-E.

DU poêle, qui vous permet de vous chauffer, ou de chauffer des aliments, et non pas de LA poêle, l’ustensile dans lequel vous faites cuire lesdits aliments.

Le site du CNRTL nous précise que poêle, dans cette acception du moins, dérive du latin pē(n)silis « qui pend, suspendu, bâti sur voûte/sur pilier », d'où l'expression ancienne balnea pensilia « bains construits sur des voûtes et chauffés par-dessous » qui désignait un système de chauffage répandu dans les maisons des riches Romains.

Pensilis est usité par ce bon Grégoire de Tours comme substantif au sens de « chambre chauffée par en-dessous ».

Sacré Grégoire!
Pour l'anecdote, ce brave Grégoire en avait tellement ras la patate des incessants "Eh Grégoire, t'habites à combien de lieues de Tours?" (le kilomètre n'existait pas encore) qu'il a fini par s'y installer, à Tours, pour stopper net ces imbécilités de gamins attardés.

Grégoire de Tours


En 1351, poile a le sens de « chambre chauffée par un poêle » ; au XVIème siècle, on l’écrit poële et il a pris le sens de « fourneau servant au chauffage ».

Trop fort!


Ancien poêle en fonte



Allez tiens, encore un mot tout simplement extraordinaire!


Oh mais...!
Je me rends compte que j'ai encore plein de dérivés à vous donner...

Oups, pas vu le temps passer, moi!

Bon, ben, je vous propose de nous retrouver .... voyons ...  laissez-moi vérifier ... (je vous laisse le choix dans la date) ... ... dimanche prochain?

Pour que je puisse enfin clore ce sujet sur la sidérante racine *(s)pen-!





Bon dimanche à toutes et tous,
Passez une très bonne semaine, et…

A dimanche prochain!





Frédéric


dimanche 20 juillet 2014

un appentis en parpaing, ça ne fera jamais un penthouse





"Give 'em enough rope, and they'll hang themselves"

Proverbe anglais

("Donnez-leur suffisamment de corde, et il se pendront eux-mêmes")




Bonjour à toutes et tous!

En ce dimanche, nous continuons, sans surprise, notre série Magie et magiciens ; nous en sommes à son neuvième chapitre, quand même…


Je vous propose de nous intéresser à présent à quelques instruments emblématiques des clairvoyants et autres sorciers…


Commençons sans plus tarder par … le pendule!



L’ouest… Toujours l’ouest…


En radiesthésie, comme vous le savez, un pendule est un dispositif constitué d’une petite masse, suspendue à un fil tenu par une main de l’expérimentateur, et dont les oscillations sont supposées avoir une signification.
Euh, tout à fait personnellement, il y a très longtemps j'ai utilisé un pendule, et à l'époque j'obtins de très bons résultats: en interrogeant mon pendule, je retrouvais de petits objets que l'on avait caché à mon intention dans l'une ou l'autre pièce... Donc, pour moi, d'expérience, les oscillations du pendule peuvent réellement avoir une signification. 
Ma façon de voir les choses? C'est moi qui dirigeais le pendule, par de minuscules impulsions dont je n'avais même pas conscience. Mais ce qui est certain, c'est que consciemment et en toute bonne foi, je ne savais pas où était caché l'objet à retrouver, et mon pendule m'aidait à le retrouver.

Vous allez voir, ça lasse TRES vite...

Le français pendule (“corps pesant, mobile autour d’un axe horizontal” comme le décrit le Wiktionary) nous arrive du latin pendulum, neutre de pendulus: pendant, de pendeō, pendēre: pendre. 


Et d’où qu’i vient, hein, le latin pendeō?
Hein hein, je vous demande!?

OUI, d’une racine proto-indo-européenne!
Nommément:

*(s)pen- 

On attribue à cette racine un champ sémantique couvrant les notions de tirer, étirer, tourner

C’est précisément sa forme allongée *pend- qui est à l’origine du latin pendeō, pendere.

Oh oui, vous pouvez deviner allègrement les descendants de pendeō!
Pendre, évidemment! Pendaison, pendant, pendentif, suspension…


Le jeu du pendu


Mwouaaaais…  Vous pouvez faire beaucoup mieux!

Ainsi, saviez-vous que pencher en provient?
Nous avons hérité du verbe pencher de l’ancien français pengier (“pencher”, tout simplement), basé sur le bas latin *pendicāre, dérivé de notre pendeō.

Pencher, mais donc aussi... pente!

Pente, du latin vulgaire *pendita, participe passé féminin substantivé de pendere:
« chose pendue ou pendante, chose penchée ».

Rue en pente, San Francisco


Poids!
Eh oui: poids (1564), de l’ancien français pois, peis, repris du latin populaire *pēsum, en latin pēnsum, neutre du participe passé de pendeō, et qui désignait le poids de laine que l’esclave devait filer par jour.

Notez que le d pénultième de poids est dû à une fausse et tardive régression au mot latin pondus poids »), provenant de pendō au demeurant.
Si le français était logique, on écrirait donc poids "pois"!

Et c'est sur pondus que s'est créé le latin ponderare: peser, d'où nous viennent pondéralpondération.

- STOP! Et le rapport entre poids et pendre? 
- Bonne question! On pesait cette laine en la suspendant sur une balance, tout simplement.

Et pour être un peu plus précis, le latin pendeō, pendēre signifiait plutôt à l’origine “être pendu”: il s’agissait en fait de l’intransitif de pendo, qui signifiait bien à la base pendre, mais qui s’est progressivement mué en pendre à une balance, donc peser.

Comme les premiers payements se faisaient par le biais de lingots de métal que l’on pesait sur une balance, cette notion de suspension s’est mêlée à celle de poids, et à celle de paiement

C’est ainsi que le peso, la monnaie de l’Argentine, du Chili, de la Colombie, de Cuba, de la République Dominicaine, du Mexique, des Philippines et de l’Uruguay, tire son nom de l’espagnol peso, littéralement “poids”, provenant bien entendu du latin *pēsum / pēnsum.

Billet de 1 peso cubain

Nous avions en vieux français un mot pour signifier “ajouter quelque chose à”, basé sur le latin appendere (“suspendre quelque chose à quelque chose”), composé de ad: sur, contre, et pendere: ben, suspendre, pendre!: apendre, appendre.
Il existe toujours, même si nous l’avons pratiquement oublié.
Mais - nul n’est prophète en son pays - appendre est passé, comme si souvent, à l’anglais, où il poursuit ma foi une bien jolie carrière: append, c’est toujours, en informatique, ajouter du contenu (essentiellement du texte) à la fin d’un fichier

Ce même latin appendō a donné le latin appendix: ce qui est appendu, ajouté à une autre chose.

D’où, naturellement, notre français appendice, et son inflammation, l’appendicite.

appendice


Un compendium, c’est en littérature l’abrégé d’une science, d’un domaine. Un résumé, un précis.
De compendo: littéralement peser avec, ensemble.
En fait: soupeser, examiner pour en tirer le plus de bénéfice.

Compendium est donc le gain tiré de ce soupesage.
Le compendium est bien d’un grand intérêt, car c’est un raccourci, il résume un domaine de connaissance.

Le Compendium Musicae de Descartes,
son abrégé de musique 


Mais revenons à cette notion de suspension/poids/paiement…
Nous la retrouvons magistralement dans notre français… dépense!
Le mot nous arrive du composé latin de-pendo, ou le préfixe de- signifie bien la séparation.

Dépenser, c’est donc, littéralement peser son argent pour s’en séparer, afin de l’échanger contre un bien. (Oh, ou un esclave, ne soyons pas mesquin).


Dans la même veine, l’anglais spend dépenser est quant à lui un lointain descendant du latin expendere (“peser, juger”), le proto-germanique *spendaną, *spendōną (“dépenser”) dont il dérive n’étant en réalité qu’un calque de expendere.


Compenser?
Oui!!! On dédommage une perte en la contrebalançant, en la compensant par un avantage que nous jugeons de même poids.


Penthouse!

Je ne parle pas ici de cette revue réputée pour ses pages qui collaient entre elles.



Non, ici je parle de ce mot anglais désignant ces superbes appartements luxueux situés au dernier étage d’un immeuble.
Le penthouse tire aussi son nom du latin appendō (“suspendre quelque chose à quelque chose”).

- Euh… Comment peut-on passer de appendō à penthouse?
- Il faut vous dire que le mot dérive de *appenditus, participe passé en bas latin de appendō.

En vieux français, appendō est donc, comme nous l'avons vu, devenu appendre, et son participe passé archaïque reprend la forme *appenditus, pour devenir ... apent.

A la fin du Xème siècle, apent devient apendiz, et prend le sens de « chambre latérale, construite sur le prolongement d’une autre chambre ».

C’est du moins sous cette définition que le mot apparaît dans les gloses françaises de ce bon Gerschom de Metz (Metz, ~960 - Mayence, 1028), l’un des maîtres majeurs du judaïsme allemand médiéval, carrément considéré comme le père du judaïsme ashkénaze; excusez du peu.

Plus tard, le mot passera à l’anglais par l’anglo-normand pentiz
Un(e?) pent-house, c’était à l’origine une structure attachée au mur extérieur d’un bâtiment.

Penthouse à New York


Mais dites-moi… Apendiz!

Ca ne vous dit rien? N’y aurait-il pas un mot français moderne qui lui serait étroitement apparenté?
Oui, certes, ça ressemble furieusement à appendice, on est bien d’accord, mais ici nous parlons bâtiment

OUI!!!

L’appentis!

Selon le Larousse, l’appentis c’est un toit à un seul versant dont le faîte s'appuie sur ou contre un mur.

Comme quoi, étymologiquement du moins, il y a très peu de différence entre un penthouse et un appentis

C'est vrai que, finalement, appentis et penthouse
c'est pratiquement la même chose



Restons dans la construction

Perpendiculaire: 
Du latin perpendicularis, de perpendiculum fil à plomb », « niveau »), du composé per-pendō, cette fois (« peser, examiner en détail ») apparenté à pendiculuscordeau »).

droites perpendiculaires


Bon, je vais à présent jeter un pavé dans la mare…

mare

Pour beaucoup d’étymologistes, le français parpaing (“matériau de construction creux et moulé”) provient d’un radical latin perpescontinu ») - nous le retrouvons dans perpétuité - et désignerait, étymologiquement donc, une pierre traversant toute l’épaisseur d’un mur, de part en part.

Eh ben, moi je pense que non.
Car, certes cette définition de parpaing est attestée au XIIIème siècle, mais le radical sur lequel le mot se base ne serait pas, comme on le croit, perpes, mais pourrait bien être perpendo! 

Dès lors, le parpaing, étymologiquement toujours, serait plutôt une pierre … perpendiculaire (au mur).

Ce qui me fait pencher vers cette version de l’étymologie de parpaing, c’est tout simplement son pendant anglais perpend! (littéralement: parpaing).

Pour les étymologistes anglophones, il ne semble pas y avoir de doute, le mot anglais vient bien de perpendere, per- + pendere.

La définition anglais de “perpend” est amusante car elle évoque les deux versions: il s’agit d’une brique ou d’une pierre dont la plus longue dimension est perpendiculaire à la face d’un mur, et qui s’étend à travers toute la largeur du mur.

Bon, comme d’hab, c’est vous qui voyez!



Bon, on va en rester là pour ce dimanche…

J’ai encore PLEIN de dérivés de notre proto-indo-européen *(s)pen- à vous donner (plein!).

Pour vous, comme pour moi, je crois qu’il est sain de ne pas s'en faire une indigestion.

Oh oui, il y aura facilement de quoi en faire un deuxième dimanche!






Bon dimanche à toutes et tous,
Passez une très bonne semaine, et…

A dimanche prochain!





Frédéric

article suivant: j'ai un poêle à mazout

dimanche 13 juillet 2014

Une idylle avec une idole?? Mais quelle drôle d'idée...






A baby has brains, but it doesn't know much. Experience is the only thing that brings knowledge, and the longer you are on earth the more experience you are sure to get.” 

L. Frank Baum, The Wonderful Wizard of Oz



Bonjour à tous.

Un temps moche, gris, pluvieux, par ici…
L’avantage, c’est que ça me donne moins envie de batifoler dans les prés.
Le dimanche ne s’en plaindra pas.


Et pour cette septième édition du dimanche indo-européen consacrée à la magie et aux magiciens, nous partirons de l’anglais wizard, le sorcier, le magicien, pour remonter jusqu’à sa racine proto-indo-européenne, pour bien évidemment nous intéresser ensuite à tous les dérivés de ladite racine…


- Wizard ? Encore de l’anglais ? Et puis, wizard, enfin, c’est quoi ce mot que personne ne connaît ?!
- Oui, d’accord. Pour l’anglais, je le reconnais, j’aurais pu partir d’un mot bien français.

En fait, pour tout vous dire, j’y avais pensé : je voulais vous parler de clairvoyant.
Mais bon, par manque d’inspiration peut-être, je me suis rabattu sur l’anglais wizard.

Mais de là à dire que personne ne le connaît !

N’avez-vous pas vu Le Magicien d’Oz ? A l’origine un livre de Frank Baum, publié en 1900 : The Wonderful Wizard of Oz.

Dorothy, une petite fille du Kansas, se retrouve emportée par une tornade dans le pays magique d’Oz, qu'elle va littéralement libérer, sauver…
On peut l’interpréter comme un joli récit initiatique, sur la recherche de son identité, sur la connaissance de soi.

Mais pourquoi diable avoir appelé ce pays imaginaire (ou pas ??) Oz ?
Frank Baum avait un jour expliqué qu’à la recherche d’inspiration pour le nom de ce pays magique, il avait posé les yeux sur trois petits casiers à courrier posés sur son bureau.

Sur le premier figuraient les lettres A-G ; le second H-N ; et le troisième O-Z.
Ben oui, "Oz",  Il venait de trouver.

Judy Garland dans The Wizard of Oz, 1939


Bon, cette racine à l’origine de l’anglais wizard, vous la connaissez déjà, il s’agit de ...

*weid- : voir.


Oui, car nous l’avons déjà abordée dans arbres, vérité, druides et dead parrots

Je ne vais pas ré-inventer la roue, ou faire un stupide copier/coller de cet article du 12 février 2012.
Je vous propose plutôt de le relire par vous-même avant de poursuivre…

Allez !!!

Allez-y, je vous attends ici.

- - -

[ suffisamment de temps pour vous permettre de lire ou relire arbres, vérité, druides et dead parrots ]

- - -

C’est bon ?

OK, continuons.

Vous le savez donc, nous devons à *weid- ...

  • le sanskrit veda (savoir, connaissance), 
  • l'anglais wise (sage), 
  • l'allemand wissen (savoir), 
  • le latin vidēre (voir), oui, qui nous a donné notre voir
  • le français druide (“le très voyant”, ou “le très savant”),
ou encore 
  • le français guise (par le francique wisa, évoquant l’apparence : la façon, la manière).


C’est également cette notion de "façon", "manière" que l’on retrouve dans le suffixe anglais -wise : "clockwise", c'est "à la façon d'une montre", donc "dans le sens des aiguilles d'une montre".


Wizard, mot du début du XVème siècle, nous arrive de la racine proto-indo-européenne *weid- par le moyen anglais wys (sage).
Wys descend lui du vieil anglais wīs, wise.
Pour être même un peu plus précis, c’est la forme proto-indo-européenne suffixée *weid-to- qui est à l’origine de ce wīs, wise, via, comme d'habitude, le proto-germanique, en l'occurrence *wīsaz : sage, qui sait.

C’est toujours cette même forme qui se cache derrière l’anglais wisdom (sagesse), ou notre “à ta guise” français.


Vous l’aurez constaté, de la notion de “voir” présente originellement dans *weid-, nous sommes passés à celle de “savoir”, voire de “sagesse”.

Parce que, en toute vraisemblance, celui qui sait est celui qui voit.
Le sage est peut-être même celui qui voit plus clair, ou plus loin...

"On ne peut savoir sans avoir vu"

La plus belle application de cette vérité, vous la retrouvez en anglais, où witness, autre beau dérivé de la même racine *weid-, désigne le témoin, celui qui sait ce qu’il s’est passé, parce qu'il l’a vu...


Celui qui voit mieux ou plus loin que vous, il pourra certainement vous servir de … guide.
Oui, guideguidon nous viennent de *weid-, cette fois par le germanique *wītan.

Pas de plus belle application de ce concept au chien-guide, qui, parce qu'il voit, guide son maître qui ne le peut...

Guidon de course


Au delà de “voir”, *wītan signifiait veiller sur, garder, ou même imputer quelque chose à quelqu’un, reprocher…
En d’autres termes, la notion de voir que le mot avait reprise, il la renforçait, la rendait active.


Une autre forme suffixée de *weid-, *weid-es-, allait quant à elle nous donner l’ancien grec εἶδος, eîdos :forme”.

C’est de lui que nous vient ... idole. Par le grec εἴδωλον, eídōlon : “image, idole”.




Mais aussi … idylle.

Par le grec ancien εἰδύλλια, eidúllia, basé sur εἶδος, eĩdos, « la forme », donc), et signifiant littéralement une « forme brève ».

Eh oui, je sais, c’est dur: une idylle, ce n’est pas appelé à durer…






A présent, une petite devinette :
Nous devons encore au grec εἶδος, eĩdos un mot nettement plus récent, que nous avons emprunté à l’anglais au début du XIXème…

Je vous laisse chercher ?







Allez, dans ce mot, composé de trois mots grecs, il est question de beauté, de forme et d’observation.

Il s’agit d’un objet qui, littéralement, vous permet d’observer de belles formes.








Ca y est ?

OUI! Il s’agit de kaléidoscope, repris de l’anglais kaleidoscope, dérivé du grec ancien καλός kalósbeau »), εἶδος eîdosforme », pour les mal-comprenants) et σκοπέω skopéô (« observer »).


Kaléidoscope


Notre racine *weid- au timbre zéro: *wid-, a donné le germanique *wit-, dont dérive l’anglais wit : connaissance, intelligence


Et puis, c’est une forme suffixée en -ē- de la forme au timbre zéro *wid-: *wid-ē- qui nous a donné le latin videō, vidēre : voir.
On en ramasse des dérivés à la pelle… On marche dessus…

Voir, vue, vision, viser, visa, visage, visuel, visibilité, vidéo, évident, interview, revue, aviser, revoir, superviser et j’en passe, encore et encore… (et encore)


Mais... si nous nous intéressions à quelques dérivés moins ... immédiats ?

Visiter.
Issu du latin visitarevoir souvent »), fréquentatif de vidēre.

Prévoir : 
du latin provideō: pro- video : prévoir,voir devant soi”, “voir le premier”, “voir avant” …

Et … pourvoir.
Qui vient du même latin provideō, ce qui a du sens.


Improviser.
Improviser, c’est prévoir.
Du latin imprōvīsus, composé de in- et de prōvīsus, participe passé de prōvidēreprévoir » ; ça n'a pas changé).

L'improvisation, l'essence même du jazz


Envie?
Oui, de in-videō : porter envie, envier, jalouser.


Prudence. Ne dit-on pas de quelqu’un de prudent qu’il est prévoyant ?
Prudent nous vient du latin prudens, altération de providens, participe présent adjectivé de provideō.

Bien entendu, il y a aussi providence.

Et forcément, aussi… clairvoyant.

Ça alors ??? Là vraiment, je suis épaté.
Jamais je n'aurais cru que wizard et clairvoyant provenaient tous deux d'une même racine ???


Bon, il y a bien encore une forme suffixée au timbre o de *weid- : *woid-o-.
C’est elle qui a donné le sanskrit veda (savoir, connaissance).


Et nous retrouvons notre racine dans les langues slaves, avec voir en tchèque, vidět, ou en russe : видеть (“viditj”), issu du vieux slavon d'église видѣти (viděti).
A noter quand même qu'à côté de viděti existait également věděti, voir, mais aussi savoir...


En avestique ?
Mais 'ya qu'à demander ma p'tite dame: vaēðe, pour savoir.

En macédonien ?
ви́ди (vídi).

Et en lituanien, mmmh ?
Vaizdas !

Euh, alors en... cachemiri ?
Vūčhūn !

Ah, je sais: en vieil irlandais !?
fis.

Pfff.. En sanskrit ?
विद् (vid).


Mais il y a aussi des descendants de *weid- bien français, que vous ne soupçonneriez jamais

Comme ... idée.
Du grec idea, apparence, forme, idée, qui dérive de la forme suffixée *wid-es-yā-.

Ca c'est une chouette idée, pour un tatouage
Et c'est tellement élégant.


Ou histoire / Histoire, lointain ancêtre de *weid- par sa forme suffixée *wid-tor-.

Oui, histoire nous vient du latin historia, mais lui-même provenait du grec ἱστορία, historía enquête, compte-rendu, examination, histoire … »).
Et ce ἱστορία, historía dérive lui de ἴστωρ, hístôr : “celui qui sait”, lui-même fondé sur οἶδα, oídasavoir que, bien savoir, s'assurer que »).


Et surtout, et surtout, le plus improbable de tous…

Pingouin.

Pingouin serait issu, selon plusieurs dictionnaires sérieux, du gallois pen gwyn(n) - pen tête, gwyn(n) blanche : tête blanche”.

- Ouais… Et le rapport entre le verbe voir et la couleur blanche ? 
- Eh bien, le blanc est une couleur clairement visible. Surtout sur du foncé.

- Mmmh... Et le fait qu’un pingouin n’a pas la tête blanche, ça ne vous gêne pas plus que ça ?
- Si, mais il semblerait que le terme était originellement employé pour désigner ce pauvre grand pingouin, Pinguinus impennis, aujourd’hui totalement éteint - bravo, l’Homme - qui possédait de larges taches blanches devant les yeux, même si sa tête était assurément bien noire…


Le grand pingouin.
Il n'existe plus qu'empaillé.
Lamentable.



Bon dimanche à toutes et tous,
Passez une très bonne semaine, et …

A dimanche prochain.




Frédéric


dimanche 6 juillet 2014

le chant de Carmen enchantait le cantor, plus qu'un cantique




Renart i entre, outre s'en passe,
Chaoir se laisse a une masse
Por ce que la gent ne le voient.
Mes les gelines en coloient,
Qui bien l'ont veü en sohaite.
Chascune de foïr s'esploite,
Quant sire Chantecler li cos,
En une sente lez le bos,
Entre .II. piex en la croerre,
Estoit alez en la poudriere.
Mout fierement lor vint devant,
La plume el pié, le col tendant,
Si demande par quel reson
Eles s'en fuient en meson.


Et en français:

"Renart passe de l'autre côté et entre dedans
en se laissant tomber comme une masse
pour que les gens ne le voient pas.
Mais les poules qui tendent le cou
l'ont vu à loisir,
chacune s'empresse de fuir.
Au même moment, seigneur Chantecler le coq,
dans un chemin le long du bois,
est en train de marcher dans la poussière
d'une ornière entre deux pieux.
Il va au devant d'elles très fièrement,
plume au pied, le cou tendu,
puis demande pour quelle raison
elles s'enfuient vers la maison."


Extrait du Roman de Renart, circa 1200


Roman de Renart
















Bonjour à toutes et tous!


Résumé des épisodes précédents:
Nous sommes toujours en train de nous intéresser à toutes ces racines proto-indo-européennes se cachant derrière les mots du vocabulaire relatif à la magie, dans le cadre de notre série Magie et magiciens, commencée il y a un peu plus d'un mois, le dimanche 1er juin 2014 avec le mage qui roulait des mécaniques.


Et aujourd’hui, c’est la sixième livraison de la série, avec la racine à l’origine de … enchanteur!

L'Enchanteur le plus célèbre, c'est bien entendu Merlin, le Myrddin gallois de la légende arthurienne...


Merlin l'Enchanteur, avec la fée Morgane.
Aaaah, Helen Mirren et Nicol Williamson!
Excalibur, de John Boorman, 1981


Alors, cette racine - arrêtez de trépigner,  la voilà, il s’agit de…

*kan-


Son champ sémantique, on en aura vite fait le tour!
Elle véhiculait tout simplement la notion de … chanter.


En latin, *kan- s’est dérivée en canō, canēre (au parfait: cecinī, et au supin: cantum): chanter! 
Ou faire retentir.
Mais aussi prédire, prophétiser.

- Prédire, prophétiser?? 
- Mais oui, vous pouvez facilement imaginer la prosodie si particulière à l’invocation des forces surnaturelles par ces devins ou autres augures, semblable à une déclamation, un chant lancinant…


Le fréquentatif de canō, c’était cantō, basé sur son supin cantum.

Si vous rajoutez le préfixe in- à cantō, vous obtenez? …

[je vous laisse quelques secondes? ]

incantō! 

Oui, bien, bravo!

Incantō véhiculait l’idée de chanter “en invitant à soi”.
En in-vitant, in-voquant les Dieux, ou toutes autres forces auxquelles on voulait faire appel.

Vous l’aurez évidemment compris, incantation vient de là, précisément du latin incantatio (incantation, enchantement, charme), basé sur le participe passé de incantō: incantatus.

- Ouais, et enchanteur?? C’est quand même pour ça qu’on est là!!
- Pas de panique, on y arrive…

Enchanteur, à l’instar de incantation, provient d’un substantif basé sur incantatus: le bas latin incantator: sorcier, magicien.
En vous disant que incantateur existe toujours en français, quoique désuet, et est en quelque sorte le chaînon manquant entre incantator et notre français moderne enchanteur.
On peut retracer l’évolution du mot, qui est passé par encanteür - nous sommes vers l’an 1100 et nous lisons la Chanson de Roland - puis par enchanteor, aux alentours de l’an 1165.


Sur notre latin canō / cantō se sont créés, vous vous en doutez, une flopée de mots dérivés…

Il y a bien entendu…
chant, chanson, chanteur…

Mais il y en a plein d'autres... surtout des termes musicaux - il faut bien le dire:

Cantate? 
A l’origine, la cantate était une composition essentiellement vocale, par opposition à la … sonate, « la musique qui sonne » (de l’italien sonata, suonata), essentiellement instrumentale



Johann Sebastian Bach: 
Une superbe interprétation du choral Jesu bleibet meine Freude,
extrait de la cantate BWV 147, par le Concentus Musicus Wien 
sous la direction de Nikolaus Harnoncourt

Avec un iPad? https://www.youtube.com/watch?v=cBDmjpR5maE



Cantique?
Rien à voir ici avec la physique: un cantique (du latin canticum: chant biblique), est un chant tiré de la bible - à l’exception des psaumes, qui eux sont tous tirés du Livre des Psaumes, c'est facile à retenir.

Le Cantique des Cantiques


Cantabile!
Terme musical repris de l’italien cantabile: « chantable, facile à chanter », qui sert notamment à désigner, en musique instrumentale, une façon de jouer imitant la voix humaine.

L’italien provient du latin cantabilis: digne d’être chanté.


Moderato cantabile, de
Marguerite Duras, 1958 


Cantor:chanteur” en latin. Nous parlons ici plus précisément d’un chanteur d’église: un chantre (oui, c’est aussi un dérivé).
Le cantor, dans les pays allemands, est le chef de chœur ou le maître de chapelle, le maître de musique.

Evidemment, s’il n’y en avait qu’un, ce serait celui-là: « le cantor de Leipzig » Jean-Sébastien Bach.

Pour moi, simplement le plus grand.
En tout cas, ma vie serait certainement plus dure s'il n'avait pas existé.

Quand on s'appelle BACH, on peut se permettre de signer
ses partitions en musique (en notation germanique,
B = si bémol, A = la, C = do, H = si naturel)


Chantecler! 
Mais oui, vous savez, Chantecler, le coq du Roman de Renart, dont j’ai repris un court extrait en exergue… Le coq qui chante clair...

Chantecler et Renart


Concentus?

Mais oui!!

Composé de canō et kayak du préfixe con- (“avec”), qui se transforme en concinō, pour signifier “chanter ensemble, harmoniser les voix”.
Par métonymie, on emploie encore le terme concentus pour désigner un choeur.

Et puis, pensons au Concentus Musicus Wien, remarquable ensemble de musique baroque co-fondé par le tout grand Nikolaus Harnoncourt dont - voyez comme les choses sont incroyablement bien faites - je viens de vous faire mention au sujet de cantate...

Et toujours Nikolaus Harnoncourt au pupitre...

Dans la liturgie latine de l’église médiévale, le concentus correspond à l’harmonie des voix, il désigne toutes les parties chantées dans lesquelles l'aspect musical prime la déclamation.

Mais à l’inverse, un autre terme est employé pour désigner les moments parlés, non chantés, là où la musique ne sert que de support à la récitation psalmodiée: …



accentus!

D’où nous arrive, oui… accent!

Eh oui, il y a parfois de drôles de surprises, juste derrière le coin…

On suppose que c’est ce bon Andreas Ornithoparchus, qui, dans son Musicae Activae Micrologus, Leipzig, 1517 a mis sur le papier pour la première fois les termes accentus et concentus dans ce contexte précis.



Accent nous vient du latin accentusintonation, son, ton »), basé sur le composé accino, où nous retrouvons ac-, une variation de ad- (à, pour) et notre infatigable canō, pour signifier littéralement “chanter à”, “chanter pour”…

Remarquez au passage que le accentus latin est un calque - grammatical mais non étymologique - du grec ancien προσωδίας, prosodias, où πρός = ad-, et ᾠδή = cantus, sur lequel nous avons construit prosodie


A présent, un mot peu glorieux issu du e-commerce?? 

Laissez-moi juste quelques instants, le temps de vomir, et je reviens.
Voilà, ça va mieux.

L’anglais (ou français, tant qu’on y est) … … … incentive!

Dans l’absolu, on pourrait le traduire par motivation, incitation, ou encore encouragement.
Mais en français, ce terme se réfère principalement à ces activités proposées par des agences de marketing ou autres, auxquelles les employés d'une société, d'une équipe sont contraints invités à participer pour se motiver.

Le mot nous vient, par l’anglais, du latin médiéval incentivus: “qui donne le ton”. 
A décomposer en in- et cinō, cette forme variante de canō.


Tiens, et connaissez-vous le latin vātēs? « Devin, voyant, prophète ».
Ces allumés de vātēs étaient connus pour le ton emphatique qu’ils employaient dans leurs prophéties.

Eh bien, vous prenez vātēs et canō/cinō, et vous obtenez vaticinor: prophétiser avec emphase.

Nous en avons gardé vaticiner, de même sens.


Notez que les exaspérantes envolées emphatiques des vātēs devaient - on peut l’imaginer - en agacer plus d’un.
Car on a même dû créer le terme vaticide, pour acte par lequel une personne tue un vaticinateur, un prophète en lui infligeant avec violence une série impressionnante de coups de couteau, tout en hurlant "mais ta g*, mais tu vas la fermer ta g*...".

Bon, d'accord, après "un prophète", c'est moi qui ai complété la définition selon ma propre perception de la scène.


Ah oui, ces pauvres Romains étaient parfois à plaindre.
A côté des envolées lyriques des vātēs, qui vous donnaient l'irrépressible envie, dans le meilleur des cas, de leur flanquer une bonne rouste histoire de les aider à remettre les pieds sur terre, il fallait également subir le buccin, cet instrument à vent de la famille des cuivres utilisé dans l’armée, qui vous beuglait dans les oreilles.

Oui, le terme beugler est particulièrement à propos, et je n’invente rien: ce sont les Romains qui ont appelé cet instrument ainsi: buccinum, une variante de bucinum, construit sur bousbovin ») et, bien entendu, canō/cinō, ce qui vous donne une idée assez précise du son qu'on en obtenait...

Buccin


Mais revenons à la magie!

Une forme suffixée du proto-indo-européen *kan-, *kan-men, en passant par le latin carmen (“chanson, poème”, mais aussi “formule magique, incantation”), lui-même basé sur canō , nous a donné le français … charme!
Je ne puis d'ailleurs que vous renvoyer à Serpents, vers et dragons. Ah, et aussi ophiolites., où je reprenais le charm of making, le charme créateur, tel qu'imaginé par Boorman dans son fantastique Excalibur...

Bien sûr, nous connaissons le prénom féminin espagnol Carmen, joliment repris du carmen latin.

Oui, Carmen la charmante, la charmeusel’enchanteresse, ou l’ensorceleuse 
C'est selon.

Carmen, opéra de Bizet basé sur la nouvelle éponyme de
Prosper Mérimée

Une question me hante: si Carmen était la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée, mais alors, qui était l'ancienne??

Quoi qu'il en soit, le latin carmen, au pluriel, devient... carmina!

Les Carmina Burana, littéralement les chants de Beuern, sont une compilation de chants profanes ou sacrés du XIIIème siècle.
Ils furent popularisés par Carl Orff, dont le Carmina Burana reprend 24 chants tirés du manuscript.

Codex Buranus (Carmina Burana)

Et OUI, c'est le choeur O Fortuna, tiré du Carmina Burana de Orff, que John Borman a repris dans son Excalibur pour illustrer le retour de la Vie, de l'Harmonie du Monde à la suite de la révélation du Graal.




L’oscène, lui - du latin oscen, était un oiseau chanteur utilisé pour les divinations ; son chant servait de présage.

Littéralement, *obscen c’est “qui chante avant [les augures]”; nous y retrouvons cinō, préfixé en “ob”: “avant”.


Mais le dérivé peut-être le plus surprenant de *kan-, ou du moins le cognat le moins prévisible du français enchanteur, ce n’est pas au latin que nous le devons, et c'est en anglais que nous le trouverons…

Car il dérive de la racine proto-indo-européenne *kan- par le germanique *han(e)nī, pour donner le vieil anglais hen(n), qui à son tour donnera l’anglais hen.

Hen? Oui: la poule.

Même origine germanique pour les allemands Henne et Hahn, la poule et le coq.

Le coq chante, certes, et la poule glousse.
Mais sachez que cette dernière claquette avant, caquette pendant et crételle après ... la ponte d'un œuf...!
C'est tout bonnement fascinant.


Le Coq (en néerlandais De Haan, anciennement Den Haan),
station balnéaire belge sur la mer du Nord.
-
Une des très rares stations balnéaires de la côte belge à avoir
gardé par endroits un certain charme...


Bon, pas de vieux norrois ni de vieux slavon d'église, en ce dimanche...
Alors, pour me faire pardonner, du letton!

Car le kokle (ou kuōkle) est un instrument de musique traditionnel letton, de la famille de la cithare, dont le nom dérive de *kan-.

Joueur de kokle
Ca ne leur fait pas du bien

Tout comme l'adjectif letton skanīga: sonore...

Et puis, enfin, en vieil irlandais,  nous trouvons encore canim, pour chanter.



Chant, cantique, enchanteur, buccin, charme, incentive, accent, carmen/carmina, ou l'anglais hen!
Pas mal non, pour une seule et toute petite racine proto-indo-européenne...



Bon dimanche, bonne semaine à toutes et tous et…


A la semaine prochaine!




Frédéric