- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 25 octobre 2015

"The amount of sleep required by the average person is five minutes more." - Wilson Mizener





Des préjugés à demi-ruinés me poussaient vers l'avant
"Renversez toute haine", criais-je,
Des mensonges qui disaient que la vie est noire et blanche
Sortaient de mon cerveau. Je rêvais que
Les actions romantiques des mousquetaires
Reposaient sur des idées profondes.
Ah, mais j'étais tellement plus vieux alors,
Je suis plus jeune que ça maintenant.


Mais oui, il s’agit bien du deuxième couplet de My Back Pages,
de Bob Dylan, traduit ici en français par Pierre Mercy et François Guillez.

L’original ?

Half-wracked prejudice leaped forth
"Rip down all hate," I screamed
Lies that life is black and white
Spoke from my skull. I dreamed
Romantic facts of musketeers
Foundationed deep, somehow.
Ah, but I was so much older then,
I'm younger than that now.

Chanson que Dylan écrivit à 23 ans seulement,
et où il porte déjà un regard bien aiguisé, voir amer
sur son passé contestataire, quand il considérait, du haut de sa jeunesse, 
avec tellement d’assurance, de certitude, 
que le monde était blanc et noir. 

(Et que lui était du côté blanc, bien sûr.)

Dylan au début des années '60














On a tous été un peu comme ça non? 

Et pour certains, c’est toujours le cas, non?

(une petite pensée pour ces fachos qui récupèrent mon blog pour leur propagande nazie, 
et une autre pour ces bien-pensants pour qui, ironiquement, s'intéresser à la linguistique proto-indo-européenne, c'est faire montre de racisme). 

Allez tous vous faire voir chez les Proto-Grecs !

Les oeillères, on en a tous, vous savez...




Bonjour à toutes et tous !

Dimanche dernier, nous nous étions attardés sur la racine *swep-1, dormir”, notamment à l’origine de notre français sommeil.




Continuons donc cette série “rêve et sommeil” avec un mot anglais, cette fois.
Ben oui, l’équivalent français de sommeil: sleep, tout simplement.

Sleeping Beauty ("la Belle au bois dormant"),
version Once upon a Time

Car non, sleep ne vient pas de *swep-1, mais bien de


*slēb-.


Le sens précis de *slēb-, on a du mal à le cerner, au vu de ses dérivés.
Alors, on lui donne deux sens: “être faible”, et “dormir”.

Oui, on peut comprendre ce rapprochement sémantique entre ces deux notions dans la mesure où celui qui dort peut être considéré comme en état de faiblesse par rapport à ceux qui veillent.

Mais on retrouve encore d’autres mots dérivés de *slēb- qui eux signifient plutôt être inactif, mais aussi et surtout s’affaiser, pendre, tomber.

Ceci correspondrait plutôt au fait que quand on s’endort, on sent son corps s’affaiblir, on tombe de sommeil, on sombre dans le sommeil…  



Mais entrons de plain-pied dans notre sujet dominical :

Pour finalement se retrouver dans l’anglais sleep, sachez que notre *slēb- est passée, comme bien souvent, par le… par le…
(allez, je vous aide, ça commence par proto et ça se termine par germanique)
proto-germanique, bien !

Par une forme que l’on reconstruit en tant que *slēpan-.

En vieil anglais, *slēpan- s’est mué en slǣp (“dormir”).
Pour donner en moyen anglais sleep, sleepe, et donc en arriver à notre anglais sleep (sommeil).

Voilà.
Je pourrais en rester là !

Bon, bien sûr, la forme germanique *slēpan- n’a pas donné que de l’anglais.

On la retrouve dans le frison occidental sliep, ou dans le frison saterlandais ‎Släip, mais aussi dans le bas allemand ‎Slaap, dans le néerlandais ‎slaap, ou l’allemand ‎Schlaf.

Et dans tous les cas, le mot correspond bien à sommeil.

nager, ça fatigue

Mais, et cette notion de faiblesse, aucun mot germanique n’y ferait allusion ??

Ah mais si !

En vieux norois (je sais, je sais), si le jeune Brynjar traînait à évider le crâne de ses dernières victimes pour s’en servir comme coupe à sang, ou si son acolyte le peu fougueux Thorsen traînassait loin derrière alors que tout le monde était déjà descendu du drakkar et s’activait avec application au viol et au pillage, on les aurait qualifiés de *slēpa- : de bons à rien, de fainéants, du verbe slæpa : paresser, traînasser…

Ca, c'était probablement la dernière chose que vous verriez


L’islandais slapa se traduirait lui par pendre, s’affaisser


Et c’est bien avec ce sens de “faible” que nous retrouvons notre proto-indo-européenne *slēb- dans le groupe slave.

En commençant par le proto-slave *slabъ (“slabj”), dont dérivent les mots pour “faible” ...
  • en russe: сла́бый ‎(“slábuij”), 
  • en tchèque: slabý
  • en slovaque: slabý
  • en polonais: słaby

- Russe, tchèque, polonais ? T’es un peu lassant hein ?! C’est toujours les mêmes langues slaves que tu cites, et en plus, JAMAIS tu ne fais allusion aux langues slaves méridionales !
- Bonjour ! Oui, j'accepte la remarque.

Vous voulez du serbo-croate ? Eh bien, слаб ! ("slab")

Et du kaïkavien, peut-être, avec ça ? Hein, hein ? Toujours slab !

Bien sûr, vous savez que le kaïkavien est une variété du croate, et qu’il se parle du côté de Zagreb et du Hrvatsko Zagorje.
Hein??

- … Mais je...?
- Tiens, là on se dégonfle. Mais passons.

Et du slovène, aussi, pour Monsieur ?

slàb.

Avec une particularité pour toutes ces langues slaves méridionales : le mot dérivé signifie bien “faible”, mais s’emploie aussi dans le sens de “mauvais”.

superbe paysage du Hrvatsko Zagorje, avec en prime une insulte bien
sentie ("bajka na dlanu!", littéralement "un conte de fée dans la paume
de votre main", que les autochtones vous traduisent volontiers par "un
conte de fée à portée de la main", mais qui correspond plutôt à une
injonction avec notion de déplacement vers la Grèce - du moins dans
sa version la plus châtiée).


On retrouve dans les langues baltes des mots pour “faible” correspondant parfaitement, par le sens et la forme, à la racine proto-indo-européenne *slēb-, mais, sachez-le, on soupçonne qu’il ne s’agisse que d’emprunts aux langues slaves, et non de véritables dérivés de notre racine.

(Même explication pour le roumain slab, emprunté lui aussi au slave)

forcément, un emprunt russe


Citons donc le lituanien slãbnas (toujours faible), ou même le letton slãbs, slãbens : faible.
(Mais l’est-on vraiment ? - Oui, j’ai décidé que dorénavant, je ferais systématiquement cette bête blague. 
Ce sera mon “ours/lutte gréco-romaine” à moi - ceux qui lisent John Irwing me comprendront). 
Bon résumé d'un roman de John Irving

Et ce, même si letton change, comme le chantait si bien Robert Allen Zimmerman, alias Bob Dylan.

Ah ben tiens, ça me fait penser,
- comme quoi un jeu de mot foireux est toujours récompensé -,
à propos, en yiddish, on a encore, pour dormir, שלאָפֿן (şlʼáp̄n, prononcé "shlofn").

Car ne l’oublions pas, même si le yiddish a reçu pas mal d’apports hébreux et slaves, c’est bien une langue germanique, précisément dérivée du haut allemand.


My Back Pages
source

Dans cette vidéo, Bob Dylan entouré de plein de potes pour fêter ses 30 ans de chanson, en 1993. 
(1993 ! Oui, perso, j’étais tellement plus vieux alors ; je suis plus jeune que ça maintenant)

Au micro et/ou à la guitare et dans l’ordre : Roger McGuinn (des Byrds, le groupe qui commença par accompagner Dylan - je dis ça pour les gamines et les gamins qui n’ont pas connu les années 60/70), suivi de Tom Petty, Neil Young, Eric Clapton, Bob Dylan et George Harrison - je dis ça pour ceux qui ont aussi connu les années 40 et 50, et qui n'ont peut-être plus ni la vision ni l'audition d'autrefois.


Enfin, selon certains - mais pas tous, donc : prenez ce qui suit avec les précautions d’usage -, on pourrait retrouver notre *slēb- dans les latins labāre, "vaciller, chanceler, tomber en ruine", et lābor, "glisser, chanceler, faillir, tomber en décadence…"

Ce qui est certain, c'est qu'aux acceptions de ces deux verbes s'attache bien cette idée de faiblesse, de chute

Si l’hypothèse est avérée (et que donc lābor descend bien de *slēb- - on essaie de suivre), alors…

... nous pourrions encore compter à l’actif de notre jolie proto-indo-européenne …

lapsus ! 

En latin, c'était la glissade, le glissement, et au sens figuré le faux-pas, l'erreur
Lapsus n’étant que la forme substantivée du participe passé de lābor.



Et sur con-lābor, l’anglais a également fait, toujours via la forme du participe passé, collapse, "s’écrouler, s’affaisser" !




Nous voilà gentiment arrivés à la fin de ce dimanche.

En guise de conclusion, une réflexion : remarquons que pour notamment les langues germaniques, dormir, c’est d’une façon ou d’une autre s’affaiblir.

Et si nous poussons encore un peu plus loin, pour les langues slaves méridionales, être faible, c’est être mauvais !

Soyons toujours conscients que c'est par notre langue que nous structurons, que nous voyons et interprétons le monde qui nous entoure. Sachons dès lors nous méfier d'elle !

Et surtout, apprenons plusieurs langues, ce qui peut nous aider à d'appréhender le monde selon d'autres points de vue. 
Les voyages forment la jeunesse, mais la connaissance de plusieurs langues forme toute votre vie...

Enfin, comme vous venez de le voir, il se pourrait que notre français lapsus soit apparenté à l’anglais sleep.
Ce qui serait quand même très fort !

Notez encore que si c'est exact, alors on pourrait se permettre, soyons fou, le rapprochement entre l’anglais sleep, "dormir/sommeil", et l’anglais slip, "glisser", précisément !

Mais bon, ce ne sont là que conjectures...



Je vous souhaite en tout cas un excellent dimanche, une TRES BONNE semaine, et vous donne rendez-vous, voyons… dimanche prochain ?


PS: le saviez-vous ?
Ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine !

De toute façon - mais ça, vous le savez déjà -, avec le dimanche indo-européen, c’est tous les jours dimanche…



Frédéric


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