- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 28 juin 2015

Un Anglais roulant en Jeep Wrangler (et non en Land-Rover) ? Wrong. Simplement wrong.





“Love all, trust a few, do wrong to none.” 

William Shakespeare, All's Well That Ends Well


"Aime tous les hommes; fie-toi à quelques-uns; ne fais tort à aucun"

(La comtesse de Rousillon à ce vieux courtisan de Lafeu, acte premier, scène I)

Susan Jonsson (the Countess) & Frank Woodman (Lafeu

















“Love all, trust a few, do wrong to none.”

C'est si simple...


Bonjour à toutes et tous !


La semaine dernière, nous avions commencé notre étude de la “super-racine*wer-3, tourner, plier ; racine plus qu'intéressante car à l’origine d’une série d’autres racines.

Nous avions ainsi découvert sa racine dérivée *wert-, tourner, enrouler.


Aujourd’hui, non pas une, Madame, Monsieur, mais bien deux racines dérivées de *wer-!
(‘Faut dire aussi qu’aucune de ces deux racines n’a été aussi productive que notre invraisemblable *wert-)


Aujourd’hui, donc, la racine

*wreit-, tourner, 

et puis aussi la racine

*wergh-, euh... tourner.


Un tout petit mot, peut-être, sur les significations retrouvées des racines :
cette première racine signifie “tourner”, la deuxième aussi
Ce n’est pas très précis, tout ça, non ? Était-ce des synonymes ??

Eh oui, nous voyons ici la limite de la reconstruction des racines proto-indo-européennes : nous arrivons encore à donner un sens à une racine, mais nous n’irons pas beaucoup plus loin.

Pensez par exemple à tous ces verbes qui, en français, évoquent la notion de marcher : marcher bien sûr, mais aussi gambader, se promener, flâner, errer, cheminer, déambuler, clopiner, se traîner, vadrouiller, vagabonder

Eh bien on peut supposer qu'il existait autant de façons de dire "marcher" en proto-indo-européen.
Mais il y a peu de chances que nous puissions distinguer le sens précis de plusieurs racines reconstruites qui évoqueraient toutes, comme tous ces verbes français, la même notion de déplacement à pied.
Nous dirons alors simplement qu’elles signifient toutes “marcher”.

Avec ces millénaires qui nous séparent de ces racines, nous ne pouvons plus qu’en percevoir un sens finalement très général, voire générique…!


Si vous lisez l'anglais, et que vous voulez en savoir plus sur les méthodes, le processus de reconstruction des racines proto-indo-européennes, je ne peux que vous conseiller la lecture de deux magnifiques ouvrages :
  • "The Oxford Introduction to Proto-Indo-European and the Proto-Indo-European World", de J.P. Mallory et D.Q. Adams



et puis
  • "The Horse, the Wheel and Language”, de David W. Anthony, qui est en plus très accessible, et écrit par un passionné...




Et le voici, ce passionné de David W. Anthony.

Peu de cheveux et une barbe, ce type m'inspire
décidément confiance.


Tiens, avez-vous lu "Mais où sont passés les Indo-Européens ? : Le mythe d'origine de l'Occident”, de Jean-Paul Demoule ?

Cet ouvrage a fait un tabac en francophonie, mais pourtant, il m'a laissé sur ma faim...

L’auteur lui-même ne s’en cache pas ; son propos n’est pas la linguistique, qui finalement ne représente qu’une toute petite, une minuscule partie de son ouvrage.

Non, si je l'ai bien compris, ce que présente brillamment cet ouvrage, c'est la démonstration que mélanger idéologie et science, ce n'est vraiment pas une bonne chose...
Du moins pour la science.

Mais j'ai personnellement le sentiment, hélas, que l'auteur est tombé dans le panneau qu'il voulait précisément mettre en évidence... Car c'est empreint lui-même d'une idéologie très discutable - même si sur les principes défendus, je peux m'y retrouver - qu'il croit démontrer l'absurdité de l'idée indo-européenne.

Après voir refermé ce livre, vous pourriez en arriver à remettre en question la linguistique comparative en tant que telle, et toutes les découvertes qu’on a pu faire depuis des décennies sur les origines de nos langues, et sur notre connaissance de cette langue, bien théorique - nous sommes tous d'accord -, qu’est le proto-indo-européen.

Pourtant, même si les preuves de l’exactitude des formes racines retrouvées sont impossibles à trouver (à moins d'un retour dans le temps, comment le pourrait-on?), la méthode linguistique est solide, et a fait ses preuves. (qui valent ce qu'elles valent, j'en conviens)

Les divers ouvrages que j'ai lus sur le proto-indo-européen (voir les sources, dans le menu du blog) n'ont fait que me confirmer qu'il y a quelque chose, qu'il y a bien une langue-mère derrière les langues indo-européennes, mais qu'il serait illusoire d'imaginer que nous ayons reconstruit cette langue, plutôt que quelques-uns de ses fondements parcellaires, dont notamment ses racines.

La filiation de nos langues modernes avec cette langue préhistorique ne se résume pas à un arbre linguistique, aussi joli soit-il ; d'autres processus, plus complexes, entrent en ligne de compte, les linguistes contemporains en sont plus que conscients - et je ne doute pas que les méthodes de la linguistique comparative bonifieront avec le temps.

l'un des plus beaux arbres des langues IE
qu'il m'ait été donné de voir !


Mais encore une fois, quand on fait le compte de toutes les questions, de toutes les théories, c'est encore l'hypothèse d'une langue première qui semble correspondre le plus fidèlement possible à la réalité des faits linguistiques, et répond au mieux à la plupart des grandes questions que l'on se pose...
Ce n’est pas parce que des nationalistes de tous bords (enfin surtout du bord droit, mais alors droit droit), des fachos, des nazis ou autres pauvres tarés prônant la théorie de la supériorité de l’homme blanc et/ou européen ont recherché avidement les origines de notre race supérieure et par là même celle de nos langues d'Européens dans une langue-mère préhistorique, que la théorie linguistique du proto-indo-européen est intrinsèquement fausse, infondée, inepte. 
Ne jetons pas, s’il vous plaît, le bébé avec l’eau du bain.
Non, ce n’est pas parce que certains fêlés barbus se font exploser au milieu de la foule qu’il faut rejeter l’Islam en bloc.
Non, ce n’est pas parce que de sordides affaires de pédophilie endeuillent l’Eglise Catholique Romaine qu’il faut rejeter le message originel du Christ. (qui, soit dit entre nous, n'a finalement pas grand-chose à voir avec l'Eglise, hein ; lui qui justement ne se reconnaissait d'aucune église...) 
Pour rester dans le même sujet : Non, ce n'est pas, comme les Américains semblaient le penser à l'époque, parce qu'un Dutroux est belge que tous les Belges sont pédophiles. J'en connais au moins deux qui ne le sont pas. Et pour l'un des deux, RIEN n'a JAMAIS pu être prouvé.
Non, ce n'est pas parce que les Le Pen vénèrent Jeanne-d'Arc que c'était une vichyste collabo.
Non, ce n'est pas parce qu'un blog (québecquois je pense) auto-proclamé nazi mensonger se permet de reprendre le scoopit du dimanche indo-européen dans sa liste de "blogs coalisés" (non mais je rêve??) que le dimanche indo-européen est d'extrême droite et pour la suprématie de la race aryenne
Et ainsi de suite… 
Ouais, ouais je sais...  j’ai déjà poussé ce genre de coups de gueule : Emprunter pour ouvrir une auberge à Pearl Harbour?? Bof bof...

Il est d’ailleurs arrivé que les racines de mots de langues disparues, reconstruites par linguistique comparative, aient pu être vérifiées ultérieurement par l’archéologie, les archéologues retrouvant des inscriptions prouvant enfin la véracité de la théorie… 

C'est rare, mais ça arrive !


David W. Anthony raconte ainsi que les linguistes avaient prédit (euh, peut-on vraiment parler de prédir pour quelque chose appartenant au passé?) que les cognats germaniques renvoyant à la notion d'hôte, comme l’anglais guest, le gotique gasts, le vieux norois gestr ou le vieux haut-allemand gast, provenaient d’une racine proto-indo-européenne *ghos-ti-
(mais oui, nous l’avons étudiée, dans étrange étranger),
et ce via une forme proto-germanique qu’ils reconstruisaient en *gastiz-.

Alors qu’aucune forme connue du mot dans les langues germaniques plus récentes ne reprenait ce “i” dans la finale du mot, les règles de mutation phonétique, elles, prédisaient pourtant cette terminaison en “i” en proto-germanique…

C’est alors que l’on retrouva, au fond d’une tombe danoise - ou plutôt "située en territoire danois" (précisément à Gallehus, au nord de Møgeltønder dans le Jutland du sud) - je n'invente rien, ne recherchez ni le trait d'humour, ni la contrepèterie -, une coupe, datant du début du Vème siècle, sur laquelle était gravée l’inscription …
- Au au… Danemark ? Au Vème siècle ?? Mais euh, serait-il possible que…
… OUI ! Oui, c’était du ... vieux norois !! - 

... une coupe sur laquelle était gravée l'inscription, donc...


ek hlewagastiz holitijaz (ou holtingaz) horna tawido”,


qui se traduirait par “Moi, Hlewagasti de Holt (ou Holting) ai fabriqué la corne.

Ce nom propre, Hlewagastiz, était en réalité un mot composé, de Hlewa-gloire’ et de … gastiz-hôte’.

Aaaaah ! Le i final ! Il était là !!!

Ah, mais c'était simplement du bol !
Ah ah ah, c'est vraiment marrant, en plus: coupe / bol.
Ah ah ah j'en ris encore.


La (en fait les) coupe(s) de Gallehus


Tiens, si un jour vous allez sur Orkney (les Orcades), vous ne manquerez pas de rendre hommage aux Anciens en allant vous prosterner au centre du Ring of Brodgard, monumental, majestueux cercle de pierres levées.
 

Dans votre quête, vous verrez alors (mais uniquement si vous avez le coeur pur) un agencement de pierres étrange... En vous rapprochant, vous constaterez qu'il s'agit d'une ligne de mire !


... Pointant très précisément sur un petit tumulus, là au loin, Maeshowe.


Après avoir marché longtemps, puis rampé pour accéder à la chambre principale du tumulus, vous découvrirez des runes couvrant les murs...


Des runes anciennes et mystiques !

Enfin !! 
Enfin je vais connaître le secret de l'Univers, qui suis-je, quel est mon destin sur Terre ! 
C'est alors que vous lisez les retranscriptions et traductions de ces runes : de vulgaires graffiti (ou plutôt des graffiti vulgaires) laissés par des paillards vikings, entrés là par effraction (il devait pleuvoir, ils y auraient voulu se protéger de la pluie). 
Parmi les inscriptions runiques les plus intéressantes :
"c'est moi qui ai sauté Thorni."
(Littéralement : "Thorni baisée. Helgi l'a gravé", qu'un Helgi d'aujourd'hui écrirait probablement "Sauter Thorni : check, Helgi") (oui, enfin, sauter ou sauté, soter, sautter ... évidemment, si l'on met en accord le niveau de connaissance du français du sieur Helgi avec la maturité et le niveau intellectuel présumés qu'impliquerait cette démarche). 
Le texte le plus puissant, de toutes ces inscriptions runiques ? Là, tout en haut de la voûte, pratiquement inaccessible : 
"C'est moi qui ai gravé ça aussi haut".
Conclusions ? 
Oh, certains historiens en ont conclu que Thorni était une chaudasse. Bon, je n'ai pas vraiment d'avis là-dessus ; difficile de se prononcer, le faisceau de présomptions est certes présent, mais de là à parler de preuves... 
Mon conseil à moi - vous en ferez ce que vous voudrez-: ne recherchez pas la Vérité chez les Ancêtres, à l'issue d'une quête quelconque, ou dans quelque enseignement, mais bien en VOUS... 
C'est là seulement que vous pourrez la trouver...
http://www.orkneyjar.com/history/maeshowe/maeshrunes.htm 


- Bon, et alors quoi, tu le commences, ton article ???
- Oui oui, voilà. Oooooh.
  
Bon, alors...
*wreit‑, tourner (ou peut-être même plutôt tordre)

On retrouve cette racine exclusivement dans les langues germaniques et baltes (du moins à ma connaissance).
Et souvent dans des mots évoquant les notions de cruauté, de colère

Oui, car ici le sens de tordu doit se prendre au figuré.
Ne parle-t-on pas d’un esprit tourmenté, d’un esprit tordu, tortueux, tors


En anglais, *wreit‑ a donné wreath, la couronne, la guirlande, le ruban

Rien de bien tordu, me direz-vous.
Oui, d’accord.
Il s’agit plus, ici, de mots désignant ce qui, d’une façon ou d’une autre, s’enroule autour de quelque chose…

Et ça, c'est pas tordu, peut-être?


Mais elle a aussi laissé à l’anglais le verbe to writhe : notamment se tordre (de douleur, par exemple), et surtout...

joueurs de balle au pied se tordant de douleur.
Deux propositions :
1. Finalement, le ridicule tuerait-il ?
2. C'est du bluff.

Réponse : 2. Hélas


 ... wrath, la colère, la fureur.

De la même façon, elle nous a donné le néerlandais wreedte (“cruauté”), les danois et suédois vrede (“fureur, colère …”), l’islandais reiði (“colère”)…





Et dans les langues baltes ?
Oui, c’est juste.
En lituanien, par exemple, le verbe transitif riesti signifie toujours courber, ployer, recourber.


Et c'est à peu près tout ce que je peux vous dire de notre racine !
Oui bon, on pourrait encore citer d'autres de ses dérivés, mais qui ne vous diront pas grand-chose, comme le lituanien risit : rouler, ou le letton rist, de même sens... 


Allez, on passe à notre seconde petite racine du jour, *wergh-, tourner !

Pour Guus Kroonen et son "Etymological Dictionary of Proto-Germanic"...
(dans la collection "Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series", une réelle somme des connaissances en proto-indo-européen, pas encore terminée...)
(vendue aussi à un prix de malades - heureusement qu'on en trouve d'occasion, nettement moins cher.)  
Deux des dicos de la collection...
(Ah oui, le site de l'éditeur offre aussi une version online, hors de prix pour les sans-grade comme moi, mais accessible selon des formules plus intéressantes à des clients "institutionnels ou académiques". 
Gag : demandez donc à l'Université qui vous a accordé votre diplôme de Licence en Traduction la possibilité de passer par eux pour accéder à la version en ligne des dictionnaires ; vous allez bien rire.  
Positif Frédéric, positif ! Oui, disons qu'au moins ça permet de bien comprendre comment l'Université se voit au sein de la société des Hommes, ce qu'est sa volonté d'émancipation, de passage du Savoir...)

Pour Guss Kroonen, donc, l'étymon proto-germanique qui en serait issue, *wranga- (l'adjectif tordu, mauvais), ne serait qu'une forme au degré du germanique *wringan-, tordre, essorer, presser.

Peut-être (peut-être !) pourrait-on penser qu'à l'origine, le sens précis de *wergh- était celui-là ?

Quoi qu'il en soit, sur cette notion de presser, nous retrouvons le dérivé anglais ... worry (souci, inquiétude...)

Le rapport ??

L'étranglement ! Le vieil anglais dont worry est issu signifiait précisément étrangler.

Etymologiquement donc, le souci, pour un Anglais, c'est ce qui vous prend à la gorge, vous étrangle, vous presse, vous enserre.



Sur une variante nasalisée de notre *wergh-, *wrengh-, l'anglais a, en passant bien entendu toujours par le germanique, créé wring. 

Wring out se traduirait par ... essorer !


Avez-vous déjà essayé d'essorer un linge humide
en apesanteur?


Mais aussi - et on y retrouve encore un sens figuré, péjoratif - wrangle, la querelle, ou, en tant que verbe, se quereller.


Deux excellentes pubs pour la Jeep Wrangler 
- oui, la querelleuse!, la fouteuse de brin pour mes amis Montois -
 et sa capacité à mener cinq personnes à bon port..



(Euh, histoire de ne pas avoir d'ennuis avec Jeep, je préciserai que wrangler, en British English, a depuis longtemps désigné une personne qui excelle dans les débats ; le nom est par ailleurs encore utilisé à Cambridge, où dans la Faculté de Mathématique, il est attribué aux meilleurs étudiants de la promotion. En US English, en revanche, le wrangler est aussi notamment un cow-boy qui s'occupe de l'entretien des chevaux...)


Enfin, et surtout - et toujours en anglais -, on retrouve un mot issu de cette forme nasalisée *wrengh qui n’exprime vraiment que le mal, l'erreur, la faute

Wrong ! faux, mal, injuste… … …

Issu d'une source proche du ... vieux norois - comme ça je finirai en beauté - *vrangr, *rangr : courbé, tordu, faux. 




Voilà !
Oui, c'est un petit dimanche (étymologiquement parlant)... Mais c'est comme avec le poisson : tout dépend de l'arrivage...

Ici, deux racines pas bien prolifiques, que l'on ne retrouve pas en français, mais qui ont quand même donné dans les langues germaniques des mots dont on pourrait difficilement se passer...


Là-dessus, je vous souhaite, à toutes et tous, un EXCELLENT dimanche, et une aussi bonne semaine!




La classe, simplement
Je terminerai par une pensée pour Patrick Macnee, qui est peut-être, dans son personnage de John Steed, un de ceux qui m'ont incité à apprendre l'anglais et découvrir - et aimer - la culture britannique.

Un peu comme l'avaient fait Michel Strogoff et Nathalie pour le russe...

(si ceci vous est incompréhensible, c'est que vous devez impérativement relire l'article de la semaine dernière)











Frédéric


dimanche 21 juin 2015

Convertir (au proto-indo-européen) en divertissant? Ca c'est une idée! Je n'y aurais JAMAIS pensé...!






Michel Strogoff se taisait toujours. Immobile, la tête appuyée sur ses mains, à quoi pensait il? Bien qu’il ne lui répondit pas, entendait-il même Nadia lui parler?
Oui! il l’entendait, car, lorsque la jeune fille ajouta:
« Où te conduirai-je, Michel?
— A Irkoutsk! répondit-il.
— Par la grande route?
— Oui, Nadia. »
Michel Strogoff était resté l’homme qui s’était juré d’arriver quand même à son but. Suivre la grande route, c’était y aller par le plus court chemin. Si l’avant-garde des troupes de Féofar-Khan apparaissait, il serait temps alors de se jeter par la traverse.
Nadia reprit la main de Michel Strogoff, et ils partirent.
Le lendemain matin, 12 septembre, vingt verstes plus loin, au bourg de Toulounovskoë, tous deux faisaient une courte halte. Le bourg était incendié et désert. Pendant toute la nuit, Nadia avait cherché si le cadavre de Nicolas n’avait pas été abandonné sur la route, mais ce fut en vain qu’elle fouilla les ruines et qu’elle regarda parmi les morts. Jusqu’alors, Nicolas semblait avoir été épargné. Mais ne le réservait-on pas pour quelque cruel supplice, lorsqu’il serait arrivé au camp d’Irkoutsk?


Michel Strogoff,
Deuxième partie, Chapitre IX: Dans la steppe

Jules Verne, 1876






















Ah, Jules Verne...!


Bonjour à toutes et tous!

En ce dimanche, comme annoncé il y a précisément une semaine, nous allons traiter en détail de la racine


*wer-3, 

dont le champ sémantique pourrait se résumer à tourner, plier.


Cette racine particulièrement prolifique a servi de base conventionnelle à d’autres racines proto-indo-européennes (neuf en fait!), et possède, par ces dernières, des dérivés dans pas mal de groupes linguistiques…

*wer-3 est donc un peu plus qu’une racine, elle est une racine créatrice d’autres racines,
une super- racine, une racine-mère.


Aah, c’était le dimanche 26 février 2012

Je vous révélais l’existence de cette racine, à l’occasion de Serpents, vers et dragons. Ah, et aussi ophiolites.


Dans cet article que je vous recommande (si si, franchement), nous avions déjà appris que c’était *wer-3 qui se cachait derrière ver, vermillon, ou l’anglais worm (le ver).

Mais, mes amis, ceci n’est qu’un tout petit bout de la descendance de cette incroyable racine.


Piochons donc cette super-racine, en un mot commençant tout d’abord par les mots issus de sa racine dérivée


*wert-

tourner, enrouler.

Cette *wert- se retrouve surtout en germanique, mais aussi en latin, ou encore en balto-slave

Germanique!

Nous la retrouvons dans le proto-germanique *werth-.

Sur une variante *warth- s’est construit le vieil anglais -weard, qui signifiait vers, envers, dans la direction de…
Oui, dans l’idée de “tourné vers”.

En anglais moderne, -weard s’est mué en -ward.
Que vous reconnaîtrez dans le composé towards: vers, envers, à l’égard de

Sur le germanique *inwarth, inward s’est créé de même l’anglais inward, inwards: intérieur, vers l’intérieur…


Pour certains linguistes - je n’y crois pas - il est possible qu’un dérivé germanique de *werth-, *wertha-, “vis-à-vis, “opposé à”, soit devenu l’anglais … worth.
En tant que substantif, la valeur, en tant qu’adjectif “valant”, “qui équivaut à”…

Curieux? On l’expliquerait par le fait que pour faire face à quelque chose, pour pouvoir s’y opposer, il faut au moins en être l’équivalent, en avoir la même valeur.

Boooooff

Bon, je vous le dis tout net, pour Guus Kroonen,
dans son ébouriffant ”Etymological Dictionary of Proto-Germanic”, qui n’est pas loin d’être une (la?) référence actuelle en proto-germanique,
*werth-, *wertha- est d’origine inconnue ; a fortiori, sans lien aucun avec notre racine *wer-3.


A fortiori


Mais!!
Il y a un autre dérivé proto-germanique de *werth-, *werthan-, qui a aussi donné une acception du mot worth en anglais… Acception désuète, cependant. Mais elle a existé!
Et ce worth-là, c’était un verbe qui signifiait… devenir.
Eh oui!

Car *werthan- est bien ... devenu aussi le néerlandais worden, ou l’allemand werden (devenir).

Surprenant, ce passage de la notion de tourner à celle de devenir? Pas vraiment…
Déjà, rien qu’en anglais, vous avez “to turn into” pour transformer, changer, évoluer

Et puis, nous retrouvons cette même idée en français!
Ne dit-on pas “faire tourner (en) bourrique”??


Allez, continuons...
La forme degré zéro de notre *wert-, *wr̥t‑, s’est, elle, dérivée dans le germanique *wurthiz‑ (ou *wurdiz- selon les retranscriptions), le destin, le sort, la destinée!

Oui, on y retrouve l’idée de “devenir”: ce qu’il advient de quelqu’un.
Une acception désormais oubliée du nom weird en anglais, provenait de là: le sort, la destinée.
Le… devenir.

Une magnifique représentation du tour que peuvent prendre les événements, de la versatilité de la vie, des détours du destin, c'est la roue de la Fortune, Rota Fortunae, concept des mythologies antique et médiévale, qui représentait la nature capricieuse du destin.

Cette roue appartenait à la déesse Fortune, qui la tournait comme bon lui semblait, aléatoirement, changeant ainsi la position des Humains qui s'y trouvaient: il valait mieux se trouver sur le dessus de la roue, qu'au-dessous, croyez-moi...

Rota Fortunae,  par le Maître de Coëtivy,
XVème siècle
(Mais QUI donc était le Maître de Coëtivy??)

On retrouvera ce germanique *wurthiz‑ en moyen haut-allemand: wurt (destin, mort), ou encore, par exemple, en ... vieux norois (mais oui, je ne vous oubliais pas!): urðr, devenu urður en islandais moderne (sort, destin).

- Mais, euh, weird, c'est quand même "bizarre", "étrange", non?
- Tiens, vous revoilà!
Oui, parfaitement, l'adjectif weird, voire weirdo, si prisé des teenagers, correspond bien à la notion de bizarrerie, d'anormalité!

Vous vous rappelez truculent?
[sélection de la réponse]
=> OUI => Ben c'est pareil!! 
=> NON => (re)lisez  passer du caravansérail à la lamaserie, quelle tranche de vie... 
[fin de la sélection] 

Il faut savoir que le mot weird disparut de l'anglais au XVIème, mais qu'il survit en scots.
C'est de là que Shakespeare le récupérera, pour nommer les Weird Sisters, ces trois épouvantables sorcières qu'il fait apparaître - et disparaître - dans Macbeth.

Ce sont ces trois horribles personnages qui annonceront à Macbeth qu'un jour il sera roi....

The Weird Sisters

Les gens retinrent le caractère étrange, énigmatique, de ces trois sympathiques personnages (de vraies malades, des fêléesvraiment pas nettes, des garces de première, soyons clair), et non le fait qu'elles prophétisaient...

D'où ce nouveau sens, somme toute erroné,  donné au mot! Truculent dirais-je!


Ça, c'est weird, par exemple



Notre *wert-, en balto-slave, est devenue *wirstā‑, tour, virage
- Là, je sens que je vous perds... -
C’est de *wirstā‑ que nous arrive le russe верста (“virsta”), la … verste.

La verste!!
Sans laquelle Michel Strogoff n’aurait jamais été tout à fait le même, du moins dans ma tête de gamin de l'époque où je dévorais les Jules Verne
Compter les distances en verstes, mais c’était magique, c’était Omsk, Irkoutsk, la steppe… en mission pour le Tsar!
Bien plus tard, j'allais vouloir apprendre le russe…
Quand j'y pense, c’est peut-être bien Michel Strogoff qui m’avait mis cette idée en tête… (Michell Strogoff et Nathalie)




Nathalie...


Alors, la verste!
Quel peut-être le rapport entre une unité de distance et la notion de “tourner”?

Sachez déjà que la verste équivalait à 1067 mètres.

Et qu’elle correspondait au tournant d'une charrue: la distance qu’il fallait parcourir avant de devoir tourner la charrue au bout du sillon.

Ouais bon, ‘faut croire que les paysans russes avaient une notion particulièrement aiguë de la longueur des sillons, non??
En fait, ce n’était pas tant la distance que la surface qui importait: la verste carrée (1067m X 1067m, hein?) correspondait à la surface de terre que l’on pouvait retourner en une journée

paysans russes lors de la récolte du foin, 1909

SUPERBES photos d'époque ICI:
http://www.francois-paren.com/photos/coup-de-coeur/photos-centenaires-de-russie/



Par le proto-slave *vьrtěti, notre formidable *wert- nous a encore légué le russe вертеть (“virtietj”), tourner, faire tourner

On la retrouve encore dans le tchèque vrátit, vrtět, vrt, ou - allons-y carrément - dans le sanskrit वर्तयति, vartayatirendre circulaire, faire tourner, retourner …»).


Mais surtout, mais surtout…

Notre si vaillante *wert- s’est retrouvée en latin!

Précisément dans le verbe vertō, vertere, “tourner, se retourner, changer…”,
dont le fréquentatif n’était autre que versō: “tourner souvent”, “tourner et retourner”, ou encore “changer, remuer, retourner, transformer”, ou alors, au sens figuré, “duper, tromper …

Et là mes amis, on sort les bouteilles et les verres, les confetti et les mirlitons…

(source)


Non mais… réalisez-vous seulement ce que nous devons à cette petite racine, via ce couple vertō / versō…??

Allez (et je ne garantis même pas l’exhaustivité de la liste):

Commençons par ses descendants les plus évidents...

Vertèbre
Vertige
Vortex (qui est à tout film de science-fiction ce que la vestre est à Michel Strogoff)

vortex spatio-temporel, comme tout bon vortex


Vertex (notamment "sommet du crâne, ou de la tête")

Invertir
Introverti, extraverti

Verser, versé, versement

Oh, j'oubliais... faut que je vous raconte!
Comment est-on passé de versō, “tourner souvent” à verser, “faire couler un liquide d'un récipient qu'on incline”?!
Bon, en latin, versō signifiait déjà tourner, retournerrenverser, au propre comme au figuré.
C'est d'ailleurs par cet emploi au figuré qu'il en est venu à signifier convertir, d'où traduire (eh oui, la version latine...!).
Le verbe, en ancien français - et depuis la Chanson de Roland -, va s'employer dans le sens de "faire tomber". De là, il n'en fallait pas beaucoup plus pour qu'il signifiât plus spécialement "faire tomber du liquide d'un récipient"...


Allez, la suite:
Forcément, nous aurons tous ces mots basés sur -vertir ou -verser:

Convertir (lapin crétin latin chrétien "changer, pour remettre sur la bonne voie"), et ...
converser! 
Du latin conversō: tourner autour, considérer, mais aussi s'associer...

Avertir, du latin advertĕre («tourner, diriger quelque chose vers»)  et... aversion!
Aversion, du latin aversio («action de se détourner, aversion, dégoût, répugnance»).

Invertir, inverser...
Bouleverser
Malversation
Divertir et diversion.

Divers!
Eh oui: du latin diversusallant dans des directions opposées ou diverses»)

Pervertir!

Tergiverser, ou controverse

Traverse, aussi!
Ca alors??
(pour ceux d'entre vous qui ne saisissent peut-être pas parfaitement toute la finesse, tout le sel de cette exclamation interrogative, sachez que c'est du mot traverse que tout est parti...)
Peuchère, même le Transsibérien, il peine, quand elle souffle, la tramontane

Sur versō, il y a encore...
versus ("dans la direction de", d'où "en opposition à"...)

adverse, adversaire, du latin adversustourné contre »)

mais aussi...

subversion, subversif (qui renverse)

versatile, du latin versātĭlismobile », « qui tourne aisément »)

Il y a aussi notre préposition vers, bien sûr.

Mais aussi vers, "suite de mots rythmés selon la quantité, l’accentuation, le nombre des syllabes ou le retour de la rime".
Du latin versus, le sillon.
Ben oui, car par le sillon on retourne la terre.

- Mais mais??
- Eh oui, précisément!
Vous retrouvez ici le sens qu'avait la vestre! 
Aaah, la Sibérie orientale. Prévenir le frère du tsar, resté sans nouvelles de Moscou, de l'arrivée des hordes tatares menées par l'infâme Ivan Ogareff. Oh, et puis la belle Nadia, et ce bon Alcide Jolivet le journaliste français... 
(source)


Le versus, figurez-vous, c'était également une unité de mesure de surface, qui valait cent pieds carrés (1 pied étant égal à environ 30 cm).
Ce qui nous permet d'affirmer que les Romains travaillaient la terre lamentablement moins vite que les moujiks...

Mais donc, versus et верста, même combat!

Pour en revenir à versus, du sillon, on est passé à "ligne".
Et de ligne, à ligne écrite, d'où ... vers de poésie...

La poésie, c'était la belle écriture...
Nous parlons toujours de « tournure de phrase »...!

Ce qui est surprenant, c'est que si vers (de poésie) vient de versus, prose en fait tout autant!
Et ça c'est dingue.

Et là, je sens que ça vous épate...

Oui! En latin impérial, prosa "forme de discours non régie par les lois de la versification", n'était que la substantivation de l'adjectif prosus, "qui va en ligne droite", dans la locution prosa oratio: "discours droit".

Un discours droit, c'était un discours qui ne contenait pas les inversions typiques du vers...!!

Prosus était l'altération de l'archaïque prorsus, littéralement quelque chose comme "tourné droit devant", "tourné en ligne droite", issu par contraction de pro ("devant"), et de vorsus, variante de ... versus, le participe passé de vertō!
(Et ce tourné, vous devez bien entendu le comprendre comme "fait, créé, ouvragé...")

Bluffant, non?

(Et donc, puisque prose est un dérivé de versus, prosaïque l'est aussi)

Comme quoi, à un mot, en l'occurence versus, on peut lui faire dire tout et n'importe quoi, ou plutôt, tout et son contraire!




Allez, encore quelques dérivés:

Averse, ben oui.

Et puis tous ces mots en -vers:
avers, envers, travers et revers (ou encore devers, disparu sauf dans l'expression "par devers")

Et enfin - et j'en resterai là -, quelques mots que vous ne rapprocheriez pas si facilement de nos latins vertō / versō, et de ces notions de "tourner, changer, verser... "

Divorce!
Divorce, du latin divortium, du verbe divorto, variante de divertose séparer de», «se détourner de»)



Anniversaire!
Du latin anniversariusqui revient tous les ans »), composé de annusannée»), et de... versus, le participe passé du verbe vertere, ici plutôt dans le sens de «revenir».

A l'origine, le mot est religieux, et désigne une cérémonie faite au retour annuel du jour du décès... Par la suite, le mot s'est, disons, sociabilisé...



Univers!
L'adjectif latin universus, que l'on pourrait traduire par "intégral", se comprenait littéralement comme "tourné de manière à former un ensemble (un, l'unité)".



Et voilà!
La semaine prochaine, nous continuerons notre travail de fouille autour de cette super-racine *wer-3, en abordant d'autres de ses neuf (NEUF!) racines dérivées...




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une super semaine, et vous donne rendez-vous...

... dimanche prochain!




Frédéric


dimanche 14 juin 2015

passer du caravansérail à la lamaserie, quelle tranche de vie...






Ami, ne nous soucions pas de demain, - profitons de ce souffle de vie. - Demain quand nous quitterons ce caravansérail, - nous serons pareils aux morts d’il y a sept mille ans.

    رباعیات عمر خیام, Rubaï'yat (Quatrains), quatrain 113,

Omar Khayyâm, 

soufi, écrivain, mathématicien, poète, astronome, philosophe persan,
1048 - 4 décembre 1131.


Omar Khayyâm



















Un petit lien vers ces quatrains, en ligne? 



Bonjour à toutes et tous!


Nous en étions restés, dimanche dernier, à l’étude de la racine *terə-2
traverser, passer au/à travers, ou au sens figuré (“aller au-delà, dépasser”): triompher, vaincre
à qui le français traverse doit son tra-, via le latin trāns.

Ca y est, vous vous en souvenez?

la traverse


Tilt, ça y est?
Voiiiilààà!









Eh bien en ce dimanche, nous continuerons, et terminerons, l’étude de cette charmante racine, qui n’a pas fini - vous allez vite vous en rendre compte -  de nous surprendre…


Alors!

Vous vous rappelez cette forme variante *trā‑, qui était à l’origine de ce fameux latin trāns.
(Ce n’est pas une question).

Eh bien, suffixons *trā‑, pour obtenir *trā-yo-.

*trā-yo-, nous la retrouverons dans le persan - je vous avais dit qu’on parlerait persan, ce dimanche! - سرای, sarây.

Ah ah…

Mais avant de vous révéler le sens de سرای, sarây, je dois vous préparer quelque peu…

Car entre le sens de *terə-2 (“aller au-delà, dépasser”) et celui de سرای, sarây, il y a comme qui dirait un monde

Dites-moi: quand vous voulez couvrir quelque chose, comme par exemple couvrir une table d’une nappe, ou alors couvrir une structure d’une pièce de tissu pour en faire un abri, une tente, vous vous débrouillez pour que la nappe, ou le tissu, dépasse de la zone à protéger…

Oui, non?

C’est par le fait même que le tissu dépasse la structure, qu'il s'étend au-delà de celle-ci qu’il la couvre, qu’il la protège

Mmmh?

Bon.

Car je dois bien vous l’avouer, سرای, sarây ne rend pas vraiment l’idée de “aller au-delà, dépasser”…

Non, سرای, sarây, c’est… ce qui vous couvre: l’abri.
Et par extension, l’habitation, le palais, voire l’hôtel

On comprend mieux ce singulier glissement de sens par la langue de l’avesta (mais oui, l'ancien livre sacré des zoroastriens), j’ai nommé… l’avestique.

l'avesta

Car en avestique, *terə-2 s’est dérivée en taro, tarya, tar: dépasser, surpasser,
mais aussi en thrâ: l’abri, le couvert.

Vous voyez ce que je voulais dire?

Très fort, *terə-2!


Mais revenons à notre persan سرای, sarây, le palais, le château

Emprunté par le turc, le mot désignera spécifiquement le palais du sultan, dans l’ancien empire ottoman.

Le palais de Topkapi, « Topkapı Sarayı » en turc, Istanbul


L’italien a, à son tour, emprunté le mot au turc, et en a fait... saraio.

Mais! L’usage en a voulu autrement

Savez-vous ce qu’est un paronyme?  

"Se dit de mots phonétiquement voisins, homonymes à un phonème près."
Exemples? croasser et coasser. Ou arborer et abhorrer. Prodige et prodigue

Eh bien l’usage, donc, a fait remplacer saraio par son paronymeserraglio «fermeture», du verbe serrare «fermer» (issu, ceci dit, du latin sera, -ae «serrure»).

En italien, le sens de serraglio s’est alors, et finalement d’une façon très logique, étendu.

Il désignait certes toujours le palais, mais aussi plus précisément cette partie particulière dudit palais, fermée: l’appartement des femmes, le ... harem.

Et c’est sur serraglio, bien entendu, que nous avons créé sérail.

émouvante vieille carte postale du vieux Beyrouth, celui d'avant:
le Sérail

d'autres superbes cartes postales du vieux Beyrouth ici:
http://almashriq.hiof.no/lebanon/700/760/769/old_beirut/index.html


Oui, il y a aussi L'Enlèvement au sérail, Die Entführung aus dem Serail, K. 384, de Mozart
(pas à proprement parler un opéra, mais plutôt un Singspiel, comme Die Zauberflöte)

Ici, la coloratura américaine Ruth Ann Swenson

Allez, je ne résiste pas...

Ici, à nouveau Ruth Ann Swenson dans un extrait de Semele, HWV 58, l'opéra de Haendel.
(Sémélé, la mère de Dionysos!)

Myself I shall adore - Handel


L’abri pour les caravanes (je parle ici de la file de chameaux, du convoi, de la troupe de voyageurs), c’était naturellement le … caravansérail.
(Caravane provenant du persan کاربان, kârvân - peut-être basé sur le sanskrit karabha "chameau". Le mot a dû être importé en français par des récits de voyages en orient.)
le caravansérail d'Oran...

caravane mal abritée


Il y a encore un dérivé du persan سرای, sarây auquel vous ne penserez jamais…

pom pom pom


Le mot désigne l’endroit où vivent des moines… des moines bouddhistes.

Une… lamaserie. (ou lamasserie)

Oui, ce -serie proviendrait lui aussi du persan sarây.

la lamaserie Song Zan Lin (松赞林, Sōng Zàn Lín)

Cliquez pour zoomer, c'est vraiment superbe!

d'autres de ces magnifiques panoramiques ici:
le site de Channary et François à Shangaï 



Bon, j’ai encore quelques dérivés à vous proposer, mais prenez-les avec des pincettes

Pour le dérivé qui suit, on suppose le passage de la racine au latin par une forme allongée *tru-, suffixée pour devenir *tru-k-.

Cette forme aurait donné naissance au latin truxviolent, sauvage, farouche, cruel…” (pensez à ce sens que revêtait la racine de vaincre, surmonter, maîtriser);

D'où le latin trucīdō, trucīdāre, "égorger, massacrer", dont nous avons tiré, évidemment, trucider.

Très curieusement, en français, le trux latin est aussi devenu… truculent!

Rien à voir avec la cruauté ou la sauvagerie.

En fait, au tout début de son usage français, il correspondait bien à la sémantique de base latine.
Mais il disparut à la fin du XVIème.
Ca arrive!
Quand il réapparut, au début du XVIIIème, son sens s’était affaibli, et il ne signifiait plus que “qui veut se donner un air farouche”.

A noter qu'en anglais, truculent , qui n'a jamais disparu de l'usage, a toujours conservé son sens fort, premier.



Psss!
Si vous voulez tout savoir, l'hypothèse la plus fiable - à mon sens, du moins - sur l'étymologie du latin trux, c'est qu'il descendrait d'une racine proto-celtique *druko-, "mauvais".


Enfin - mais toujours avec beaucoup de réserves -, je vous propose une famille de dérivés de *terə-2, toujours basés sur cette forme *tru-k-, mais cette fois, soyons fou, suffixée de plus belle, nasalisée et, ne soyons pas chiche, réduite à son degré zéro.

*tru-n-k-o‑.

Elle nous aurait donné le latin truncus, le tronc.

Le tronc, c’est ce qui est privé de branches, ou de membres (dans le corps humain).
Ce qui reste après que l’on a tranché les branches, ou mutilé les membres.

C’est dans ce sens - c’est franchement tiré par les cheveux -: “mutilé”, car “vaincu”, “dominé” que truncus correspondrait à la sémantique de *terə-2.

Oouuais….
Je n'y crois pas un seul instant, d'autant que Michiel De Vaan ne sait pas trop où le rattacher non plus...

Bon, si jamais, truncus nous a quand même légué tranche, trancher, tronquer, tronc


parcours santé et sans gêne - mais avec plaisir



On récapitule?
De *terə-2 nous avons certainement reçu…

avatar, nectar, les anglais nostril, though et thorough, tranquille, transept, traverse, trébucher
(relisez l’article de la semaine dernière, enfin!), 

mais aussi…

sérail, caravansérail, et lamaserie...



Et voilà pour ce dimanche!

La semaine prochaine, nous plancherons, comme promis, sur la racine *wer-3, tourner.



Très bon dimanche, très bonne semaine!

On se retrouve, voyons… dimanche prochain?



Frédéric


dimanche 7 juin 2015

Peuchère, même le Transsibérien, il peine, quand elle souffle, la tramontane





- Madelon -

Mon père, voilà ma cousine qui vous dira aussi bien que moi que le mariage ne doit jamais arriver qu'après les autres aventures. 
Il faut qu'un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. (...)
Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s'est un peu éloignée : et cette déclaration est suivie d'un prompt courroux, qui paraît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l'amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. 
Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s'ensuit. (...)

Molière
Les Précieuses Ridicules, Scène V



Bonjour à toutes et tous!


Dimanche dernier, nous évoquions la racine (proto?)-indo-européenne *treb-, à qui nous devons notamment trave, ou travée.
Plus facile de trouver une taverne qu'un tabernacle, à Thorpe on the Hill…


Mon vieux pote Thierry m’écrit alors un commentaire, dans lequel il met en rapport *treb- avec le français traverse.

vieilles traverses de chemin de fer


Ce qui, à première vue, semble fort judicieux.

Ce qui est certain, c’est que sémantiquement, la traverse correspond parfaitement à la trave dans son sens de poutre.

Mais voilà, Thierry, non, AUCUN rapport!!!

Traverse ne vient hélas pas de *treb-.

C’est d’ailleurs un des (nombreux) pièges de l’étymologie: rapprocher erronément des mots qui semblent si proches l'un de l'autre, tant par le sens que par la forme…
(relisez ce que nous disions sur le français temps et l'anglais time!)
- Mais pourtant, ici, tout semblait...
- Eh oui...

Qu’à cela ne tienne, il me semble plus que nécessaire de préciser l’origine de traverse! 
Encore une idée de trouvée, encore un dimanche de fait, merci Thierry!


Traverse, vieux mot (circa 1130, quand même!), issu du latin populaire (non attesté) *traversa, féminin substantivé de tra(ns)versus, s’employait dans les vieux textes, dans la locution “à la traverse”, entendez “en travers”, au sens propre.

Au XVIème siècle, on commencera à utiliser la locution “de traverse”, que l’on utilise toujours telle quelle ; pensons au chemin de traverse.

dans Harry Potter, le Chemin de Traverse est la jolie traduction française
 de l'original anglais Diagon Alley ("diagonally": "en diagonale")


Depuis le XIVème, le mot désigne aussi une pièce de bois mise en travers de certains ouvrages pour les assembler.
L’emploi le plus courant que nous faisons encore date de 1845: “pièce posée en travers d’une voie ferrée et qui maintient l’écartement des rails”.
Ben oui.

Quant au latin trānsuersus, qui deviendra trāuersus, on pourrait le traduire par “qui va de travers”, ou “à travers”.

Le mot est composé de deux parties bien distinctes:

  • trāns, préverbe, préposition, “par delà, au delà de…”.

et

  • ve/vortō, -ere:tourner”.


Comme par magie, ces deux composants sont l’un et l’autre issus de racines proto-indo-européennes…!

Aaaaaaah....












Respectivement...

  • *terə-2, traverser, passer au/à travers, ou au sens figuré (“aller au-delà, dépasser”): triompher, vaincre, 
et

  • *wer-3, tourner.


Nous les avons déjà rencontrées, l’une et l’autre! 

Mais ne les avons JAMAIS étudiées en profondeur.
Jamais un dimanche ne leur a été entièrement consacré.

Voilà qui est fort triste.

Vous l’aurez compris - vous me connaissez, je ne laisserai pas tomber une racine comme ça -, nous allons en profiter pour les étudier plus en détail, ces deux très jolies racines.


Ah oui!

*terə-2, traverser, nous l’avions découverte, tenez-vous bien, dans le PREMIER article de ce blog, en date du 27 novembre 2011.

Ca fait longtemps! Étais-je déjà né?

En tout cas, il est certain qu’à l’époque, le dimanche indo-européen se cherchait encore…
(S’est-il trouvé, c’est une autre question)

J’ai quand même un peu d’amertume à réaliser la longueur - ou plutôt l’absence de longueur -  des articles de l’époque. Je n’oserais plus les faire si courts…

Tout en vous disant que je pense globalement passer toujours à peu près le même temps à écrire un article (environ 10h par article?).
Simplement, je vais relativement plus vite ; je connais mieux mes sources, et surtout, même si j’en ai nettement plus qu’à l’époque, elles sont toutes , devant moi, à mon entière, personnelle et exclusive disposition.
Mort, nectar et liquidation de dette

en plein travail: mes sources papier et électroniques



Quant à *wer-3, tourner, c’était dans Serpents, vers et dragons. Ah, et aussi ophiolites. que nous en avions parlé…


Intéressons-nous donc, en un premier temps, à...


*terə-2

traverser, triompher.


Elle a beaucoup vécu, cette racine…

La plus ancienne forme qu’on lui donne, c’est *terh2-, mais on lui attribue aussi une variante par métathèse *treh2-, colorée en *trah2-, de laquelle proviendrait une forme contractée *trā-.


Au degré zéro
(donc - allez, tous avec moi: SANS VOY-ELL-E PIVOT-euh), 
notre racine dénudée, devenue *tr̥(ə)-, est à l’origine de l’anglais … nostril!

Oui, narine!

Nostril, composé vieil anglais de nose, le nez, et du désuet thrill, un trou ("percé à travers").

Etymologiquement, donc, la narine, en anglais, c’est un trou à travers le nez.

Simple et clair!


narine à voile...
... et narine à vapeur



Nous retrouvons une forme de notre racine au degré zéro *tr̥(ə)-,
mais cette fois suffixée en *-kʷe-: *tr̥ə-kʷe-, 
dans le proto-germanique *þerhwe- (ce þ se prononçant comme le th anglais), "à travers".

Et OUI, c’est de cette forme germanique que descendent notamment l’anglais through (à travers, durant, par…), l’allemand durch, et le néerlandais door

Et c’est toujours d’elle que nous arrive l’anglais thorough:qui traverse de part en part” => “qui va jusqu’au bout: méthodique, approfondi…


C’est sous sa forme au degré zéro *tr̥(ə)-, que combinée avec la racine *nek-1 (“mort”), notre valeureuse racine a donné le grec ancien νέκταρ, néktar, "nectar", dont je parlais dans ce …
- pardonnez-moi, l’émotion - 
premier article du blog.


Le nectar, c’était ce breuvage des Dieux qui permettait d’aller au delà de la mort, qui permettait donc, de triompher de la mort.


voyons, comment dire...? NON.


Et puis, c’est encore sur le degré zéro de notre racine
(*tr̥(ə)- pour les bien mais plus lentement-comprenant)
- et aussi d’ailleurs sur sa forme degré plein *terə- -, que s’est construit ...

... le sanskrit … तरति, tarati: traverser, triompher, ou même nager (“aller à travers l’eau ”) …

Ce qui ne devrait pas vous impressionner outre mesure, j’en conviens.

Mais quand je vous aurai dit que le sanskrit अव-, ava exprime l’éloignement, ou encore la descente (ava désigne ce qui est “éloigné, en bas”)…

... et que le composé अव- तरति, ava-tarati, gérondif signifiant quelque chose comme “étant descendu à travers”, se réduit en अवतीर्य, avatIrya, (qui se retranscrit également avatâra)...

... vous saurez que le mot avatar nous arrive de notre jolie racine!

L’avatar, dans la religion hindouiste, c’est une des multiples incarnations du dieu Vishnou.

Siddhārtha Gautama, dit le bouddha, en est la dernière à ce jour.

Reste encore à descendre Kalkî, pour inaugurer la nouvelle ère.
(Ce qui sous-entend, comprenez-moi bien, la FIN de celle-ci)

L’avatar, donc, désigne celui qu’incarne Vishnou après sa descente sur Terre, sa traversée jusqu’à nous.

Kalkî. Oui, il ressemble furieusement à un
cavalier de l'Apocalypse


Alors, notre latin trāns (oui, je sais, je n’avais pas oublié)!

Il arrive lui de la forme variante contractée *trā-.

Ce trāns (latin, et non sibérien), soit dit entre nous, pourrait bien être le participe présent d’un ancien verbe *trāre traverser”, dont on a perdu la trace…
(Ca expliquerait en tout cas cette curieuse terminaison en -ans.)


Sur trāns (ou sa forme tra), mes amis, que de mots, que de mots ne se sont-ils pas créés!

Allez, quelques-uns:

travers, traversée, traversin, travestir, tréfilerie, tramontane,
trébucher (trans-, "au-delà" + buc, buc étant le tronc - du corps),  
tranquille (eh oui, copié du latin tranquillus, composé de trans- accolé au radical de quiesrepos, calme »),
transaction, transatlantique, transbahuter, transcendance, 
transept (du latin transseptum, "enclos (saeptum, l’enclos) au-delà [de la nef]"), 
transcription, transformation, transfuge, transfusion, transgression, transhumance, transiger, transit, transmission, transparent… … …,
transpiration, transpondeur, transport, transposition

tramontane


Vous en voulez d'autres? http://fr.wiktionary.org/wiki/trans- !!


Bon, je crois qu'on en restera là…


Il y a encore pas mal de choses à dire sur *terə-2, que je vous garde précieusement pour dimanche prochain

Sachez déjà que nous parlerons latin, mais aussi… persan!


Et vous réaliserez à quel point cette *terə-2, qui n’en impose pas, qui n’a l’air de rien comme ça, nous a donné de si beaux mots, et en plus dans pas mal de langues indo-européennes…




Passez un excellent dimanche (ici, il fait TRES beau), passez une glorieuse semaine!

Je vous donne rendez-vous… dimanche prochain!




Frédéric