- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 29 novembre 2015

la jument est ferrée, ou la maréchaussée? (très subtil jeu de mots franco-anglais)




(…)
Now, wha this tale o' truth shall read,
Ilk man and mother's son, take heed:
Whene'er to Drink you are inclin'd,
Or Cutty-sarks rin in your mind,
Think ye may buy the joys o'er dear;
Remember Tam o' Shanter's mare

Il s’agit des derniers vers de Tam o' Shanter, ce grand (dans tous les sens du terme) poème de Robert Burns, rédigé en anglais et en scots, basé sur une vieille légende écossaise. 
Ce poème est incroyablement visuel, et raconte une soirée assez mouvementée, avec un pauvre Tam o' Shanter qui aurait dû écouter son épouse et rentrer sans détour - et sans boire - à la maison, et qui au contraire va assister, terrorisé, à un sabbat de sorcières.
Tam o' Shanter sera poursuivi par une meute de sorcières, et en réchappera de très peu, en traversant au galop in extremis le pont sur la Doon, sur le dos de sa fidèle jument Meg
Mais oui, car les sorcières ne peuvent pas traverser l’eau vive! (Vous le savez, quand même?) 
Mais Nannie, la plus avenante, mais aussi la méchante des sorcières, put malgré tout s’emparer du bout de la queue de la pauvre Meg, avant qu’elle ne traverse entièrement le pont…
Le pont sur la Doon. Oui oui, il existe!
Nannie arrachant le bout de la queue de Meg

(…)
Vous qui lirez ce conte véritable,
Homme ou enfant, tirez-en la leçon mémorable; 
Quand la boisson vous tente un jour de fête, 
Quand les chemises courtes vous courent par la tête, 
Réfléchissez! Vous risquez de payer chèrement; 
Pensez à Tam O'Shanter et à sa jument.

(traduction trouvée ici!)

Ah oui! Et un cutty sark, c’est un petit corsage écossais.
Le nom du célébre clipper vient de là,


et vous comprenez alors tout le sens de sa figure de proue

Nannie, devenue la figure de proue du Cutty Sark...

PS: allez voir le Cutty Sark en cale sèche, à Greenwich, c'est magique

Et OUI, vous pouvez passez SOUS le Cutty Sark: inoubliable!


Bonjour à toutes et tous!


Ah là là, l’inspiration!
Pour mes articles, je me base sur ce que parfois on me souffle, ou alors je prends mon Watkins (dictionnaire proto-indo-européen, pour ceux qui prennent le train en marche) et j’ouvre une page au hasard, ou presque, ou alors, je pars d’un mot qui soudainement me fait réfléchir.

Oui, car ce mot, je le connaissais bien, je l’utilisais, comme tout le monde, mais là, dans ce contexte-là, ben… Je me rends compte que je ne le connais pas.


Ce sera le point de départ de ce dimanche!

Je suis en train de lire le troisième tome des aventures de Cormoran Strike: “Career of Evil”.



Mais oui, série noire, dont l’auteur n’est autre que Robert Galbraith, ou plutôt …
J. K. Rowling.

Ah ça, c'est pas Marguerite Yourcenar


Et voilà, je tombe sur un passage où Strike essaie de remettre toutes ses idées en place, de répertorier tout ce qu’il sait au sujet de la pauvre victime - Kelsey - d'un tueur sanguinaire.
(…) Round and round in his hand he turned his mobile, marshalling everything he knew about Kelsey (…)
Cette idée de répertorier, bien classer, mettre en bon ordre, c’est le verbe to marshal qui nous la donne.

Mon Robert et Collins me raconte que dans un sens militaire, ou de police, to marshal peut signifier rassembler, canaliser, trier, et qu’au figuré, on peut l’employer pour signifier organiser, rassembler, mobiliser, voire obtenir, rallier…
To marshall one’s thought’s, c’est littéralement rassembler ses idées.

Alors, non, je n’emploie pas très souvent le verbe marshal ; en revanche je connais et utilise un mot français qui, sans trop m’avancer, provient de la même origine:

maréchal.

En français on connait le maréchal, celui d’Empire ou d’une France plutôt, euh, vichysante?
Ou le maréchal des logis, ou encore le maréchal-ferrant

Murat, maréchal d'Empire













Pétain, maréchal euh...
pétainiste?

Cruchot, maréchal des logis chef








Maréchal-ferrant, un des plus beaux métiers du monde!
















Alors quoi? Quelle est l’origine du mot maréchal, et comment se retrouve-t-il dans la langue de Shakespeare?


En 1086, nous trouvons, dans un texte latin, une référence à marescal.
Le mot évoluera, pour devenir ensuite mareschal, au XIIème, puis maréchal, au XVIIème.


Mais! N’allez pas croire que le mot est pour cela d’origine latine! Eh non!
- et j’en profite pour remercier Alain Rey! -
Car comme beaucoup d’autres noms désignant des grades, militaires ou civils, il est d’origine… germanique.

Donc - pour ceux qui connaissent le jeu -, il est arrivé du, du … francique.
Eh oui, on l’oublie souvent, le francique, au profit du latin et du grec
Et pour tout vous dire, la source francique depuis laquelle le mot nous arrive, c’est un composé!

*marhskalk, basé sur *marha- et skalka.

Ce qui devrait vous enchanter! Ah non?


Le premier élément du composé (*marha- pour les moins-bien comprenants)  désignait le … cheval!

L'emploi de *marha- pour cheval forme une jolie isoglosse germanico-celtique ; en effet, on en retrouve des cognats
- et ici je remercie Guus Kroonen pour les sources proto-germaniques, et Ranko Matasovic pour les proto-celtiques

  • en vieux norois: marr, merr
  • en vieil anglais: mearh, mere
  • en vieux frison: mar
  • en vieux haut-allemand: march, ou encore mariha, meriha
  • en gotique: Mähre
  • en moyen néerlandais: merie, mere

mais aussi …

  • en gaulois: markan
  • en vieux breton: marh
  • en vieux cornique: march
  • en moyen irlandais (soyons fou): marc

Et même en…

galate! 
(mais relisez La rue Chaudron est une voie du 10e arrondissement de Paris, en France. (Wikipedia, "Rue Chaudron"!)

Voilà qui devrait satisfaire les supporters de Galatasaray qui me lisent.
Et ils sont nombreux, j’en suis sûr.

En galate, donc, on retrouvait marka pour “cheval”.

C’est du moins ce que nous dit Pausanias.

Vous connaissez Pausanias? Allez!! Mais si, le Périégète
Je sais, moi non plus, je n’aimerais pas qu’on m’appelle le Périégète
Mais voilà, c’est comme ça, il doit son surnom au fait qu’il a écrit une Description de la Grèce (Περιήγησις, [Hellados] Periêgêsis ), ou Périégèse, en dix livres.  
Periêgêsis, c’est littéralement la description, le voyage. C’est chouette comme concept, non?
Un mot, un seul, pour “voyage/description”: décrire ce que l’on découvre au long de ses voyages… 
Et c’est cela que notre bon Pausanias a fait. Voyager et décrire.


Ce grand géographe et voyageur antique est un témoin fiable de la Grèce du IIème siècle, celle de l’époque romaine. 
Enfin, fiable… Disons qu’il aimait parfois un peu trop mélanger les mythes à l’histoire (non, ne cherchez pas la contrepèterie), et donc, il faut le prendre avec des pincettes… 
Bon, pour sa décharge, le gars était né, vers l'an 115, à Magnésie.
Et pas n’importe laquelle, de Magnésie: Magnésie du Sipyle. 
Alors, vous pensez bien, quel chemin accompli, que de connaissances accumulées, malgré un si lourd passé!
- Ah, salut Pausa’! Tiens, au fait, t’es né où, toi?
- Oh ben… euh, comment dire… à euh … Magnésie.
- COMMENT?
- À euh Magnésie
- … À Magnésie??? Pfff! Eh dis, mais rassure-moi: quand même pas à Magnésie DU SIPYLE, hein? Hein, pas de blagues? Déconne pas!!??
- Ben … [sanglots, pleurs]

Et voilà, Pausanias avait encore perdu un ami.


Mais revenons donc à notre *marha-.
Se pourrait-il que *marha- le cheval dérive d’une racine proto-indo-européenne??

Oui. Ou non.

Deux écoles, comme souvent:

  • Selon Pokorny et Watkins: YESSS, de la racine proto-indo-européenne *marko-, cheval.
  • Selon Matasovic: Nooo, over my dead body! *marha- serait un emprunt d’origine orientale, un mot qui se serait implanté dans les langues celtiques et germaniques aux côtés du “vrai” dérivé proto-indo-européen, provenant de la bien connue racine *ekwo-.
Allez, on se dépêche, on relit Hippolyte et Philippe, à cheval sur un hippopotame??

À vous de choisir!
Ce qui est sûr, cependant, c’est que *marha- a donné à l’anglais mare, "jument", basé sur la forme féminine germanique *marhjōn-.


Nous n’avons parlé, jusqu’à présent, que du premier élément du composé *marha-skalka!

Le deuxième, lui, désignerait le servant, le serviteur, le domestique

Ce skalka est hélas d’origine inconnue, ou à tout le moins obscure.
Sachez cependant qu’on le retrouve notamment dans le vieil anglais scealc "serviteur, soldat”, le vieux norois (aaaah) skalk-r et dans le désormais désuet allemand Schalk, “serviteur de haut-rang”.

Dans d’autres cas - mais toujours dans le groupe germanique -, il semble avoir aussi désigné le vilain, l’esclave, ou être chargé d’une connotation péjorative: arrogance, malice


Si maintenant nous rassemblons les deux composants de *marha-skalka pour tenter d’en comprendre le sens, nous obtenons quelque chose comme...
le serviteur qui s’occupe des chevaux, le garçon d’écuriele domestique chargé de soigner les chevaux

En vieux francique, le mot, dès le départ, s’est développé en deux sens:
  • artisan chargé de ferrer les chevaux (et autres animaux de trait)
  • officier préposé aux soins des chevaux

Le mot est passé au latin médiéval
(on retrouvait mariscalus ou marescalus au sens de valet d’écurie, chef d’une écurie et de l’armée, officier chargé du logement)
et de là au français.

une pensée pour Guy Ligier, chef d'écurie

De son premier sens nous garderons maréchal-ferrant, qui est en quelque sorte un pléonasme ; du second nous garderons maréchal en tant qu’officier.


Historiquement parlant, en français, nous savons qu’en 1086 déjà, marescal désigne le maréchal-ferrant, puis le vétérinaire des chevaux.

Au XIIème, il passe dans la terminologie militaire, pour désigner l’officier préposé au soin des chevaux.

La cavalerie étant une arme particulièrement importante et prestigieuse, le mot désignera bientôt (1212) un officier supérieur, général d’armée.

Dans un emploi plus ciblé, le maréchal des logis (XVIème) désignera l’officier chargé ben, ... des logis, puis d’une façon plus générale, un gradé, qu’il soit sous-officier de cavalerie, de gendarmerie, ou d’artillerie.

Le maréchal de camp était encore un officier général.
Quant au maréchal de France, il devient la dignité la plus haute de la hiérarchie militaire.
Mais rien qu'en France.

La maréchale (XIXème), c’est encore le charbon pour la forge, utilisé par le maréchal-ferrant.

Et la maréchaussée, désignant tout d’abord l’écurie, en viendra à désigner la juridiction exercée par les … maréchaux, puis un corps de troupe chargé du maintien de l’ordre public, qui en dépendait.

C'est EXACTEMENT comme ça qu'on
se la représente!

Et en anglais?
Eh bien, comme TRÈS souvent, l’anglais s’est souché sur le français!

Marshal est un ancien emprunt au français, via l’anglo-normand.
Il sera contaminé par le sens que le mot recevra en français, et reprendra pratiquement toutes les acceptions qu’on lui prête de l'autre côté du Channel, du garçon d’écurie au maréchal du Roi (ou de la Reine!).

The Earl Marshal, Kings of Arms, Heralds and Pursuviants
Tudieu, fière allure!

To marshal (“maréchaler”) correspondait aux prérogatives du maréchal, l’officier: arranger les troupes pour l’inspection, la parade. 
D’où le sens d'organiser (des faits, des idées…) d’une façon méthodique


Avec ce passage - que dis-je: cette ascension sociale - de “garçon d’écurie” à “Maréchal de la Cour”, on réalise à quel point le cheval était un élément essentiel, central à la vie de nos ancêtres, à quel point les métiers du cheval étaient prestigieux.

On retrouve le même phénomène avec le latin tardif comes stabuli, littéralement le conte des écuries, qui deviendra le français … connétable, et dérivé du français, l’anglais constable, désignant notamment un officier de police au-dessous du grade de sergeant. (je vous laisse traduire)

Dans les îles Anglo-Normandes, le constable ou - in french in ze text - connétable est toujours le chef élu d’une paroisse…

Graham Smale, Senior Constable de la paroisse de
Saint Martin, Guernsey


Des écuries à la Cour
Pas mal, non, comme ascension...
Pour une petite racine proto-indo-européenne... ou pas!


Je vous souhaite, à toutes et tous, un très beau dimanche, et une très belle semaine!
A dimanche prochain?


Attention!
Ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine! 
Bah, qu’est-ce que ça change?” Me direz-vous! Car de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Frédéric

(l'anglais mare = jument, et ferrer un cheval se dit en anglais to shoe a horse, littéralement le chausser. "La jument est ferrée" =>"La mare est chaussée" waaaaaaaahhh)






Un pt'it Bach, pour finir en beauté, et surtout me faire pardonner? 

Simone Dinnerstein, dans les Inventions 1, 13 et 10.
Oh, elle a un toucher, mes amis, d'une délicatesse et d'une précision...

Et si vous aimez, écoutez-la dans les Variations Goldberg! 
Elle m'en ferait oublier Glenn Gould! Si si!




dimanche 22 novembre 2015

La rue Chaudron est une voie du 10e arrondissement de Paris, en France. (Wikipedia, "Rue Chaudron")


article précédent: Paris vaut bien une messe



"'Non, Obélix, tu n'auras pas de potion magique, tu es tombé dedans quand tu étais petit.''

Panoramix le druide












Balayé par septembre,
Notre amour d'un été,
Tristement se démembre,
Et se meurt au passé.

J'avais beau m'y attendre,
Mon coeur vide de tout,
Ressemble à s'y méprendre,
A Paris au mois d'août.

Charles Aznavour



Bonjour à toutes et tous!


Dimanche dernier, nous nous intéressions à l’étymologie de Lutèce, le premier nom connu de Paris.

Lutèce la marécageuse


En fait, ce Paris est une erreur.

Mais la langue est faite d’erreurs. 

C’est quoi une erreur? C’est quoi le bon usage? C’est quoi, finalement, une langue? 

Qui me permet d’affirmer que MA façon de parler est la bonne? C’est quoi, la “bonne” façon de parler?
C’est la façon de parler communément admise? Celle que l’on apprend à l’école? Celle de l'élite, ou celle du plus grand nombre?

Vous savez, ici en Belgique, le français nous a été imposé.

Avant lui, il y avait des patois, des dialectes, plutôt germaniques au nord (que l’on regroupe sous le terme générique flamand), plutôt romans au sud, que l’on regroupe sous le nom générique wallon.

Et puis, le français est arrivé, et a pratiquement complètement éradiqué le wallon, considéré dorénavant comme une langue grossière, vulgaire.

Les Wallons s’interdisaient de le parler - je l’ai vécu.
Avec le recul, je prends conscience de cette incroyable bêtise.

Il y aurait donc des langues supérieures à d’autres?
Le français n’était pourtant qu’une langue parmi d’autres.

Mais c’était surtout la langue du plus fort.
Une langue est un dialecte avec une armée et une flotte” disait le linguiste yiddish Max Weinreich.
Max Weinreich, en classe je suppose

Je ne peux qu’appeler à bien écrire, bien parler, car selon moi - et quelques autres! -, puisque c’est par notre langue que nous interprétons le monde, plus cette langue est fine, raffinée, précise, plus notre vision du monde devrait l’être (fine, raffinée, précise).

Bof.
Ca sonne très bisounours, non?
Car on s’aperçoit que parmi ceux qui ont eu la chance de faire des études, d’apprendre à bien parler, certains sont devenus des fondamentalistes de la langue, pour qui il n’y a plus qu’une seule façon de parler.
Celle qu’ils considèrent comme la bonne.



Souvent, d’ailleurs, ils ne se rendent même pas compte de leur propre accent, et surtout, ils oublient le fondamental: que la langue nous est donnée, à nous êtres humains, pour COMMUNIQUER, et non pas pour nous refermer sur nous-même, et créer des clans.

Alors, c’est quoi une erreur de langage?
Par rapport à quoi, à qui, à quelle norme, édictée par qui, pour quoi, dans quel but?

Bon, je suis le premier à devenir dingue devant les fautes d’orthographe ou de grammaire, je l’avoue.

Je vais vous faire une vraie confidence:
Parfois, au travail, devant un mail (oui, moi je dis un mail, pas un courrier électronique, pas un courriel, c’est comme ça) criblé de fautes, que ce soit en français ou en anglais, je n’arrive tout simplement plus à comprendre le sens des mots.

Je suis obnubilé par ces fautes. Je ne vois plus qu'ELLES!



Et donc, parfois, je copie le mail dans un traitement de texte, je le corrige, et enfin, une fois qu’il est lisible, je le lis, comme j'aurais dû le faire dès réception, pour le comprendre.
Oui. Donc, vous voyez, je sais de quoi je parle.

Nous avons tous des barrières, une vision relativement étriquée, et nous qui aimons tant la langue, nous pouvons l'utiliser pour non pas nous faire comprendre de nos semblables, et les comprendre, mais bien pour les mettre au pas.



Finalement, d’une certaine façon, nous oublions le but premier de la langue, et la corrompons, la profanons, en l'interposant entre nous! Nous la dévoyons.

Cette langue, qui devait nous unir, nous nous en servons à d’autres fins, moins élégantes: nous jugeons, nous classons les gens par leur façon de s'exprimer.

Nous excluons par la langue!
Quelle ironie!


discussion de comptoir, de celles
où on refait le monde
Enfin! On ne ref’ra pas l’monde, mon bon monsieur!











Mais voilà, Paris n’aurait pas dû, en toute logique, s’appeler Paris.
Non mais, vous réalisez????



Le nom de la ville, c’était clairement Lutetia, on ne va pas revenir là-dessus!

Quant à la tribu gauloise qui habitait Lutetia, c’était celle des Parisii.

On parlait donc, à l’époque gallo-romaine, de la Lutèce des Parisii: Lutetia Parisiorum ou Lutetia Parisiensis.

Pièce de monnaie des Parisii


Et peu à peu, au Bas-Empire (à la grosse louche entre la fin du IIIème et celle du Vème siècle), on n’a plus retenu que la deuxième partie de l’expression.

On a fini par parler de Lutetia comme de “là où crèchent les Parisii”, “chez les Parisii”, en la nommant Parisiis, datif locatif pluriel de Parisii.

Et voilà, au bout du compte, Lutetia a disparu, pour faire place à “du côté des Parisii”: Parisiis.

C’est donc ici l’usage qui a gagné.
Et l’erreur de l’époque est devenue la norme actuelle.
Ca ne vous fait pas réfléchir, relativiser?

Ne faisons pas avec la langue ce que d’autres font avec la religion, mmmh?
Ouais, ça va, vous soupçonniez que c’était là où je voulais en venir ; désolé d’être aussi prévisible.
Intégristes religieux. De bonnes têtes de vainqueurs.


Et ces Parisii, leur nom, ils l’avaient tiré au sort, ils l’avait trouvé dans une pochette-surprise?

Peut-être!

Mais en tout cas, on suppose que le nom provient d’une racine proto-celtique…

*kʷaryo-, qui elle-même découlerait d’une racine proto-indo-européenne… … …

*kʷeru-


Et qu’est-ce qu’elle pouvait bien vouloir dire, cette sympathique *kʷeru-?

Elle aurait désigné, figurez-vous, une ... marmite.
Une marmite qu’on mettait sur le feu, un ... chaudron! 





Mais avant de continuer sur *kʷeru-, revenons, si vous le voulez bien, au mot Parisii.

Il faudrait probablement le décomposer en Par(i) - si(i).
C’est cette première partie par(i)-, qui serait dérivée de notre *kʷeru-.

Alors, OUI, je réponds immédiatement à la question que vous n’allez pas tarder à me poser:
- Mais mais, mais comment passe-t-on d’un /kw/ à un /p/??

La réponse est fort simple: c’est comme ça.
D’autres questions?

Les langues celtiques, issues - j’espère ne pas vous l’apprendre - du proto-indo-européen, se composent de deux grands groupes:
  • les continentales, et les … (allez, “qui n’est pas sur le continent”? Donc, qui est sur une une une…? Oui! Donc: 
  • insulaires.
Parmi les continentales, on a 
  • le gaulois,
  • le celtibère (parlé dans le nord-ouest de l’Espagne actuelle), 
  • le lépontique, parlé dans le nord de l’Italie, et encore quelques autres, comme...
  • le galate, langue complètement éteinte au point qu’on la dit hypothétique, et qui aurait été parlée en, en, en? Galatie, forcément! Quelque part en Asie Mineure, là où se trouve la Turquie actuelle.
Soit dit en passant, il se pourrait que la tour de Galata, que l’on trouve au beau milieu du quartier de Karaköy, à Istanbul (tour construite par les Génois en 1348), tirerait son nom des Galates, ceux-là mêmes qui parlaient le galate, là-bas en Galatie.
Tour de Galata

D’ailleurs, ce n’est pas difficile, il suffit de demander à n’importe quel supporter de football d’où vient le nom de cette équipe turque, le Galatasaray, il vous répondra du tac au tac. 
(En vous précisant probablement aussi, si du moins il ne pense pas vous gêner par son érudition, que le persan sarây, سرای, provient lui aussi d’une racine proto-indo-européenne, *trā-yo-.)
(relisez passer du caravansérail à la lamaserie, quelle tranche de vie..)
Ils sont comme ça, les supporters de football.
Supporters de Galatasaray lors d'un match contre le Real Madrid

(oui, faut dire que l'ambiance était assez tendue ce soir-là,
avec des arguments bien sentis autour de la théorie des laryngales,
les pro-Beekes d'un côté, les pro-Szemerényi de l'autre...)

PS: on avait déjà traité du germanique Wahla, à l'origine de Gaulois, Galate, Galles/Welsh, Wallon...
Tour de France et Tour de Babel

Euh, donc, je reprends:
les langues celtiques:
les continentales (gaulois, celtibère, galate…)

Et puis les insulaires.
  • Avec d’un côté les langues gaéliques (irlandais, manxois et écossais)
  • et de l’autre les britonniques: breton, cambrien, cornique et gallois. 
Oui, je sais: on range le breton parmi les insulaires! Ce qui n'est pas bien. Et maintenant ça suffit! (le breton a plus de caractéristiques en commun avec les langues insulaires qu'avec les continentales)

Les langues celtiques:
  • Continentales: gaulois, celtibère, galate… 
  • Insulaires:
  • Gaéliques:  irlandais, manxois, écossais
  • Britonniquesbreton, cambrien, cornique, gallois 

Comment passe-t-on d’un /kw/ à un /p/?? (c’était ça, la question!)

En réalité, la linguistique comparative historique a pu déterminer (comment? mais par comparaison, c’est un peu comme ça que la linguistique comparative fonctionne) qu’un *kw proto-indo-européen débouchait sur un son p en gaulois, et dans les langues britonniques.

En gaélique, en revanche, il donnera plutôt un son k.

Ainsi, *kʷaryo- sera à l’origine de la racine gauloise *pario-, des vieux cornique et vieux breton per, ou du gallois pair

En vieil irlandais, cependant, on aura coire.

Dans les langues romanes contemporaines, on la retrouvera toujours - passée par le gaulois - sous une forme en p-, comme dans l’occitan par / pairol, le lyonnais per, ou encore le catalan perol, signifiant tous, et sans surprise, “chaudron”.


Et pourquoi je racontais tout ça, moi?
Ah mais oui, parce qu’on parlait du mot Par(i)-si(i). Et de sa première partie.

*kʷeru- -> *kʷaryo- -> par(i).


Mais pour ce qui est du second élément -si(i), il s’agit d’un pluriel - ça on le sait -, mais qu’on identifie difficilement.

Il pourrait s’agir du démonstratif *so- ou *sio-, qui donnerait au pluriel: “ceux”.

Parisii signifierait alors littéralement “ceux du chaudron”.

Arrêtez de vous marrer!

Dans la mythologie celtique, le chaudron, c’était pas rien: il était corne d’abondance, comme Undry, le chaudron du Dagda, qui permettait de nourrir un millier d’hommes, mais aussi de distribuer le savoir universel à qui goûtait de son contenu, ou alors carrément de ressusciter les morts.

Le chaudron de Gundestrup

Je ne veux pas f.tre la m., mais on peut franchement se dire que le Saint Graal n’est que la christianisation sans beaucoup d'imagination du chaudron celtique…


Alors, notre racine proto-indo-européenne *kʷeru-, si on la qualifie de proto-indo-européenne, c’est qu’on lui connaît des dérivés (des cognats) dans d’autres groupes linguistiques.

C'est le cas!
  • En islandais: hverna, “bassine”.
  • En sanskrit: चरु, caru, “vase”.


Et voilà.
En deux dimanches, l'étymologie de Lutèce, et celle de Paris.



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très belle semaine!

Et vous donne rendez-vous… dimanche prochain!



Attention!
Ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

Bah, qu’est-ce que ça change?
Car de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…


Frédéric


Vous avez lu ce roman si léger, si frais, de René Fallet, Paris au mois d'août?

Le héros - qu'on qualifierait maintenant d'anti-héros, est un petit monsieur bien ordinaire, qui ressemble à Charles Aznavour.

Alors, quand Pierre Granier-Deferre en a tiré un film éponyme, en 1966, c'est à Charles Aznavour qu'il a offert le rôle principal! 

Et c'est aussi Aznavour qui en a chanté la bande originale. Superbe.

J'adore cette chanson, je la trouve parfaite pour l'occasion! 
Tellement bien écrite (écoutez ce texte!!!), et puis, et puis, c'est ça aussi, Paris!





Scène du film: Susan Hampshire et Charles Aznavour

dimanche 15 novembre 2015

Paris vaut bien une messe





« Paris sera toujours Paris. Qu’est-ce que tu veux qu’il fasse d’autre ? »

Frédéric Dard



Bonjour à toutes et tous.



Pfff…
Pas envie de parler de quoi que ce soit, en ce dimanche de tristesse, de colère, d’incompréhension, de deuil.





Alors, on va chercher l’étymologie de quel mot, aujourd’hui?

De minable, de (pauvre) merde, de crétin, de lâche, de (sale) con, de sous-homme, d’ordure, de lie (de l’humanité), de racaille, d’abruti, de méprisable vermine, de déchet…?

C’est tentant, mais non.


On va au contraire parler d'une grande ville, d'une belle ville.

Ce sera, je le pense, une plus heureuse façon de rendre hommage à toutes les victimes de ces attentats barbares, à leurs amis, à leur famille.

Aujourd’hui, nous nous attacherons à traiter du nom d'une ville.
D'une grande ville, que l'on dit "Lumière"

Voyons, voyons... Paris?




Ah, avant Paris, vous le savez, il y avait Lutetia, c’est du moins le nom que lui donne César, en -53.
Ce qui ne veut pas dire - comprenez-moi bien - que Lutetia doit son nom à César, hein, mais que la première occurrence que nous connaissons de Lutetia provient de la plume de César.

Lutetia ressemblait peut-être à cela...

Lutetia (attention, spoiler alert), par une forme Lutecia, deviendra, une fois francisée, Lutèce.
Nous avons déjà parlé de Lutèce (voir A un carrefour, contrecarrer un escadron!? Mais quelle carrure!), où nous décrivions le rituel sacré de création d'une ville... 

Pour certains, et non des moindres (je pense à ce grand spécialiste des langues celtiques, et notamment du gaulois, qu’est Pierre-Yves Lambert), Lutetia proviendrait, par le gaulois, d’une racine proto-celtique *lukot- "souris", que l’on retrouve par ailleurs dans le vieux breton loc, le vieil irlandais luch, ou le gallois llyg.



Lutèce aurait ainsi été la ville des souris!
Ce qui est quand même fort sympathique.



Malheureusement, on ne connaît pas de racine proto-indo-européenne à cette forme proto-celtique *lukot- ; j’en resterai donc là.


Mais… il y a une autre étymologie communément admise à Lutetia, et à mon sens parfaitement recevable, et à laquelle je souscris volontiers.

D’autant qu’elle est reprise par Ranko Matasovic dans son “Etymological Dictionary of Proto-Celtic
- oui, c’est encore un des ouvrages érudits de la collection “Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series” -, 



Xavier Delamarre
ou encore par Xavier Delamarre.


Il me semble que cela devrait suffire pour nous y intéresser…









Selon cette théorie, le latin Lutetia proviendrait bien d’un toponyme gaulois, mais cette fois basé sur l'étymon proto-celtique *luta-.

Qui devait, lui, désigner un lieu marécageux, boueux, ou carrément … sale.

Sur cet étymon celtique *luta- s’est créé par exemple le vieil irlandais loth: boue, fange, bourbier…
Ça dit tout!

Ce celtique *luta- avait une ascendance proto-indo-européenne, j’ai nommé la racine proto-indo-européenne…

*leu-2


A laquelle correspond, sans surprise, un champ sémantique où l'on trouve boue, saleté...

Son dérivé le plus (tristement) célèbre?

Un verbe composé latin: pollŭo, polluĕre.

Oui, “souiller, salir, profaner…”.

Celui-là même sur qui nous avons créé le français … polluer (pollution, polluant…).



- polluĕre, un verbe composé??
- Oui, en effet: à l’origine composé de...
  • leuere, dérivé de notre *leu-2
  • précédé du préfixe *por- (< prō-). 

En latin, un autre descendant de *leu-2, ce sera lutum: boue, saleté, mais aussi argile, terre glaise.
De la même famille, lutitāre, lui, s'employait au sens figuré: traîner dans la boue.  
Quant aux lustra - pluriel de lustrum -, il s'agissait de lieux de perdition, de bouges, ou carrément de maisons closes... Là où l'on trouvait la fange de l'humanité...
C'est de ce lutum latin que, via le latin lutāre "couvrir de boue", provient l'ancien français lut: matière molle que l’on applique pour étanchéifier, calfater ; on parlait de lut de terre grasse...

A l'heure actuelle, luter avec un seul "t" signifie encore fermer avec du lut, ou enduire de lut les récipients qu’on met au feu.

En cuisine, on utilise toujours luter dans le sens de sceller un couvercle avec un mélange de farine et d’eau. 

Et lutage est toujours un terme technique.


De l'ancien français, lut est passé à l'anglais lute, avec un sens équivalent.


alchimiste usant de lut pour sceller ses
récipients, pour les protéger du feu


Mais revenons-en à notre Lutetia: elle aurait donc été une ville marécageuse, voire boueuse

Ce qui n'est pas si surprenant, quand nous savons que le quartier du Marais, qui porte évidemment bien son nom - non, rien à voir avec Jean Marais -, fut bâti sur des marécages.

Jean Marais, flamboyant dans La belle et la Bête, Jean Cocteau, 1946




On retrouve notre racine *leu-2, par l’entremise de la celtique *luta-, dans d’autres formes celtiques, comme ...

  • le gaélique loth « marais », ou 
  • le breton loudour « malpropre ».


De cette même *luta- dériveraient également d’autres noms de villes, comme Ludesse, dans le Puy-de-Dôme, Lodève (département de l'Hérault, Languedoc-Roussillon), ou Lutudarum.

Ludesse.
Rien à dire, c'est coquet


Lutudarum?

Oui, une ancienne ville romaine que l’on situe dans l’actuel Derbyshire ("DArbisheu", pas Daireubishayeure", pleaaase), en Angleterre.

Peut-être là où s’étend à présent cette charmante bourgade (ce que les Britanniques appellent si joliment une market town) répondant au nom de Wirksworth.

Wirksworth


Enfin, nous connaissons d'autres dérivés de *leu-2, dans d'autres groupes linguistiques...

Comme en grec, avec λύμα, luma, "eaux usées", mais aussi, au figuré, la "vilaineté", la "saleté morale"...
Ou avec son cousin albanais lum: "vase, limon, boue".

En lituanien? Liutýnas. 
Je ne suis pas très sûr de la traduction, cela pourrait signifier "puit d'argile"(?)...



- Ca va, on a compris pour “Lutèce”, la marécageuse. Et Paris, alors?
- Oui, oui, bien sûr...!

Mais voyez-vous - vous l’aurez aisément compris -, je n’ai pas eu beaucoup de temps pour préparer ce dimanche indo-européen.

J’ai découvert l’horreur ce samedi matin, au lever, et ce que vous lisez ici est le résultat de mon travail de samedi, quelque peu... impromptu.

Oui, il s'agit de mon travail de hier, pour vous qui me lisez … aujourd’hui.
Ouais bon, je me comprends.


La semaine prochaine, nous nous pencherons, c'est promis, sur Paris.

Et puis, franchement, si Paris vaut bien une messe, il vaut bien au moins deux dimanches...



Il est cinq heures, Paris s'éveille, Jacques Dutronc, 1968


Frédéric













dimanche 8 novembre 2015

au briefing, on a insisté sur le port de brassards fluo






Un seul bracelet ne tinte pas.

proverbe nigérien

bracelets nigériens












Bonjour à toutes et tous!


Voyons que je me souvienne (j'ai un peu trop de choses en tête en ce moment)…

Dimanche dernier, nous avions découvert la racine proto-indo-européenne *mregh-u-, à laquelle s’attachait l’idée de brièveté.

Ça c’est une chose.

Alors, quoi encore?
Oui! Que le latin brevis en provenait, via sa forme suffixée *mregh-wi-.

Et que par là, nous en avions gardé quelques mots plus qu’usuels, comme bref et toute sa famille, mais aussi brume, ou même brevet!

Pépin le Bref



Bon.


Eh ben, on continue!


Vous vous rappelez le vieux français brief?
(enfin, je veux dire “vous vous rappelez dimanche dernier, quand nous avions parlé du vieux français brief?")
Ce brief est passé - rien d’original - à l’anglais.
Où vous retrouvez à présent brief, briefly, brevity, mais aussi ... briefing!

Ce dernier date de la deuxième guerre mondiale, où il s’employait dans l'aviation:
“réunion où les équipages reçoivent, avant de partir en mission, les dernières instructions”.
Souvenons-nous!


Et si nous allions nous faire voir chez les Grecs?

En grec ancien, *mregh-u-, via sa forme au timbre zéro
(“sans voyelle-pivot, euh”) 
*mr̥ghu-, a donné βραχύς, brachus: court, petit.

Nous en avons conservé, par exemple, brachythérapie, où brachy- peut s’entendre comme « distance courte », la brachythérapie étant une une technique de radiothérapie où la source radioactive est placée à proximité immédiate de la zone à traiter.
Une liste des dérivés français en brachy-? https://fr.wiktionary.org/wiki/brachy-


Mais les anciens Grecs, toujours très taquins, ont repris le comparatif de βραχύς, brachus, “court”: βρᾰχῑ́ων, brakhī́ōn, donc “plus court”, en le substantivant.

C’est ainsi que βρᾰχῑ́ων, brakhī́ōn désignait la partie supérieure du bras, plus courte que l’avant-bras.
A noter que selon une autre théorie, le mot aurait plutôt désigné le bras dans son ensemble, ce membre "plus court" que ... la jambe.



Quoi qu’il en soit, le mot est passé au latin, sous la forme brachium, le bras.

Nous le retrouvons dans le vocabulaire scientifique:
brachial? Qui a rapport au ... bras!
brachidé? (en zoologie): qui est en forme de, de, de?? ... bras.
Et ainsi de suite…

brachiopodes

l'aquaportail nous décrit le brachiopode (et c'est assez osé):
le brachiopode est un groupe zoologique d'organismes enfermés dans une coquille bivalve à symétrie bilatérale passant par la perpendiculaire des lèvres des valves. On distingue la valve ventrale, ou brachiale, et la valve dorsale (ou pédonculaire) le plus souvent fixée au substrat par un pédoncule sortant du point d'insertion situé sous le crochet de la valve pédonculaire.


Mais surtout, c’est sur le latin brachium que nous avons créé le français ... bras, tout simplement!
D’où nos embrassade, embrasser, bracelet, ou brassard!




Un très joli dérivé de brachium, c’est brasse!

Issu du pluriel du neutre brachium: brachia.

Car la brasse, originellement, désignait collectivement les deux bras.

Au XVème siècle, la brasse était une mesure de longueur, correspondant au développement maximum des bras étendus (ce qui fait plus ou moins 1,80 m).

L’unité de mesure, égale à la toise (le fathom, lié à Mark Twain, voir diplomatiquement, je doute qu'un diplodocus ne mange que des biscuits, même à la brouette), est encore et toujours utilisée en marine, pour mesurer la longueur des cordages, la profondeur de l’eau.




En 1835, on parlait de “nager à la brasse” quand on nageait en déployant les deux bras à la fois.
Oui, c’est de là que nous arrive brasse,
nage sur le ventre par mouvements simultanés et symétriques des bras, puis des jambes.


Euh oui, je dois vous le dire: brasserie, brassin, brasser n’ont rien à voir avec notre racine. 
RIEN.  
Ils proviennent du latin populaire *braciare, dérivé de braces, mot que Pline signalait comme d’origine gauloise, et qui désignait vraisemblablement … l’épeautre du pénitencier.


Un cas particulièrement intéressant, voire croustillant,  est celui de ... brassière!

Très vieux mot - d’abord écrit braciere -, au XIIIème, il désignait la partie de l’armure (ou du harnachement) en contact avec le ... bras. 
(on connaît d’ailleurs toujours, sur le même principe la muselière, la ventrière, la jambière…)
Le mot est passé, quelques dizaines d’années plus tard, dans le vocabulaire plus léger de l’habillement.

Pour désigner tout d’abord une camisole ajustée, à manches, portée par ces dames.
Puis une petite chemise à manches,  portée cette fois par les nourrissons.

Dans la première moitié du XIXème, les brassières désignaient des lanières (de cuir ou d’étoffe) que l’on passait sous le … bras, bravo,  pour porter une charge.

Eh!  C’est l’origine du sympathique anglais brassière, in french in ze text, emprunté évidemment au français, devenu à présent le très court bra, et désignant … le soutien-gorge.



Alors, oui, on retrouve plein de formes en bri- ou bre-, dans les langues romanes, germaniques ou celtiques, et évoquant d’une façon ou d’une autre la brièveté (le danois brev, le catalan breu, l'espagnol breve, le proto-celtique *birro- …).

En fait, TOUTES ces formes proviennent de notre latin brevis.


Cependant, notre racine *mregh-u-, toujours sous son degré zéro *mr̥ghu-, nous a laissé quelques traces mémorables dans le groupe germanique, par l’intermédiaire de l’adjectif germanique *murgu- (ou *murgja-), qui signifiait - l'auriez-vous cru - ...  “court”.

Mais aussi, par un très curieux glissement de sens, “amusant, plaisant”.


Alors, comment peut-on expliquer cet étourdissant glissement de sens, de court à plaisant? 

Probablement parce le temps passe vite quand on s’amuse ; que le temps paraît s’écouler alors plus rapidement, que la durée perçue est donc plus courte.

On retrouve un développement sémantique analogue dans notre français passe-temps, ou l’allemand Kurzweil (“passe-temps”).
(De super claviers, les Kurzweil!)


Et donc, sur ce *murgu- germanique se sont bâtis les anglais merry “joyeux” ou mirth “hilarité”!

Merry qui dérive du vieil anglais myrge, mirige, “plaisant”, et mirth du vieil anglais myrgth “plaisir, joie”.

C’est fou non!


Robin Hood et ses Merry Men, ses joyeux compagnons

Et le merry-go-round anglais, c'est notre manège à nous (il nous fait tourner la tête, notre manège à nous c'est lui)




Niark niark niark
Et ici, vous découvrez le côté tortueux de mon raisonnement, le côté obstiné de ma psyché:







Un mot anglais proche de merry-go-round, c'est roundabout, que nous traduirions par carousel.

"The Magic Roundabout", c'était le nom donné outre-Manche à cette série de films d'animation franco-britannique des années 60 que nous appelions de ce côté ici du Channel "Le Manège enchanté".

Adorable série! J'en garde toujours de beaux souvenirs, en noir et blanc...



Et savez vous QUI a adapté en anglais la version originale, d'abord écrite en français???

Mmmmh?

Eric Thompson, acteur, présentateur et producteur anglais, qui nous a hélas quitté en 1982, et qui était le mari de l'écossaise Phyllida Law, et le père de... Emma Thompson!

La preuve en images?
Oui, Eric à gauche, et Emma au centre (et sa petite soeur
Sophie à droite)
Phyllida & Eric
Et les voilà tous...



Bon, on retrouve encore notre racine (nettement) plus à l’est, avec notamment le sanskrit ‎मुहु, ‎múhu, “soudainement”, ou l’avestique‎ mǝrǝzu.jīti, “éphémère, de courte durée”).



Allez, encore un mot dérivé, et j’en resterai là.

Mais ... essayez de le deviner!

Le mot apparaît, sous la forme brechale, à Neuchâtel, en 1492!

Neuchâtel

Oui oui, la même année que celle où Christophe Colomb s’imagine être arrivé dans les Indes orientales, ou que le Pentateuque est imprimé pour la première fois…


Christophe Colomb "découvre" l'Amérique...


Notre mot provient d'un mot moyen haut allemand par l’intermédiaire des dialectes des pays frontières.

Ce mot était basé sur le latin populaire *brachitella, diminutif de *brachita, dérivé de brachium, “le bras”.

Une idée?

Le mot allemand désigne une pâtisserie.

En forme de bras entrelacés…


OUI!!!


Bretzel, de l’ancien haut allemand brezitella / prizitella, via le moyen haut allemand brêzel / prêzel.



On récapitule?

Cette incroyable petite racine proto-indo-européenne *mregh-u- serait donc à l’origine de nos actuels bretzel, bras, bref, brume ou brevet, ou encore des anglais bra, merry, et mirth!


Merci qui?
Merci le proto-indo-européen, évidemment!


Attention!
Ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

Bah, qu’est-ce que ça change?
Puisque de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche




Je vous souhaite à toutes et tous un excellent dimanche, une superbe semaine, et vous donne rendez-vous…

... dimanche prochain?

D'ici là, portez-vous bien!




Frédéric


Une petite aria pour la route?


Du Händel ça vous va?
Renée Fleming - mais quelle voix!!! - dans "Lascia ch'io pianga" de l'opéra Rinaldo

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