- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 26 juillet 2015

I dannae if she can take any more, Captain!






I dannae if she can take any more, Captain!

Scott(y) au Capitaine Kirk
Star Trek, 1ère série

(proposition de traduction :
"Je n'sais pas si elle va encore tenir le coup bien longtemps, Capitaine !")

PS : un vaisseau en anglais (a ship) est féminin.
Elle, c'est l'Enterprise !

Scotty sur son transpondeur





















Bonjour à toutes et tous !


Dimanche dernier, ce 19 juillet, nous avions parlé de l'étymon germanique *wrib-, dérivé de la grande...

*wer-3 (tourner…).


Puis, il y a eu le 21 juillet ! Notre fête nationale, à nous les Belges ! 

C’était il y a 184 ans, le 21 juillet 1831, que Léopold de Saxe-Cobourg prêta serment sur la Place Royale, à Bruxelles, devenant ainsi le premier Roi des Belges (et non de Belgique, nuance !).

Place Royale

PS: chez nous, on dit BruSSelle, pas BruKSelle
Sans rire, vous prononcez six siKS, dix diKS ? 
Ben alors ? Et Auxerre ? AuKSerre peut-être ?  
Hormis pour les BCBG ucclois qui sont très probablement les seuls Belges, et ironiquement les seuls Bruxellois à prononcer le X de Bruxelles comme un /KS/ - et qui à mon sens DOIVENT continuer à dire BruKSelle, ne fût-ce que parce que d’abord ça fait rire tout le monde, et qu’ensuite on sait ainsi à qui on a affaire quand ils n’ont malheureusement pas leur pull négligemment noué sur les épaules, leurs Ray-Ban accrochées par une branche au col en V de leur Lacoste (Madame portera plutôt ses Ray dans les cheveux) ou qu’ils ne sont pas au volant de leur Cayenne entre Uccle et Le Zoute -, 
sachez que ce “x” provient du latin (Bruxella), et ne s’est JAMAIS prononcé dans ce mot autrement que /S/.  JAMAIS.
Jusqu'à la Renaissance, où là, oui, le “x” a commencé à se prononcer /KS/.  
Mais Bruxelles est bien plus ancien, vous comprenez ? Hein ?
Alleeeeez dis, mais ça c’est hyyyyyper-cool ça dis ! (ça, c’est du ucclois BCBG typique)

à 00:36, une pas trop mauvaise imitation du parler ucclois BCBG.


(Fort Jaco, c'est leur lieu de rassemblement
à Uccle ; une sorte de réserve naturelle)
Je ne sais même pas si cette couverture est à
prendre au 1er ou au second degré??


Alors, OUI, Ooh !!
A l'origine de Bruxelles, il y a vraisemblablement le composé germanique
  • *brocca (“marais”) dérivé d'une racine propre au germanique (cognat du brook anglais), 
+
  • *sali (“bâtiment, chambre, chapelle ...”), issu lui-même du latin cella (qui a donné cellier, ou cellule), dérivé de la racine proto-indo-européenne *kel-2 (couvrir, cacher, conserver... 'faudra qu'on en parle un jour, de cette cocotte, elle a plein de choses à nous dire).
"Le bâtiment, le peuplement dans les marais", que ça devait vouloir dire, ou quelque chose du style.

Moi j'aime bien "la chapelle des marais", dans la mesure où l'on sait que Bruxelles s'est construit à partir de son centre sacré, sur l'île Saint-Géry.
(relisez les principes traditionnels de construction d'une ville : A un carrefour, contrecarrer un escadron!? Mais quelle carrure !)

Et aujourd’hui donc, que le Royaume de Belgique a un an de plus, et que vous savez enfin qu’il convient de prononcer Bruxelles "BruSSelle" ...
- sauf si vous êtes bobo ucclois, je le répète - auquel cas, pour vous convaincre de continuer à bien prononcer ce /KS/, je vous dirai que le x prononcé /KS/ est bio, qu'on peut en trouver au marché de la Place du Châtelain
(Pour les non-Bruxellois: probablement le seul marché au monde où les produits sont - nettement - plus chers qu'au détail),
et que chaque fois que vous prononcerez BruKSelle, vos a-do-ra-bles Delphine et John-Alexander gagneront un cocktail de légumes (frais, issus de l'agriculture responsable) (allleeez dis, c'est trop coool!) à déguster lors du gala de clôture de l'année scolaire organisé par leur école avant le voyage à L.A. ("Elllééééé") -
Delphine et John-Alexander vont vraisemblablement
à l'ISB (International School of Brussels)

Aujourd'hui, donc, ... nous allons parler de la racine proto-indo-européenne

*werb- (ou werbh-)

Tourner, plier, courber
Ouais, comm’ d’hab, je n’aurai pas beaucoup mieux à vous proposer comme sens.

Et bien entendu, je ne vous le préciserai pas, *werb(h)- descend de notre super-racine *wer-3.

- Ouais, sauf que là, tu viens de le préciser.
- Mais enfin, mais non !

Allons-y !

*werb(h)-, elle se retrouve tout d’abord en proto-germanique.

Précisément dans le verbe *werpan- : “courber, fléchir, voire ployer”.

Le mot voulait aussi probablement dire lancer.
Oui, lancer par un mouvement circulaire du bras, ou à l’aide d’une fronde.
Il pouvait encore signifier bander un arc. (ici, c'est l'idée de courber qui prédomine)

Vous voyez le concept.


Notre *werpan- germanique a donné naissance au vieil anglais weorpan, jeter (au loin).

Et ce dernier s’est transmis en anglais moderne, sous la forme … warp.

Warp, en anglais, c’est plein de choses. Vraiment!
Je ne passerai pas tous ses signifiés en revue, loin de là !

Mais sachez déjà qu’une acception obsolète du verbe signifiait précisément jeter, lancer

Mais warp c’est aussi tordre, courber un objet pour le contraindre ainsi à une autre forme, le déformer, donc. Le gauchir.

Warp, en tant que substantif cette fois, c’est donc en quelque sorte aussi la courbure, la déformation, la distortion ! 

Eh, difficile de parler de warp sans parler de, de …



...l'USS Enterprise, NCC-1701, magnifique vaisseau de la classe Constitution, mû par un système de propulsion à distorsion, le warp-drive…

Mine de rien, son moteur à distorsion lui permettra
-  remarquez le subtil usage de ce futur historique, ou futur de narration ; le starship ("astronef", "vaisseau spatial", "vaisseau inter-sidéral"?) ne sera en service qu’entre 2245 et 2285 -
d’atteindre des vitesses de l’ordre de warp 2 en croisière, de warp 6 en mode soutenu, ou même de pousser jusque warp 8, voire 9 ! (mais en prenant de très sérieux risques, je vous l'accorde).

(je parle évidemment ici, à nouveau, du vaisseau du Capitaine Kirk, du moins celui de la série originale de Star Trek, de la fin des années 60, faudra vous y faire)


Space, the final frontier...


Nous retrouvons encore notre racine *werb(h)-, toujours via le germanique *werpan-, dans le scots warp (“jeter, lancer”), l’allemand werfen, de sensiblement le même sens, ou encore…
le néerlandais werpen, toujours de même sens.


Les plus subtils - et les plus Belges - d’entre vous auront probablement déjà compris où je veux en venir…
Awel (bruxellois) / didjoss (wallon), il nous bassine avec la prononciation correcte de Bruxelles, sans qu’il y ait vraiment de lien avec la racine du jour, puis nous sort le néerlandais werpen, c'est donc que…”
Mais oui !

Il y a au moins deux noms de ville belges que nos amis Français ont bien du mal à prononcer.
(NON, Maastricht, c’est aux Pays-Bas ! Relisez donc le sublimissime Tu quoque, Brutis, belli-fili mi)

Noon, je parlais de Bruxelles, bien sûr, et … d’Anvers !

Eh NON, on ne dit pas Anverre, ni même Anvereuh.

NON. Vraiment. Croyez-moi. NON.

N - O - N.

Faut arrêter.

AnverS, et en néerlandais: Antwerpen.  (non, celui-là, n'essayez même pas)

Anvers (source)


Si je cite Anvers ici, c’est qu’il se pourrait (mais bof bof) que le toponyme Antwerpen vienne, pour sa seconde partie, du néerlandais werpenjeter”.

Comme à tout bon Belge, on m'a inculqué dès mon plus jeune âge que Antwerpen c’était
Ant - la main (hand en néerlandais) jetée (werpen, jeté(e) en néerlandais, évidemment), "la main jetée",
toponyme associé à la légende du légionnaire romain Brabo qui tua le géant Druon Antigone précisément à … Anvers.

(Oui, après avoir tué le géant, il lui trancha la main et la jeta dans le fleuve)

Statue de Brabo jetant la fameuse main,
à Anvers (source)


En fait, il semblerait que ça n’a strictement aucun rapport, que le nom Antwerpen viendrait peut-être de “an't werf”, autrement dit “aan het werpen”: “sur le quai (la jetée!)” (équivalent étymologique et sémantique du wharf anglais).

Encore mieux - et il s’agirait ici de la théorie la plus sûre et la plus à jour sur l’origine du mot -, Antwerpen dériverait du nom d’une tribu celte qui vivait par là : les Ambidouesreipi, où...
  • la première partie du mot, ambidoues signifiait “les deux” (pensez au “ambos/ambas” espagnol, au “both” anglais, tous deux du proto-indo-européen *ambhō- "les deux" et 
  • la seconde, reipi, désignerait - je suis prudent, je n'ai pas trouvé de confirmation satisfaisante à cela - l’embarcadère, ou le côté, dans ce cas précis la rive (du fleuve).

Les Ambidouesreipi auraient ainsi été “ceux qui vivaient le long des rives (de part et d’autre) du fleuve”… 


Quoi qu’il en soit, c’est AnverS, ou encore mieux, Antwerpen.

Ou alors, on dira PariSSS.

A vous de voir.


Allez, on poursuit.

Comme souvent, une forme germanique se retrouve en francique.
Ici, *werpan- est devenu le francique *werpjan-, de même sens (jeter, lancer...)

Devinette !

Le mot est passé au français, et vous le connaissez !

Neuf indices, neuf pas pour vous rapprocher de la réponse...

9. A l'origine, en ancien français (1050), le mot hérité du francique signifiait non plus vraiment jeter, mais plutôt, dans un sens imagé, "renoncer à la possession (de quelque chose) ".

8. Le mot disparut du français en tant que tel, mais continua cependant à être utilisé, cette fois sous une forme préfixée, précédé par un dé- (et ce vers 1120).
Ce dé- pour vraisemblablement indiquer l'idée de dépossession, de départ, d'abandon, pourtant bien présente dans le mot d'origine, mais qu'on avait un peu perdu de vue...!
7. Et donc, ce mot, affublé d'un préfixe dé-, et transitif à ce moment, s'utilisa en droit (XVIème) ou en emploi absolu (avant 1617), pour toujours signifier "abandonner (une possession)".

6. Alors, une idée??? dé-werpjan ??

5. Remplacez la terminaison propre à un verbe francique -jan par une terminaison plus française...

4. Et rappelez-vous qu'un "/w/" germanique vaut souvent, en étymologie, un ... français

3. Allez, oui ! Comme dans l'anglais watch, et son équivalent français ...

Mais non, pas la montre ! Pensez au verbe ! To watch.

2. Oui? regarder / garder

1. Donc, notre mot pourrait être devenu dé - /g/ - erp + une terminaison verbale: -er, -ir...

YESSSS

0. Déguerpir !!!

Il en est arrivé à signifier abandonner, certes, mais un lieu, en se sauvant, par crainte.

Très fort, non ?

Auriez-vous cru que l'anglais warp et notre déguerpir avaient la même origine ??


La descendance de la racine *werb(h)- ne s’arrête pas là ! Que nenni !

Encore, au menu, du latin, du grec, du vieux slavon d'église (aaaaah), et du français ! 

Et quelques jolies surprises...

Mais voilà, c’est les vacances



Alors tout ça, ce sera … pour la prochaine fois !




Bon dimanche à toutes et tous ; surtout, passez une excellente semaine!

A dimanche prochain ?




Frédéric




dimanche 19 juillet 2015

Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons (Les Fleurs du mal, Baudelaire)





Sul bôrd d'el Samp', et pierdu dins l' fumièye,
Wèyèz Couyèt avou s' clotchî crawieux ?

C' est là ki d'meûre èm matante Dorotéye,
Veuve d' èm mononke Adrien du Crosteu.

A s'nouv'maujonne, nos avons fé ribotte
Lundi passè, tout in pindant l' crama.

Po l'premî côp, c'est la k' dj'é vu Lolotte.
Ré k'd' î pinser, sintèz come èm keur bat.

Po l premî côp, c' est la k'dj'é vu Lolotte.
Ré k'd' î pinser, sintèz come èm keur bat.

(…)

Lolotte, 

Jacques Bertrand, 
chansonnier belge de langue wallonne, 
né à Charleroi le 18 novembre 1817 et y décédé le 30 juillet 1884. 


Au bord de la Sambre et perdu dans la fumée
Voyez-vous Couillet et son clocher tordu ?

C'est là qu'habite ma tante Dorothée
Veuve de mon oncle, Adrien le fils de celui à la béquille.

A sa nouvelle maison, nous avons fait la fête
Lundi passé, en pendant la crémaillère.

Pour la première fois, c'est là que j'ai vu Lolotte
Rien que d'y penser, sentez comme mon cœur bat.

Pour la première fois, c'est là que j'ai vu Lolotte
Rien que d'y penser, sentez comme mon cœur bat.

(...)

(source)


















Bonjour à toutes et tous!


Le dimanche indo-européen est en vacances!!
Entendez par là que votre serviteur profite de quelques semaines de calme dans sa splendide maison de campagne, tout près de Givet.

Ne vous inquiétez pas, chaque dimanche donnera lieu à un nouvel article, mais voilà, je me restreindrai probablement quelque peu quant à la longueur desdits articles…


Oui, pour moi les vacances à la campagne ont toujours un délicieux
goût d'Alexandre le bienheureux (Yves Robert, 1968)


Nous poursuivons, en ce beau dimanche, notre tour de la racine proto-indo-européenne *wer-3, “tourner, plier…”, en abordant une par une les différentes racines qui en découlent.

A l’ordre du jour, une de ses racines dérivées. (jusque là, rien d’original)

Je me baserai essentiellement, pour la circonstance, sur Watkins ("The American Heritage Dictionary of Indo-European Roots", Calvert Watkins, 3rd edition), qui reste malgré tout ma source de prédilection, très souvent mon point de départ pour ces articles.

(Pour les développements en français, je suis allé chercher du côté d'Alain Rey)


Bon, autant vous prévenir tout de suite, cette racine du jour n’est pas tout à fait indo-européenne.
Ou plutôt, elle l’est bien ; c’est proto-indo-européenne qu’elle n’est pas.

Oui, cette racine, on ne la retrouve qu’en germanique.
Donc on peut supposer qu’elle ne faisait pas partie de l’indo-européen commun - du proto-indo-européen, donc -, mais qu’elle fut créée sur le tard, après que le germanique se soit séparé du tronc commun.

Cette racine que nous qualifierons habilement de proto-germanique, c’est…

*wirb-

(Alors, vous remarquez que je ne la mets qu’en italique, pas en gras et italique, traitement uniquement offert aux racines proto-indo-européennes)

Quant à son sens (forcément toujours lié à la notion de “tourner”): frotter. Oui, frotter en tournant.


De la racine *wirb- découlera le vieux haut-allemand rīban (“frotter”), d’où l’allemand reiben (toujours “frotter”).
Ou encore le néerlandais wrijven, de même sens.

Mais surtout, surtout…
Sur *wirb- s’est construit le francique *rīben.

Dont le sens littéral était bien toujours “frotter”, mais qui, au sens figuré, signifiait copuler, être en chaleur… 

Mais oui: se frotter. Ou frotter dans le sens de caresser.

Ne parlons-nous pas encore d’astiquer dans le même sens? (Moi non, bien sûr, mais vous, je ne sais pas)

De ce francique, nous retrouvons la descendance en ancien français, avec le verbe riber (1165): être en chaleur, folâtrer, cajoler… (pour rester poli).

De ce vieux français riber
- en neuchâtelois on l’utilise encore de nos jours, au sens de “frotter, râper, user par le frottement” ; en vaudois on lui connait une variante ribler - 
nous arrive le vieux français ribaud, ribauld, qui donnera - faut-il vraiment le préciser - le français moderne (même si clairement désuet)… ribaud.

Le ribaud, c’était celui qui se livrait aux plaisirs charnels.

Par extension, un débauché, donc un vil personnage, donc, d’une façon générale, un méchant.
Y sont attachées les notions de scélérat, de vagabond
(Ah ça, on vit dans une société judéo-chrétienne, 'faut quand même bien en être conscient: sexe=faire des enfants. Sinon, pas bien. C'est quand même simple, non?)

Pensez donc à “coquin”, qui couvre assez bien les mêmes champs sémantiques.

Le vieux français riber, d’ailleurs, se comprenait également comme “se livrer à la débauche”.

Le Roi des ribauds, c’était encore, du temps de Saint Louis (ça ne nous rajeunit pas), l’officier royal qui était chargé de la police des mauvais lieux, des endroits malfamés.

La ribaude (circa 1175), c'était - nettement - plus précisément la femme de mauvaise vie, donc la prostituée.

C’est toujours plus facile de qualifier négativement une femme, il faut bien le dire.

Et ce n'est pas nouveau.

En vieux haut-allemand, puisque vous le demandez, à côté de rīban, notre racine *wirb- a également donné hrībaprostituée.

ribaude (source)


Mais la ribaude, c’était encore un canon.

Le rapport? Je crois, hélas, qu’il ne faut pas chercher bien loin…

La soldatesque, forcément composée de vrais soldats, mâlesvirils et surtout fins, et bien éduqués, ces soldats, donc, qui utilisaient ces redoutables canons devaient plus que probablement les comparer à (vous choisissez) de grosses ouvertures béantes / des gueules hurlantes / … 

Le terme sera rapidement repris en ancien néerlandais, et joliment “diminué” (je veux dire par là qu’en ancien néerlandais on en a fait un diminutif: le coquet ribaudekijn (1346), la petite ribaude. C'est tout mimi.

(re-)Passé alors à son tour au français, le ribaudequin désignera une de ces si charmantes inventions de guerre, une sorte d’orgue de Staline de l’époque, composé d'une série de canons à petit calibre.

ribaudequin


Les Anglais utiliseront l’engin lors de la guerre de Cent Ans ; puis pendant la guerre des Deux-Roses. 
Parfois je me demande si dans l'esprit de certains Français, la Guerre de Cent Ans est vraiment terminée...
Le matin de la bataille d'Azincourt, 25 octobre 1415
(source)


On sait aussi (je sais, ça faire rire mais c’est comme ça) que l’armée suisse les utilisa, notamment à la bataille de Sempach en 1386.

couteau suisse de la bataille de Sempach



On parlera, au XIIème siècle, de ribaudaille, mot collectif et surtout méprisant pour une troupe de vauriens.
(Pensons à la canaille, ou encore mieux, à la verminecognat basé sur la même super-racine *wer-3.)
(mais bon dieu, relisez Serpents, vers et dragons. Ah, et aussi ophiolites., enfin! ‘faudra vous le demander combien de fois??)

Ah, oui! En anglais, le vieux français ribaud est devenu ribald, de même sens.
Oui, ENCORE un mot français passé à l’anglais
Vous savez quoi? Dorénavant, je ne préciserai plus quand le mot français étudié s’est retrouvé en anglais, mais plutôt quand ça n’est pas arrivé, ce sera plus court, plus simple et plus facile. 
Oui, je persiste! Vu de Belgique où beaucoup d’entre nous parlons au moins deux langues, quand ce n’est pas trois ou quatre, je trouve ce combat contre la langue anglaise particulièrement grotesque.  
Apprenez l’anglais, le vrai, le beau, et enrichissez-vous, plutôt que de le condamner en le confondant avec cette sous-langue, ce baragouin - je mets dans le même panier globish et gangsta rap language 
Et après - seulement après -, quand vous saurez enfin de quoi vous parlez, on en rediscutera.

Allez, je me calme.

Zen, Frédéric, zen.

Life, où Damian Lewis interprète un policier
très zen.


Revenons à notre français ribaud.

Au XIIème, on parlait de ribaudie pour désigner un comportement de débauche.
Un siècle plus tard, le mot s’élargira et deviendra ribauderie.

L’un comme l’autre sont désormais sortis d’usage.
Mais, soit dit en passant, il ne tient qu’à nous de les y remettre…


Riblon, probablement mot régional dérivé de notre ribler “frotter”, usité assez longtemps (suffisamment pour qu’il apparaisse chez Buffon, 1707 - 1788), donnera “ribleur”, employé par Rabelais himself (1484) dans le sens de “débauché”.

Georges-Louis Leclerc de Buffon


Curieusement, dans la deuxième moitié du XVIIIème et au cours du XIXème siècle, ce “riblon” continuera à vivre et surtout à évoluer en langage technique, pour désigner finalement des déchets, non plus de la société, mais de ferraille, des copeaux métalliques provenant notamment du laminage du fer et de l'acier. 

Sous cette acception, riblon est toujours bien utilisé de nos jours!
Riblonner, c'est encore mettre à la ferraille.



Enfin, vers le milieu du XVIIIème est apparu le mot ribotte, rapidement devenu ribote.

Faire la noce, mener joyeuse vie”.

Du verbe riboter, calque du vieux verbe ribauder (“paillarder”), de ribaud, bien évidemment.

On parle toujours de “faire ribote” pour faire la fête, ou se livrer à quelque excès de table et/ou de boisson.

Comme dans Lolotte, de Jacques Bertrand, vrai petit bijou d'humour wallon, un beau portrait de la vie à Charleroi au XIXème siècle, écrit en wallon de Charleroi.



Ah oui, j’oubliais! (mais où ai-je la tête??)

On retrouve des cognats de ribaud dans pas mal de langues romanes et germaniques, mais il est plus que probable que tous dérivent, d'une façon ou d'une autre,  du français!

  • Latin médiéval ribaldus menial (“coquin, vaurien”),  
  • Vieil occitan ribaut (XIIIème), 
  • Catalan ribald (XIIIème), 
  • Espagnol et portugais ribaldo (XIIIème), 
  • Italien ribaldo (1313), 
  • Moyen néerlanfais ribaut, rebaut, etc., 
  • Moyen haut-allemand ribalt, ribolt, ribaut, 
  • Vieux islandais ribbaldi
  • Vieux suédois ribbalde (suédois ribald),
  • Vieux danois ribalde.


Et voilà pour ribaud, ribaude!

Je vous souhaite, chères lectrices, chers lecteurs,  un très bon dimanche, ainsi qu’une superbe semaine!

A dimanche prochain?


Ah c’était beaucoup plus accueillant autrefois, on faisait brûler des arbres entiers. Il y avait de beaux tapis sur les sols et les murs, il n’y avait pas une soirée sans jongleurs, ménestrels et ribaudes... Hahaha, j’ai souvenance d’une nuit ou un cracheur de feu avait enflammé la coiffe de dame Flegmonde. On a dû la jeter toute habillée dans les douves qui étaient alors gelées...

Godefroy Amaury de Malefète, 
comte de Montmirail, d'Apremont et de Papincourt,
dit « le Hardi », 
capitaine de Louis VI le Gros

in Les Visiteurs, Jean-Marie Poiré, 1993.















Frédéric


dimanche 12 juillet 2015

De La bruyère à John Irving en passant par JS Bach. Pas mal non?





"Au cinéma, bien mieux encore que dans les livres, j'ai appris également que l'homme fort ne traînait pas ses guêtres n'importe où. Qu'on avait peu de chances de le rencontrer sur un sentier parfumé de Normandie ou dans les ruelles confites d'ennui de Clermont-Ferrand. L'homme fort exige des lieux à la mesure de sa force."

Annie Leclerc, Parole de femme, p. 27 (1974).

















Mais c'est dingue, ça ? C'est tout moi !! 
Effectivement, JAMAIS vous ne me rencontrerez sur un sentier parfumé de Normandie.
Et alors, dans les ruelles confites d'ennui de Clermont-Ferrand, n'en parlons même pas !

C'est DINGUE ! Mais comment savait-elle ???







Bonjour à tous.


Aujourd’hui, en ce beau dimanche (ici, ce serait bien, d'ailleurs, qu’il pleuve un peu pour les jardins…), nous continuons l’étude de notre “super-racine*wer-3, tourner, plier,
“super” parce que d’elle dérivent d’autres racines.

Une petite récap, peut-être ?
Il me semble que ce serait bien à propos…

Revoyons l'action au ralenti:

Tout a commencé par l’étymologie du français traverse.
Peuchère, même le Transsibérien, il peine, quand elle souffle, la tramontane
  
PS: pour David Vincent, en revanche, tout a commencé par une nuit sombre, le long d’une route solitaire de campagne, alors qu’il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva. 
Mais... euh ... je m'éloigne.

Tout a commencé par l’étymologie du français traverse, créé sur le composé latin trā(n)suersus, derrière lequel se cachent deux racines proto-indo-européennes :

  • *terə-2, traverser, passer au/à travers, ou au sens figuré (“aller au-delà, dépasser”): triompher, vaincre, 
et


Après avoir traité de *terə-2 lors de deux dimanches:
et


nous avions courageusement entrepris de creuser *wer-3, tourner, en commençant par sa racine dérivée *wert-
Convertir (au proto-indo-européen) en divertissant? Ca c'est une idée! Je n'y aurais JAMAIS pensé...!

Puis, dans Un Anglais roulant en Jeep Wrangler (et non en Land-Rover) ? Wrong. Simplement wrong., nous nous étions arrêtés sur deux autres de ses racines dérivées: *wreit- et *wergh-.

Ensuite, nous passâmes à la racine dérivée *werg-.
"converge", ou "osons aborder l'hermaphrodisme"

OK pour tout le monde?
(astuce! Quand vous voyez du texte d'une autre couleur, et que le pointeur de votre souris change de forme en s'y promenant, eh bien, il s'agit de liens!!! Et si vous cliquez dessus, hop, magie, vous serez transportés vers l'article en question...) 


Aujourd’hui, il sera question de …

*wreik-

Gentille petite racine proto-européenne, toujours dérivée de *wer-3, et cette fois au sens de … tourner! (oui, je sais, c’est vraiment surprenant)

Allez, disons qu’ici, le sens générique de “tournerpourrait se rapporter plus précisément à “se tordre, se tortiller”.


Nous la retrouvons, *wreik-, dans le proto-germanique *wrīg‑.
D’où dériveront, par exemple, le néerlandais wriggelenfrétiller…”, ou l’anglais to wriggle: se tortiller, frétiller, se trémousser, voire frissonner.



Mais ce même germanique *wrīg‑ est également à la base du vieil anglais wrīgian: tordre, pencher…
Sur lui s’est créé l’anglais wry, qui pourrait se traduire notamment par “déformé, de travers”…

To go awry, c’est partir en c**ille, s’en aller à vau-l’eau...

Quand le correcteur automatique goes awry



Notre racine *wreik- a également donné au germanique le verbe *wrīþaną, tordre, sur lequel s’est construit la forme *wristiz-: cette partie de l’anatomie humaine qui permet à la main de se tordre si facilement : le poignet.

En découleront l’allemand Rist, le dos, la cambrure de la main, le vieux norois vríða, qui donnera par exemple les danois, suédois ou norvégien vrist, ou l’anglais - vous l’aurez compris - wrist, toujours le poignet.

dos de la main, bien en évidence


poignet de porte

Brrr, ça me fait penser à ces effrayants chandeliers, dans...


La Belle et la bête, de Jean Cocteau, 1946


Mais ... le germanique *wristiz- s’est aussi dérivé en francique

Précisément dans le francique *wrist‑, “cou-de-pied”, la partie antérieure et supérieure du pied près de son articulation avec la jambe. 

Ce que la cambrure de la main est à la main, si vous voulez.



Et de ce *wrist‑ est né le vieux français guestes (1426).
Qui évoluera en guietres (1432), puis, par réfection, en guestre (1538).

C’est sur ce guestre que nous avons créé guêtre,
enveloppe de tissu ou de cuir qui recouvre le haut de la chaussure et parfois le bas de la jambe”.
On suppose que le mot est à l’origine un terme rural.

On l’emploie dans quelques locutions figurées probablement issues du contexte militaire, comme “tirer ses guêtres”, pour partir (milieu du XVIème siècle), “traîner ses guêtres (quelque part)” pour “y aller”.

En Belgique, on dira encore “avoir quelqu’un à ses guêtres” pour “devoir s’en occuper (financièrement)”.

À nouveau, le mot vieux français est passé à l’anglais, pour donner gaiter.
(À nouveau parce que j'en ai un peu marre d'entendre que l'anglais envahit le français, alors qu'il y a bien plus de mots d'origine française en anglais que l'inverse. Et que c'est bien par sa porosité à d'autres langues - ce qui le rend si riche - que l'anglais est à présent ce qu'il est, en position dominante...)
guêtres

Un autre dérivé germanique de notre *wreik- proto-indo-européenne, le verbe *wraistjan, tordre, s’est transmis, par le vieil anglais wrǣstan, de même sens, à l’anglais moderne.

To wrest, c’est arracher violemment, probablement à comprendre, à l’origine, “en tordant”.

Et to wrestle, c’est lutter au corps à corps. En ce sens, on y retrouve la notion de torsion, de renversement...

Si comme moi vous adorez les bouquins de John Irving, vous saurez déjà que Irving pratiquait la lutte gréco-romaine, "greco-Roman wrestling", et qu’il est vraiment difficile de ne pas trouver un bouquin de lui sans ours, sans wrestling, sans Vienne en toile de fond, ou encore dont l’action ne se passe pas en Nouvelle-Angleterre.

Greco-Roman wrestling
Lire du John Irving, pour moi, c’est un peu me retrouver chez moi, dans un univers connu, balisé, mais renouvelé à chaque fois. 
Un peu comme écouter - je parle toujours pour moi - du Bach, qui me ramène à la maison, au fil de mes idées, en structurant le temps (car la musique, les amis, c’est de la sculpture temporelle!). 
Encore mieux, écouter Bach interprété par Glenn Gould, et entendre alors en plus la voix de ce [pur génie ou vieux fou], c’est selon, qui ne pouvait s’empêcher de chanter (et pas très bien - il faut bien le dire) en jouant…
Glenn Gould et un de ses rares amis, Bruno Monsaingeon


Allez, je sens bien que vous en avez envie...
La partita n°2, BWV 826, en Ut mineur,
jouée et chantée par Glenn Gould 





Enfin - et pour revenir à notre sympathique *wreik- -, sachez que l’on pourrait, avec beaucoup, beaucoup de prudence, la rapprocher de divers mots européens pour … bruyère.

Alors, en quoi la bruyère pourrait être associée à la notion de tourner, tordre ? 

Tout qui a un jour tenté de déraciner de la bruyère sauvage - lors d’un voyage en Ecosse, pour la ramener chez soi, par exemple - saura à quel point ladite bruyère, ou du moins sa racine, a cette capacité à s’enrouler, à se tordre, à s'entortiller pour s’accrocher à un sol des plus arides et caillouteux.

bruyère

Notez, la bruyère peut aussi être torsadée, comme ici sur
ce porte-mine

Ce qui semble certain, c’est que le “bruyère” français provient du latin populaire *brūcaria ("(terrain couvert) de bruyère"), dérivé du latin médiéval brucus.

Ce dernier issu lui-même du gaulois *bruco (désignant lui la fleur de bruyère en tant que telle).

*bruco dérivant - allez, c'est du gaulois, donc... OUI -, du proto-celtique *wroyko-, que l’on retrouve par exemple dans le breton brug, le gallois grug, le gaélique (tant irlandais qu’écossais) fraoch, le cornique gruk, l’italien brugo, le catalan bruc, l’occitan bruga
(on parle de groupe italo-celtique, c'est pas pour rien)

Ce qui est parfaitement avéré, c’est que l’un des noms scientifiques de la bruyère, Erica, provient du grec ancien ἐρείκη, ereikē, emprunté en neo-latin sous la forme erice ou erica.
C’est d’ailleurs cette forme erica qui est toujours conservée en italien - Aurora, tu me confirmes?
Du grec ancien ἐρείκη, ereikē, nous arrive aussi Hypericum, le genre dont font partie les millepertuis (l'herbe de la Saint Jean)...!
millepertuis (source)


Tout aussi avéré, le fait que les mots balto-slaves soient fichtrement proches de la racine proto-celtique (wroyko-, pour les mal-retenant ou trop-vite-lisant).

Ainsi, le russe вереск (“vierisk”), le tchèque vřesk, le polonais wrzask, le lituanien vìržis ou encore le letton virzis, dérivant tous du proto-slave *versъ.

Tout ça, donc, semble exact, et en tout cas reçoit l’aval de la communauté linguistique dans son ensemble.


Maintenant, les suppositions :

*wreik- serait à l’origine du grec ἐρείκη, ereikē, et tant qu’à faire du proto-celtique (*wroyko-, ça y  est?) et du proto-slave *versъ.

Bon, rien n’est prouvé, pour certains - et non des moindres - les formes celtiques et slaves ne sont en rien liées ; il ne s’agit que d'un accident, de pur hasard si elles se ressemblent à ce point.

Quant au grec ancien ἐρείκη, ereikē il serait simplement un emprunt à une langue non-indo-européenne (oui, le fameux substrat pré-grec!).


Mais si jamais…


Si jamais bruyère venait bien de *wreik- (rêvons un peu), alors, le français brusque en dériverait!
Car brusque nous vient du latin brucus.

Et ce par l’italien brusco, substantif désignant une plante épineuse, le fragon.

Le substantif s’est transformé en adjectif, au sens de (pensez aux épines) rude, non poli, âpre, pour désigner le vin (circa 1340), et s’est également employé au figuré.

Le mot proviendrait du bas latin bruscus (fragon épineux).

- Mais, “bruyère” venait du latin brucus, pas de bruScus??
- Oui, absolument!

Mais voilà, on pense que bruscus ne serait que le croisement du latin médiéval brucus, bruyère, et du latin rūscum, qui, lui, donnerait notamment, plus tard, le provençal rusc: le houx.

fragon épineux (source)




Et maintenant… l’apéro !!

Passez un très beau dimanche, une radieuse semaine, et revoyons-nous, disons… dimanche prochain?

La super-racine *wer-3 n’est toujours pas tarie…




Frédéric

dimanche 5 juillet 2015

"converge", ou "osons aborder l'hermaphrodisme"





"Happiness in marriage is entirely a matter of chance. If the dispositions of the parties are ever so well known to each other, or ever so similar before-hand, it does not advance their felicity in the least. They always contrive to grow sufficiently unlike afterwards to have their share of vexation; and it is better to know as little as possible of the defects of the person with whom you are to pass your life.''


Pride and Prejudice (Orgueil et préjugés), Volume I, Chapter VI

Jane Austen 

"Le bonheur en ménage est pure affaire de hasard. La félicité de deux époux ne m'apparaît pas devoir être plus grande du fait qu'ils se connaissaient à fond avant leur mariage ; cela n'empêche pas les divergences de naître ensuite et de provoquer les inévitables déceptions. Mieux vaut, à mon avis, ignorer le plus possible les défauts de celui qui partagera votre existence !"


Jane Austen, la seule et unique
(source)
















Bonjour à toutes et tous!


En ce très très très - TRES - chaud dimanche, nous continuons l’étude de notre charmante “super-racine*wer-3, tourner, plier, dont dérivent d’autres racines.

Eh, c’est cela qui fait son charme


Et aujourd’hui, nous parlerons de la racine dérivée…

*werg- 

(à ne pas confondre avec *wergh- découverte la semaine dernière)


Quant à son champ sémantique, je ne crois pas vous surprendre:

 tourner! 

Ou peut-être, plus spécialement, tordre, courber


Une forme variante de *werg-, nasalisée, *wreng‑, s’est dérivée dans le proto-germanique *wrankjan, tordre, essorer…

De là, par exemple, l’anglais wrench, via le vieil anglais wrencan: tordre.

Wrench, en anglais, c’est plein de choses: un mouvement (violent) de torsion, un déchirement (au propre comme au figuré), une entorse, mais aussi une clé (anglaise, forcément), ou une clé Allen.

Clé anglaise
Clé Allen, sans laquelle Ikea n'aurait jamais existé.


En tant que verbe, to wrench véhicule l’idée de tirer violemment sur quelque chose, arracher…

To wrench one's ankle, c’est - aïe ouille -, se tordre la cheville.


Mais de ce même germanique *wrankjan, l’anglais a aussi repris… wrinkle. La ride, le pli

wrinkles, wrinkles


- Bon, coco, tu vas nous refaire le coup de la dernière fois, hein, avec que des dérivés germaniques!
Il est pas écrit germanique, ici!!!
- Ah, bonjour!
Non effectivement, germanique, non.

Mais rassurez-vous… Un peu de patience…


Car *wergh- nous a aussi légué le latin vergō, vergēre.

Courber, plier, incliner, pencher…

Mais il y a latin, et latin.

Ici, il s’agit du latin prout prout.
Pas le latin du vulgus, certes non!

Ici, Monsieur, on parle de latin littéraire.

Les sans-dents, eux, utilisaient plutôt les composés de -clīnō (dēclīnō, inclīnō ; vous devinez aisément ce qu’ils sont devenus en français).

Alors, sur vergō, nous avons bien entendu créé converger, adapté du latin scientifique convergens (1611, Kepler!): “qui se dirige vers un point unique”.

Et son antonyme diverger.
En 1785, Rousseau emploiera diverger en musique, au sens de “s’écarter le plus l’un de l’autre”.

Ces deux mots nous sont arrivés tardivement, tous deux donc par la langue scientifique, qui les a en quelque sorte remis au goût du jour.


Divergence des plaques continentales

Peut-être est-ce comme cela que les opposants à la théorie du
proto-indo-européen s'expliquent la dispersion des langues en Inde et en Europe?


Un peu de hittite, mmmh?

Car *wergh- se retrouve en hittite sous la forme hurki-, “ce qui tourne”: la… roue!

Et les Hittites, croyez-moi, ils en connaissaient un bout, sur la roue...

Char de guerre Hittite
Bas relief trouvé à Karkemish
(source)
Bobsleigh trouvé à Garmish



Dites-moi, connaissez-vous les Scythes Amyrgiens? 
(Répondez-moi franchement, je ne vous en voudrai pas)

Chef de guerre scythe


Amyrgiens”, du nom de leur roi Amorges - un grand pote à Cyrus - ces Scythes, peuple nomade, vivaient non loin de l’antique Bactriane (au Sud de l'Ouzbékistan et du Tadjikistan et au Nord-ouest de l'Afghanistan actuel) et de la Sogdiane.

Si je vous précise que la Sogdiane s’étendait au nord de la Bactriane, à l'est de Khwarezm, et au sud-est de Kangju entre l'Oxus (Amou-Daria) et le Jaxartes (Syr-Daria), ça ne vous dira peut-être pas grand-chose.
Et ce sera un gage de bonne santé mentale.

MAIS …  si je vous disais que la capitale de la Sogdiane, c’était… Samarcande!

Aaaaah!
Eh oui!
Il est ainsi des noms de villes qui font rêver…

Là sur la carte, en haut à droite, la Sogdiane et la Bactriane
(source)
Samarcande...

... et à l'heure actuelle


En vieux-perse (soyons fou), on appelait les Scythes Amyrgiens les Sakā Haumavargā, Sakā étant tout simplement le nom perse donné à ces tribus, que les Grecs baptiseront à leur tour Scythes.

Cette appellation Sakā s’appliquait en fait à toute une série de peuplades nomades…
Parmi les plus connus, citons les courageux Sakā dhō qui transportaient victuailles et autres objets usuels accrochés sur leurs épaules par l'intermédiaire de bretelles rembourrées et ajustables, et les Sakā Phoûtr, réputés pour la très grande beauté de leurs femmes.

Quant aux Sakā Haumavargā, eh bien ils seraient précisément les Sakā, les Scythes qui “disposaient des plantes d’hauma autour du feu”.

Alors, un mot d’explication, peut-être?

Le vieux-perse hauma-, que l’on retrouve dans l’avestique haoma-, dans le persan moderne hōm, ou en sanskrit védique en tant que sóma-, désignait une plante.

Laquelle?

Ben… gros mystère…

On a été jusqu’à évoquer le cannabis, ou en tout cas une plante que l’on pouvait absorber en décoctions, ou en boisson, qui apportait vraisemblablement l’ivresse et qui devait intervenir dans des rituels religieux.

Pour ce qui est de -vargā, dérivé de notre proto-indo-européenne *werg- - du moins selon Karl Hoffmann et à sa suite Michiel de Vaan - il évoque lui l’idée de “disposer autour”.

Karl Hoffmann


–vargā serait alors à rapprocher de l’avestique varj, ou du sanskrit védique vrṇáktiretourner, détourner...”, ou surtout “disposer (quelque chose autour de)”.

En langue védique, on retrouve précisément l’expression vrnktá-barhiṣ-ayant disposé les herbes sacrificielles autour (du feu)”.

De là cette traduction très plausible du composé Haumavargā comme “disposant les plantes hauma autour (du feu)”.





Enfin, c’est encore *wreng‑, la variante nasalisée de notre *werg-, qui se cacherait derrière le latin ringor.

C’est du moins ce que je déduis de l’analyse de Michiel de Vaan, qui voit en ringor la descendance d’une racine proto-indo-européenne *ureng- “tourner, courber”.
M’est avis qu’on parle de la même racine

Ringor, c’était littéralement “montrer les dents”!
D’où, par extension, grogner en montrant les dents, ou au sens figuré, enrager, être furieux, ronger son frein…




Issu de *wreng‑ par une forme latine présumée *rengor.

Le rapport entre montrer les dents et tourner?
La courbure des lèvres nécessaire à l’opération!

Et ringor, qu’est-ce qu’il nous a donné??
Eh bien, il faut s’intéresser à son participe: rictus: ouverture de la bouche, bouche ouverte, gueule béante.  
Oui, nous lui devons, forcément, notre français rictus, contraction de la bouche, grimace des lèvres et des joues.

Ça au moins, c'est du rictus.


Notre racine, décidément bien vaillante, est aussi passée au slave.

On la retrouve...

  • dans le slavon vrьgǫjeter, mettre bas »), dont dérivera notamment le tchèque vrhnout, renverser
  • ou encore dans un autre dérivé slave du radical,  *ręgnǫti, à la base du tchèque řehtat se (« se tordre de rire »).


Et donc, si nous avons bien suivi son parcours dans le temps et dans l'espace, notre toute petite et toute gentille *werg- se retrouve dans les langues...

  • anatoliennes (hittite [de -2700 à -1800]), 
  • indo-aryennes (sanskrit védique [de -1800 à -1500]), 
  • iraniennes (avestique [de -1200 à -1000], vieux-perse [-500], persan moderne), 
  • germaniques (proto-germanique: [de -2000 à 0]), 
  • romanes (latin [de -1500 à -500]), et 
  • slaves (slavon et+, vieux slavon d'église [+800]) ...

(dates données à la grosse louche)

Pas mal, non???



Ouf, là, j'ai besoin d'un solide verre d'eau...

Je vous souhaite beaucoup d'ombre, un TRES beau dimanche, une SUPERBE semaine, et vous propose de nous revoir, disons... dimanche prochain?




Frédéric