- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 22 février 2015

Un avocat qui donne de la voix, c'est épique






Quand j'aurais en naissant reçu de Calliope
Les dons qu'à ses amants cette Muse a promis,
Je les consacrerais aux mensonges d'Ésope:
Le mensonge et les vers de tout temps sont amis.
(...)

Jean de La Fontaine,
Fables, Livre second, Fable 1 "Contre Ceux Qui On Le Goût Difficile"




Bonjour à toutes et tous!

Vous avez dû vous en rendre compte, ça fait maintenant quelques semaines que nous avons commencé un grand thème, centré sur la langue, la parole.
Je l’appelerai Langue / mot / Parole

Nous l’avions commencé le 4 janvier dernier avec Zorro, Dingo et Fredo vous souhaitent une très bonne année!


Nous avons ainsi déjà traité des racines…





Et donc, la racine proto-indo-européenne *werə-3 signifiait “parler”.


Bon, je dois vous l'avouer …  je vous ai menti.

Mais bon, juste par omission

Car même si *werə-3 véhiculait bien la notion de "parler", elle n’était pas la seule à le faire!

Eh non!

Car il y avait aussi…

*wekʷ-


Oui: sémantiquement*wekʷ- correspondait également à parler, même si on pourrait lui trouver aussi le sens plus précis, plus restreint, de prononcer, émettre


Vous la connaissez bien!
Ou en tout cas, vous connaissez fort bien ses dérivés français.


Voyons, si je vous disais que pas mal de ses dérivés proviennent d’une forme au timbre o …
Entendez donc que la voyelle pivot *e devient un *o.

Quels pourraient bien être les mots français qui en seraient issus???

Hein?

La forme au timbre o dont je parle, la voici: *wokʷ-

Alors, dites-moi?


Pour tout vous dire - ou presque -, *wokʷ-, ses premiers dérivés, nous en avons hérité par le latin.

Par un mot latin très court, d’une syllabe…


Trouvé?

Allez! Sa définition: ensemble de sons produits par les cordes vocales.


Mais oui! Vōx!

La voix!



Nipper, servant de modèle pour His Master's Voice



Nous devons à *wokʷ-, par le latin vōx, nos français voix, vocal, ou encore voyelle.

En phonétique, on parle encore de voisement, de son voisé, quand la prononciation implique la vibration des cordes vocales.
Tiens, vous connaissez la différence fondamentale entre une voyelle et une consonne
Une voyelle est un son produit par le libre passage de l’air dans la cavité buccale (et/ou les fosses nasales, surtout si vous habitez près de Liège).
Alors qu’une consonne, elle, correspond à une obstruction au passage de l’air… 
C’est pour cela qu’aux voyelles correspondent de beaux sons “clairs”, alors que les consonnes se manifestent par des euh... bruits: des chuintements, des sifflements, des claquements


Si en latin, *wekʷ- sous sa forme *wokʷ- a donné vōx, en grec, elle a donné… *ὂψ, ops, la voix.


Dans la mythologie grecque, Calliope (en grec ancien Καλλιόπη, Kalliópê, « belle voix ») était la Muse de la Poésie épique, et de l’Eloquence.

Calliope (source)




Et le calliope, c’est aussi un instrument de musique, … à vapeur! 

et sur iPad:



Une forme suffixée de *wokʷ-, *wokʷ-ā-, est à l’origine du latin vocāre: appeler.
Et sur vocāre, mes amis, mais nous avons créé une flopée de mots!…

Vocable, vocation (l’appel!), avocat, convoquer, provoquer, révoquer, univoque, invoquer, vocal, vociférer, avouer, aveu

Avocat est un emprunt au latin advocatus, et a donné par évolution phonétique avoué.

Advocāre, basé sur vocāre, signifiait littéralement appeler auprès de soi, convoquer.

Quand quelqu’un était cité en justice, il appelait auprès de lui un … advocatus, personne qui l’assisterait devant le tribunal, advocatio pouvant se traduire ainsi par “assistance en justice”.


Ah, la classique scène finale des épisodes de Boston Legal, avec les excellents
James Spader et William Shatner, avocats à Boston.
Enfin, non, eux ce sont des acteurs. Mais bon, vous m'avez compris.


Avouer, toujours basé sur advocāre, est un cas plus qu’intéressant…

De la notion de “appeler comme défenseur”, le mot est passé, en droit féodal - et sous la forme avoer - à signifier reconnaître quelqu’un pour seigneur.

De là, s’avouer à quelqu’un: se reconnaître son vassal.
Le mot va encore évoluer, pour signifier approuver, ratifier, considérer comme valable.

Le sens moderne du verbe n’est qu’une spécialisation du sens “reconnaître pour vrai”.


Avouez!


Retenons également, toujours basé sur le latin vocāre, et transmis par le vieux français vocher, voucher (appeler, convoquer), l’anglais vouch: garantir, se porter garant, répondre de.

L’anglais voucher peut toujours désigner la convocation d’une personne devant une Cour pour garantir un titre de propriété, ou la personne même qui atteste de l’exactitude d’un fait, ou de la respectabilité de quelqu’un.

Mais vous connaissez aussi le voucher comme le bon qui vous garantit l’entrée (ou la sortie) lors d’un évènement par exemple, ou qui vous permet une remise sur un achat… ... ...


Spécial St Valentin



Enfin, nous retrouvons encore *wekʷ-, par une forme suffixée *wekʷ-es, dans le grec ἔπω, épô, poétique ancien pour « dire », « parler », qui donnera à son tour ἔπος, epos, « parole », chez Homère, puis « chant poétique »).

Epopée, épique, sont de beaux descendants de ce grec epos, le grec ancien ἐποποιία, epopoiía étant à l’origine un récit en vers


La plus ancienne épopée retrouvée à ce jour:
l'Epopée de Gilgamesh



Bon, d’accord, *wekʷ- n’a pas donné que du vocabulaire grec ou latin, si ça peut vous rassurer.

On la retrouve encore dans le sanskrit वच्, vāc (parler, dire), ou même l’avestique vač.
D’où आवाज़, āvāz en hindi, pour son, bruit, appel


En tocharien A, *wekʷ- a donné wak.
En tocharien B? wek. 
(oui, comme je l'ai déjà expliqué, les Tochariens B devaient toujours se distinguer des Tochariens A, c'était plus fort qu'eux)


Allez, encore un dérivé, et qui s'apparente par le sens au voucher anglais:
En germanique, notre racine est devenue *wahtaz, pour se transformer, en vieux norois, en váttr (“témoin”), pour finalement donner, en patois des îles Féroé (oui, je sais, c'est pointu)... váttur!


- Mais donc, c'est la même racine qui est derrière voix, aveu, avocat, Calliope, épopée, ou l'anglais voucher??
- Eh oui! c'est bien ça! Epatant non, le proto-indo-européen...!




Et moi là-dessus, je vous laisse!

Passez un excellent dimanche, et d’ici dimanche prochain… portez-vous bien!


Frédéric


dimanche 15 février 2015

- J'ai connu une ballerine bélonéphobe. - Et alors? - Ben elle n'osait pas faire de pointes







Bayadère sans nez, irrésistible gouge,
Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués :
« Fiers mignons malgré l’art des poudres et du rouge,
Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués, […] »

Charles Baudelaire, Danse macabre
Les Fleurs du Mal, XCVII

















Bonjour à tous !


Nous découvrions, il y a à peine une semaine, une racine remarquable, à l’origine de notre français parler: *gʷelə-1.


Remarquable à plus d'un titre, la cocotte !

Car n’ayant aucun rapport (AUCUN) avec la notion de parler (oui, rappelez-vous, elle signifiait plutôt lancer, jeter, atteindre, et par extension, percer, transpercer…)

Mais aussi … tellement riche.


Nous avions commencé à dresser la liste de ses dérivés, en l'entamant par ceux dont nous avions hérité par le grec βάλλω, bállō : jeter.
Parler, parole, parabole, balistique, diable, symbole, emblème, embolie, métabolisme, problème …!.

Rien que ceux-là suffiraient déjà largement à attester la valeur de cette humble racine proto-indo-européenne.


Je vous propose aujourd’hui de découvrir d’autres dérivés modernes de *gʷelə-1, porteurs d'un sens encore bien différent…


Comme par exemple…

bal.

Oui, le bal, cette réunion, assemblée, où l’on danse.



Le Bal des vampires ("The Fearless Vampire Killers" en V.O.),
Roman Polanski, 1967


Nous avons emprunté le mot bal à l’italien ballo, danse, bal…
Qui lui-même provenait du latin ballō, qui, sans surprise, signifiait… danser.

Oui.

Et le latin ballō, lui, il venait du...? - C'est une langue très ancienne, et ça commence par un g

Oui, du grec.

Le grec ancien βαλλίζω, ballízô : danser.


Le (très) grand helléniste Pierre Chantraine nous raconte que le verbe βαλλίζω, ballízô devait être simplement, à l’origine, un doublet de … βάλλω, bállō.

Oui, ce même βάλλω, bállō qui signifiait jeter.


Pierre Chantraine, 1899 - 1974 (source)


Euh... Le rapport entre jeter et danser ??
- D’autant plus que l’on sait que ballízô pouvait s’employer dans le sens de “lancer des projectiles”... -

Peut-être les Grecs pratiquaient-ils le rock acrobatique ?

Mais non.
Désolé de vous décevoir, mais non.

En réalité, ballízô devait faire référence non pas à la danse à proprement parler, mais à une fête bruyante, une sorte de carnaval, où l’on danse, certainement, mais surtout où l’on se lance, au propre comme au figuré, des choses à la tête: des quolibets, ou de menus objets


Lancer de confettis lors d'un carnaval


Décidément, les dérivés de notre *gʷelə-1 sont vraiment imprévisibles



Rock acrobatique

Et sa variante grecque



Du latin ballō, nous avons gardé, outre bal, le terme baladin qui désignait à l’origine un danseur.

Ou ballade, de l’ancien occitan balladadanse »).
- La ballade avec deux l désignant à présent une forme musicale ou poétique, à ne pas confondre, bien entendu, avec la balade avec un seul l : la promenade… -

L’italien ballerina, de ballare « danser », nous a également donné … ballerine.


Etendoir à ballerines



Et puis, sur l’italien pour « petit bal », balletto, nous avons créé … ballet.





L’espagnol, lui utilise toujours le mot bailar pour danser.

flamenco



Peut-être connaissez-vous le terme bayadère ?
- Ah oui : "Si tu ne viens pas à Bayadère ..."

Mais NOOON! Ca c'est Lagardère, enfin !


Bayadère :
Femme dont la profession est de danser devant les temples ou pagodes dans l’Inde
Le terme nous vient ici du portugais bailadeiradanseuse »), issu lui-même de bailardanser »), toujours construit, forcément, sur le latin ballō.

Bayadère



- Euh, et pourquoi un mot d’origine portugaise pour désigner une danseuse indienne ??
- Bonjour, vous allez bien? OUI, excellente question !

Tout simplement parce que le mot, débarqué en français par l'intermédiaire d'un texte néerlandais, provient de “Primor e Honra da Vida Soldadesca no Estado da India”, le récit d'un séjour aux Indes qu'un auteur portugais anonyme rédigea dans les années 1570, et que le moine augustin portugais Frei António Freire relira (de relire, pas de relier) et imprimera en 1630.

Ne l’oublions pas, bien avant la couronne britannique, le Portugal régnait sur les Indes…
                                                                                           
L'empire oriental portugais connaîtra son apogée sous le gouvernement de João de Castro (1545-1548), grâce aux conquêtes territoriales des années 1535 (Diu, Bassein), aux actions militaires contre les États indiens limitrophes (Bijâpur) et à la maîtrise du commerce des chevaux avec le puissant empire hindou du Sud de l'Inde, le Vijayanagar.

Et ça, c'est Wikipedia qui le dit.


Basílica do Bom Jesus, Goa, Inde



Un dérivé curieux du latin ballō ?

Baliverne, "propos frivole, occupation futile".

Il en est le descendant, pour en tout cas sa première partie…

Car baliverne est à l’origine un mot composé (tautologique) créé sur baller, « danser, tourner en dansant, chanceler », et verner, « tourner sur soi-même, tournailler pour rien ».



Brinquebaler.
(Se) balancer d'un côté à l'autre, ballotter, osciller, remuer dans un sens et dans l'autre, avancer en cahotant.

Le mot était originellement brinbaler/brimbaler.

Ici aussi, il s’agit d’une espèce de composé, d’un croisement entre baller, « danser », et les mots de la famille de *brimb-, dont le verbe brimber qui en moyen français signifiait mendier, d’où la notion de « vagabonder, s'agiter ».
Nous connaissons d’ailleurs encore le mot bribeune bribe de pain »), étymologiquement les restes de repas que l’on donnait au mendiant

Sous l'influence de trinqueballer « balancer les cloches », brinbaler/brimbaler s’est transformé en brinquebaler ou bringuebaler.



Il existe encore un dérivé de *gʷelə-1 passé en français par le grec βάλλω, bállō - jeter

Pour tout vous dire, il nous arrive du latin populaire adcatabolareaction de jeter sur »), lui-même issu du grec ancien καταβολή, katabolê ("action de jeter les fondements" mais aussi - et surtout - "attaque ou accès d'une maladie”).

καταβολή, katabolê s'est créé sur le verbe καταβάλλω, katabállojeter de haut en bas », « abattre, renverser »), composé...

  • de κατά, katáde haut en bas, vers le bas ») 
et, évidemment,
  • de βάλλω bállolancer », ou ici, carrément « jeter à terre »).


Une idée de ce que pourrait être ce dérivé, bien français ?

Je vous laisse un peu chercher ?







Un indice ?

Oui, on y retrouve l’idée de faire succomber sous un poids


Un bon rhume peut facilement agir sur vous de cette façon, ou de gros soucis...







Ca y est ? Je vous le donne ?

Accabler.

Accablée par un rhube



Enfin, comme vous le savez, à notre racine proto-indo-européenne *gʷelə-1 pouvait également correspondre la notion de percer.


Souffrez-vous de bélonéphobie ?

Moi oui, en fait, un peu...

La bélonéphobie, mais c’est la peur des aiguilles

Nous retrouvons dans le mot l’ancien grec βελόνη, belónē, “aiguille” - apparenté, d’ailleurs, à βάλλω, bállō - créé sur une forme suffixée de *gʷelə-: *gʷel—onā-.


Comme ça, c'est déjà plus supportable




Toujours associés à la notion de percer, nous avons encore, basés sur une forme de *gʷelə-1 au timbre o*gʷol-eyo-, les anglais...

  • quell,réprimer, étouffer” (entendez une rébellion), issu du vieil anglais cwellan : tuer, détruire, 
ou même...

  • quai,l (“avoir peur, trembler”), issu lui du moyen néerlandais quelen : être souffrant, souffrir.


Tant cwellan que quelen proviennent du germanique *kwal-jan.



Et pour terminer, sachez que l’anglais to kill ,“tuer”, proviendrait - oui, on n'en est pas trop sûr - lui aussi de notre racine proto-indo-européenne *gʷelə-1, mais cette fois via une forme suffixée au timbre zéro *gʷl̥eyo-, en passant par le germanique *kuljan, tuer.






Un peu de vieux slavon d'église, peut-être, avant de nous quitter ??
Mais si, mais si, j'insiste.

Allez, notre racine serait également à l’origine du proto-slave žalь, douleur, deuil (cette douleur  qui vous transperce…), dont proviendra le vieux slavon d’église žalь, peine, douleur, et à sa suite notamment le russe жалость (“jalostj”) “pitié” ou encore le tchèque žal “peine, chagrin”.

A noter encore que le russe жа́лить / ужа́лить (“jalitj” / “oujalitj”) signifie toujours bien… piquer.



Et voilà.

Ainsi, on a fait le tour de cette incroyable racine *gʷelə-1, à l’origine de mots aussi divers que parler, problème, ballerine, accabler, bélonéphobie ou to kill, l’anglais pour tuer.


Licence to Kill, John Glen, 1989



Je vous souhaite un très bon dimanche, et une excellente semaine.



Frédéric


dimanche 8 février 2015

Diable! Avec un bolide pareil, c'est pas le code de la route, mais la balistique que tu devrais apprendre, ma parole







« Un des spectacles où se rencontre le plus d’épouvantement est certes l’aspect général de la population parisienne, peuple horrible à voir, hâve, jaune, tanné. » 

Honoré de Balzac,  
incipit de La Fille aux yeux d'or





Bonjour à toutes et tous!



La semaine dernière, nous avions découvert la racine *werə-3: parler

Qui, NON, ne nous a pas donné le français “parler”.

Ce qui est quand même fort dommage, non?


Alors, en ce dimanche et en toute logique, découvrons à présent sous nos yeux éblouis, la racine à l’origine de “parler”…

*gʷelə-1



Très curieusement, dans le champ sémantique de *gʷelə-1 ne figurait aucunement la notion de parler.

Eh non! 
En fait,  *gʷelə-1 devait plutôt signifier … lancer, jeter, atteindre, et par extension, percer, transpercer.


- Gasp?! Maisje?
- Oui, je ne puis hélas qu’en convenir et m’en trouver fort marri à vos côtés, on est ici foutrement franchement loin de la notion de parler.


Et je suppose, hein, que maintenant, vous vous attendez à ce que je vous explique comment on a pu passer de “lancer” à parler.

Hein, c’est bien ça?

Ouais ouais, je commence à bien vous connaître…


Allez, je vais faire un grand semblant de rien, et vous expliquer tout ça comme si je n'avais rien entendu.


Parler, notre français parler (attesté du côté de 980), est issu du bas latin ecclésiastique parabolare.
Qui, au risque de vous décevoir, ne signifiait pas installer un récepteur satellite.
Non, détrompez-vous, tous ces gens ne se prennent pas pour
le Christ

Il s’agissait d’un dérivé de parabola, qui, au sens évangélique de “parabole du Christ”, s’est finalement interprété comme “parole du Christ”, pour ainsi finalement donner nos modernes parabole, et … parole!

Le latin parabolarécit allégorique des livres saints sous lequel se cache un enseignement”, ne représente en réalité qu’une acception spécialisée du mot latin, qui dans son sens classique se traduirait par “similitude, comparaison”.

Pour tout vous dire, le latin parabola était un calque du … grec - vous vous en doutiez -, en l’occurence: παραϐολή, parabolê: comparaison.

Mais oui, parabolê dérivait de παραβάλλω, parabállō, verbe composé du préfixe παρά, pará, ici dans le sens de “à côté”, et du verbe … βάλλω, bállō: jeter!

Jeter à côté”, mais, c’est juxtaposer, mettre côte à côte, d'où comparer…!


Vous l’aurez évidemment compris, le grec βάλλω, bállō - jeter est bien un descendant de notre racine proto-indo-européenne du jour: *gʷelə-1!

Pour être un peu plus précis (vachement même plus précis - dirais-je), c’est  - et ici on s'accroche - une forme variante de *gʷelə-1: *gʷlē-, contraction de la métathèse *gʷlēə-, qui est passée au grec, via une forme nasalisée de timbre zéro: *gʷl̥-n-ə-


*gʷelə-
=> métathèse => *gʷlēə- => contraction => *gʷlē- => nasalisation, timbre 0 => *gʷl̥-n-ə- 
=> ballein


Ouuuf.

Ah oui, et ne vous étonnez pas outre mesure de la transformation de ce *gʷ en β grec, c'est ainsi que le *gʷ proto-indo-européen évolue normalement en grec, sauf cas particuliers (quand il précède un *i ou *e, auquel cas il deviendra un d,  ou quand il précède ou suit un *u, auquel cas il deviendra un g.)

Et donc, voilà comment on passe d’une racine proto-indo-européenne *gʷelə-1 lancer, jeter … à notre français parole!

Oui je sais, elle est parfois bien tordue, l’histoire des mots…



Du grec βάλλω, bállō - et donc, a fortiori de notre racine *gʷelə-1 -, nous avons également hérité d’une série de mots liés à la notion de parler, ou de jeter / lancer, transpercer


Des mots dérivés, reprenant la notion de parler?

Oui, facile: palabre et parloir, ou encore parlement



Mais quid de dérivés reprenant la notion de jeter / lancer

Baliste!

La baliste est (notamment) une machine à lancer des projectiles, du latin bal(l)ista.

C’est sur baliste que nous avons créé le mot… balistique, la science de la trajectoire des projectiles

baliste



Toujours dans les engins lanceurs: nous avons aussi arbalète, issu du composé latin arcuballista: arc - baliste!

arbalète



Un autre dérivé, que je vous laisse chercher?

Pline l’utilisait pour désigner un météore igné en forme de trait

Littéralement, il signifierait “objet que l’on lance”.

J’ajouterais qu'à présent il désigne toujours un objet que l’on lance, mais surtout à grande vitesse


Trouvé?


OUI: bolide! 

bolide


Et puis, il y a aussi...

Symbole!

Eh oui! Du composé grec sumballein, littéralement “jeter ensemble”, d’où joindre, unir

Le grec ancien σύμβολον, sýmbolon désignait ainsi un objet coupé en deux, dont deux hôtes - entendez l’invité et celui qui le recevait - conservaient chacun une moitié, qu’ils transmettaient à leurs enfants.

On rapprochait les deux parties pour faire la preuve que des relations d’hospitalité avaient été contractées auparavant.






Un autre dérivé, au sens proche de symbole?

Qui évoque la représentation de quelque chose... 

C'est un attribut, une figure à valeur symbolique

Mmmh?


YESS: emblème.

Via le latin emblemaornement en placage sur des vases”, du grec emblêmaornement appliqué”, dérivé de emballein:jeter dans”.

(et non, bien essayé, mais emballage ne vient pas de là, mais bien de “balle”, ancien mot pour paquet, cousin de ballot…)

Un bel emblême:
Blason de la ville de Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône)


"D'azur à la foi d'argent mouvant des flancs, accompagnée,
en chef, d'une couronne d'or et, en pointe, d'une tête de
lion arrachée du même lampassée de gueules.
"
(source) (superbe blog!)



Le mot suivant se comprendrait étymologiquement comme “quelque chose qui a été jeté devant soi”, un obstacle devant lequel on arrive…

Une idée?


Problème! 

Du grec proballein (comme les activistes de Greenpeace qui s’interposent courageusement entre les baleiniers japonais et ces si beaux animaux): “jeter devant”, et par abstraction, “mettre en avant comme argument”…





Allez, cette fois, un dérivé savant, récent (du milieu du XIXème) du grec embolê, action de jeter dans/sur, toujours basé sur emballein

Vous trouverez ce mot dans la bouche d’un médecin

Il l'emploierait pour désigner… l’oblitération brusque d’un vaisseau par un corps étranger, un caillot” (entendez "qui s’y serait littéralement jeté…").

Oui, hélas, embolie.


Vous connaissez la parabole, mais il y a aussi …
  • l’amphibole (“ambigu”), mot créé par ce bon René Just Haüy, abbé de son état, sur le grec amphibolos, désignant le schorl, un minéral parfois confondu avec la tourmaline

schorl

tourmaline

(tourmaline à ne pas confondre non plus avec ...

... le Tourmalet)


ou encore
  • l’hyperbole, cette figure de style consistant à augmenter - ou à diminuer - excessivement la vérité des choses, exagération volontaire dans le but de produire un effet.
C'est une hyperbole qu'emploie évidemment (enfin, j'espère) Honoré de Balzac pour décrire la population parisienne, dans cet extrait en exergue.

La métabole, c’est littéralement le déplacement: meta-bolê. 

Le mot désigne en rhétorique un changement dans les mots ou dans les phrases, et en musique, un changement dans le rythme ou la mélodie.


Métabolisme est une construction savante sur ce même meta-bolê, et désignait à l’origine (XIXème) l’ensemble des changements de nature moléculaire à l’intérieur d’un corps.



Tiens, nous avons parlé du symbole, basé sur le grec sumballein: mettre ensemble, unir.

On trouve également l’inverse


Le préfixe grec dia- signifiait (notamment) “à travers”, “en divisant”, d’où “en traversant”, ce que fait exactement la dia-gonale.

Au contraire de sumballeinunir”, diaballein ... séparait.

Passé au grec écclésiastique, il est devenu diabolos, pour se muer en diabolus en latin chrétien.

Oui, je parle ici de celui qui par sa nature même divise, trompe, désunit… le Diable!

C’est toujours le grec διάβολος qui a ici ensemencé les langues germaniques ; nous le retrouvons dans le gotique diabaulus, diabulus, d’où se sont dérivés, par exemple, 
  • le vieil anglais déofol, qui donnera l’anglais moderne devil
  • le néerlandais duivel
  • l’allemand Teufel
  • le vieux norois djöfull, à la base du suédois djefvul et du danois djævel (oui, comme l’eau)


Oui, n’oublions pas non plus les langues slaves... où l'on trouvera le russe дьявол (“diavol”), dérivé de διάβολος par le … vieux slavon d’église diyavolŭ, dĭyavolŭ.


La Beauté du diable, René Clair, 1950


Et ce n’est pas fini!

La liste des dérivés de *gʷelə-1 ne s’arrête pas ici…

Mais moi si!


Je vous propose donc la suite, dimanche prochain!


Mais entre nous, vous rendez-vous bien compte??

Une seule racine proto-indo-européenne, à la base de parler, parole, parabole, mais aussi balistique, diable, symbole, emblème, embolie, métabolisme ou problème!!!


Dingue, non??


Merci qui??
Mais oui, le proto-indo-européen, bien sûr!



Là-dessus, je vous souhaite un EXCELLENT dimanche, une TRES BELLE semaine, et vous propose de nous retrouver… dimanche prochain!

Et vous verrez: *gʷelə-1 vous réserve encore quelques surprises...


D’ici là, portez-vous bien!


Frédéric


dimanche 1 février 2015

Un verbalisateur en verve, quelle ironie!






Que si le moi est haïssable,
aimer son prochain comme soi-même devient une atroce ironie.

Tel quel 


Paul Valéry

Paul Valéry


















Bonjour à toutes et tous!



Après nous être intéressé à la racine...








il me semblait plus que judicieux d’aborder en ce dimanche la racine proto-indo-européenne…


*werə-3: parler.



Bon, pour être clair, NON*werə-3 ne nous a pas donné le français “parler”.

Mais bon... Malgré tout, elle vaut la peine d’être découverte; vous allez rapidement vous en rendre compte!


En fait, le dérivé de *werə-3 que nous connaissons le mieux nous arrive d’une forme composée: *werə-dh(ə)-o-, qui se comprendrait comme “action de parler

(oui, car *dhē- que vous retrouvez ici signifiait “faire” ; nous retrouvons d'ailleurs cette dernière dans l’anglais to do…)


Une idée de ce dérivé si bien connu?


Le latin classique…

...

...

... 

verbum: mot, terme, expression.

Comme vous le savez, en latin ecclésiastique, verbum a servi à traduire le fameux logos grec, la parole, entendez la Parole, celle de Dieu.






Bien sûr, le verbum latin a débouché sur notre verbe français, dois-je le préciser?

En un premier temps, verbe reprenait le sens latin de parole, suite de paroles, pour, au début du XIIème s’étendre au sens théologique de LA Parole.

On trouvait d’ailleurs encore “Parole” pour traduire Logos dans plusieurs traductions de la Bible; ce n’est vraiment qu’au XVIème que Verbe a supplanté Parole en ce sens particulier.


Mais bien sûr, le latin verbum ne nous a pas transmis que verbe!

Eh non!


Il suffit de penser à ces composés comme adverbe, proverbe


proverbe



Nous connaissons également déverbal, que j’emploie quand même de temps en temps (il s'agit d'un substantif obtenu en retirant la désinence verbale d'un verbe à l'infinitif).

Ben oui: cri est le déverbal de crier.


Mais nous avons aussi…

Verbaliser!
A la fin du XVIème, il signifiait “faire de grands discours inutiles”!

Ce n’est que plus tard qu’il prit le sens juridique que nous lui connaissons à présent: dresser un procès-… verbal!





Oui, il y encore verbeux, qui nous rappelle le premier sens de verbaliser, verbosité


Verbiage!
Basé sur un verbe moyen français verbier ou verboier, qui signifiait littéralement… gazouiller!
Oui, il faisait référence au chant des oiseaux.


Un autre dérivé curieux en français, est le mot verve.
Oui, curieux, car on s’est mépris sur le mot!

Je m’explique:

Le mot français est issu du latin populaire *verva, qui n’était qu’une variante de verba, le pluriel de verbum. “Les paroles”, entendez des paroles de fantaisie, liées à l’inspiration, à l’imagination

Et ce *verva a été pris pour un féminin.

D’où le français la verve…! (oui, avec un v)

Et être en verve, c’est toujours, même de nos jours, avoir beaucoup d’imagination, manifester son esprit créatif…



C’est encore une forme composée constituée de notre racine *werə-3 et de *dhē-, faire ...

- défaire??
- Mais non! *dhē- virgule faire

C'est malin, je recommence ma phrase:

C’est encore une forme composée constituée de notre racine *werə-3 et de *dhē-, faire, qui cette fois a ensemencé les langues germaniques

Mais dans ce cas, la forme composée s’est construite sur une forme au degré zéro de *werə-3: *wr̥ə-.

Cette forme composée, la voici: *wr̥ə-dh(ə)-o-.

Elle signifiait également “le fait de parler”.

Elle s’est dérivée dans le germanique *wurdam, à partir duquel se sont construits les mots pour mot dans pas mal de langues germaniques.


  • En anglais? word
  • Idem en vieux frison. (bon, si ça vous intéresse pas, faut l'dire, hein)
  • En frison occidental? (soyons fou) wurd!
  • En néerlandais: woord, basé sur le vieux néerlandais wort.
  • En vieux saxon? Ben voyons: word!  
  • Ou en vieil haut-allemand, peut-être? wort, qui deviendra l’allemand Wort
  • En vieux norois (Aaaah!), on parlait de … orð
  • Alors qu’en vieux suédois, il était question de orþ (qui deviendra ord en suédois moderne), 


  • En vieux danois? orth
  • Et en danois moderne? ord.


Oh, on retrouve encore notre *werə-3 dans les langues baltes!

En lituanien, par exemple, var̃das, c’est le nom.
Et en letton, vārds signifie le mot, le prénom, la promesse.

Quant au verbe letton apvārdot, apvārdoju, apvārdoju, il signifie charmer.
Par la parole bien sûr!

Mais quand l'est-on, charmé?


Et nous retrouvons *werə-3 en grec!

C’est probablement à partir d’une forme suffixée *wer-yo- que s’est créé le grec εἴρω, eirein: dire, parler.

Là où ça risque vraiment de vous intéresser, c’est que c’est de εἴρω, eirein que nous arrive…

ironie!

Ironie, jadis écrit yronie, est un emprunt au latin ironia, basé lui sur le grec ancien εἰρωνεία, eirôneía action d’interroger en feignant l’ignorance »).

Il s’agit en réalité d’un dérivé du participe présent ἔίρωνqui interroge, et par extension qui feint l’ignorance ») du verbe ἔρομαιdemander, interroger »).

Oui, il faut savoir que l’ironie était une arme employée par Socrate pour mettre à mal la suffisance de certains de ses interlocuteurs.

Ceux qu'en bruxellois, on appèlerait des dikkenekgros cou »): des vantards, des « Monsieur - ou Madame - je-sais-tout ».
Des allewetter, quoi (je ne suis pas vraiment sûr de l'orthographe): des gens qui savent tout.

Cette rosse de Socrate leur posait des questions sur des sujets que ces gens prétendaient maîtriser mais dont lui-même avait une connaissance approfondie.

En feignant ainsi l’ignorance, il obligeait ces êtres bouffis de suffisance à révéler leur propre méconnaissance du sujet en question.


En latin, le sens du mot n’a conservé que la notion de fausseté: il désignait ainsi cette figure consistant à dire le contraire de ce que l’on pensait vraiment.


ironie



Restons en grec voulez-vous?

Car sur une forme variante de *werə-3: *wrē- suffixée en *-tor-, 
- pour donner donc *wrē-tor-, oui? -
le grec a créé ῥήτωρ, rhêtor: l’orateur, le maître d’éloquence: le … rhéteur.

Rhétorique, naturellement, en est un beau dérivé.


Une leçon de réthorique



Enfin, n’oublions pas non plus l’hellénisme "rhème", que l’on rencontre en linguistique, et qui pourrait se comprendre comme "le propos", de “l’information nouvelle apportée dans l’énoncé à propos d’un thème”.

Oui, car en linguistique, le thème - qui s’oppose au rhème -, est, dans l’énoncé, un élément connu - ou du moins réputé connu - par la personne à qui l’on s’adresse.

Un exemple?

Dans l’expression “Ta mère, elle chausse du 2”, “Ta mère” - élément connu -, c’est le thème.
Le fait qu’elle chaussât du 2, c’est le rhème: de l’information nouvelle apportée à l’énoncé.

Quoique… La personne à qui vous vous adressez peut parfaitement déjà savoir que sa mère chausse du 2.
Dans ce cas-là, vous avez raté votre effet.


Le mot rhème nous vient du grec ancien ῥῆμα, rhèmamot, parole »).


c'est déjà beaucoup plus clair



Et c’est une forme suffixée en *-mn̥- de la forme variante *wrē- de *werə-3: *wrē-mn̥- (vous m'suivez?) qui en est l’illustre parent…



Ah oui! Et c’est peut-être encore *werə-qui se cache derrière le sanskrit व्रत (“vrata”): l’ordre, le commandement…



Et donc - vous rendez-vous compte? - notre si petite racine *werə-3 nous a donné les français verbe, verve, verbaliser, ironie, réthorique, ou encore l’anglais word

L'auriez-vous cru, que tous ces mots soient ainsi apparentés?

Trop fort, *werə-3!



Je vous souhaite, à toutes et tous,  un excellent dimanche, une très belle semaine, et vous donne rendez-vous… dimanche prochain!




Frédéric