- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 24 avril 2016

Le bon roi Darius 1er a mis son churidar à l'envers






Qu'y a-t-il de plus poétique que Xerxès, fils de Darius,
faisant fouetter de verges la mer qui avait englouti ses vaisseaux ?

Marcel Proust, La prisonnière 


Marcel, t'es vraiment gentil.
Pour ma part, "poétique" n'est pas exactement
le premier qualificatif qui me viendrait à l'esprit.

Frédéric Blondieau












Bonjour à toutes et tous!


Oui, je ne sais que dire...
Nous en sommes arrivés à la fin de notre étude des dérivés de cette incroyable petite racine *dher-2,
 “tenir fermement, soutenir, supporter”.

Oui, c'est ça le problème, c'est qu'on s'y attache...











Nous lui avions déjà consacré trois articles:


Mais on va se consoler: au programme de ce dernier dimanche avec *dher-2, et comme promis, des mots qui font rêver (en tout cas, qui me font rêver), des mots qui viennent de l'Orient...

Aaaaaah...















Avertissement 
Ce dimanche sera un peu plus coloré
(dans plusieurs des sens du terme) que d'habitude,
et surtout, il s'en tiendra à la composante indo de l'indo-européen...


Sachez déjà qu'en sanskrit, tenir se dira धरति, dharati.

Mais par une forme suffixée *dher-mn̥-, *dher-2 est à l'origine d'un autre mot sanskrit qui, littéralement, désigne “ce qui a été établi fermement”: धर्म, dharma.

La loi. Ou même la Loi. LA Loi.

Qu’elle soit cosmiquenaturelle ou juridiqueDivine ou humaine.

D’où aussi, dans les acceptions de dharma, nature, conduite, religion, justice, moralité, devoir, statut…

धर्मचक्र, dharmacakra, La roue du Dharma, la roue de la Loi,
(ou du moins sa représentation),
au monastère de Jokhang (c'est à Lhassa).
La roue du gouvernail (c'est Thalassa)


Quoi??
Vous voulez aussi des dérivés de dharma en d’autres langues?

Bon, d'accord, si vous y tenez vraiment...


En bengali, peut-être? ধর্ম, dhôrmô.
(Avec l'assamais, la plus orientale des langues indo-européennes encore parlées!)








Ou en hindi? धर्म, dharm.
- La langue la plus parlée en Inde! Faisant partie du groupe hindoustani, qui appartient aux langues indo-aryennes, sous-groupe des langues indo-iraniennes. Et OUI, appartenant aux langues indo-européennes -






Quoi, toujours pas satisfaits???

Alors voilà, mais franchement...


En gujarati, ધર્મ, dharm.
(langue indo-européenne, indienne, de la branche indo-aryenne du groupe indo-iranien)




Et en marathi: धर्म, dharma.
(comme le gujarati: indo-européen, groupe indo-iranien, branche indo-aryenne)








En pāli: dhamma.
Le pāli, langue indo-européenne de la famille indo-aryenne, se parlait autrefois en Inde. 

C’est en pāli que sont conservés les premiers textes bouddhiques, ce qu'on appelle les Tipitaka (littéralement les “Trois corbeilles”). Ces textes sacrés forment le canon bouddhique, rien que ça.


Les Tipitaka, en pāli (source)


En pendjabi: ਧਰਮ, dharma.
langue on ne peut plus indo-européenne, groupe indo-iranien, sous-groupe indo-aryen -





En ourdou: دھرم, dharm.
OUI! L'ourdou est bien, que vous le vouliez ou non, une langue indo-européenne, du groupe hindoustani des langues indo-aryennes.



Si si, c'est bien Charles, dont la maman vient de
célébrer son 90ème (ou 80-15ème) anniversaire.
- Happy Birthday, Your Majesty. -

On continue? OK!

En khmer, ធម៌, tʰoa.
Ouais bon, ça va, oh!...  le khmer n'est ABSOLUMENT PAS une langue indo-européenne, mais appartient - comme tout le monde le sait -, par la branche des langues môn-khmer orientales du groupe des langues môn-khmer, aux langues austroasiatiques.
Le khmer a donc emprunté le mot au sanskrit, directement ou indirectement
ធម៌, tʰoa n'est donc pas, à proprement parler un dérivé de धर्म, dharma, je vous le concède.
********************
Je crois que l'on pourrait dire, par souci de simplification, qu'... 
  • un emprunt est un terme qu'une langue a "bêtement" repris, adopté - tel quel, ou presque - d'une autre langue, à un moment relativement précis
- pensons au français parking, par exemple -,
 alors qu'...
  • un véritable dérivé est le produit de la lente évolution - temporelle - d'une langue parent vers une langue enfant 
- ainsi, le russe держать, (“dirjatj’”) dérive du vieux slavon d’église (aaaaah) дрьжати (“deurjati”) ; la langue russe descendant du vieux slavon d'église (aaaaah) -.
********************

Avec le khmer du nord, comme dernier terrain vague...
les secrets du khmer rouge, Henry de Monfreid


En lao (sur la montagne) : ທຳ, tham.
(idem: le lao est TOUT sauf une langue indo-européenne, donc: emprunt.)





Quoi, maintenant?

Encore???

Bon, c'est vous qui voyez.

En nepālbhāsha: धर्म, dharm.

- euh, nepālbhāsha? Vous avez bien dit nepālbhāsha??
- oui, et j'en suis navré.

Le nepālbhāsha, appelé également newari ou néwar, langue tibéto-birmane...
- RIEN à voir avec les langues indo-européennes -,
... était la langue officielle du Népal, sous la dynastie des Malla jusqu'au XVIIIème, lorsque les Gurkha
- comme vous le savez, dirigés par Prithivî Nârâyan Shâh, dit “L’Innommable” - non pas qu'il fût un tyran, un boucher sanguinaire, loin s'en faut, mais bien parce que personne n’arrivait jamais à prononcer son nom -,
ont envahi la vallée de .... allez, c'est au Népal, et ça commence par Kat...: ... Katmandou, voilà.

Pour certains, il y a quelques décennies, Katmandou c'était ça

Mais c'est en fait plutôt ceci!
On retrouve encore la trace du néwar dans le nord de la Belgique, comme dans l’expression 't is toch nie waar. 
Je sais, c'est très mauvais, et j'assume avec peine.

Le roi Tribhuvan était un descendant direct de
Prithivî Nârâyan Shâh.
Il fut roi du Népal de 1911 à 1950,
et de 1951 à sa mort en 1955.
(source)

On continue?? Vraiment???

En télougou: ధర్మము, dharmamu.
- langue indienne, certes, mais dravidienne, donc non-indo-européenne.
(À l'origine des langues dravidiennes, une légende, celle de Dravid contre Groliath)
Non, sans rire, les langues dravidiennes - il y en aurait aujourd'hui 75! (ou 60-15 pour mes amis français) - sont parlées par environ 220 millions de locuteurs, principalement dans le sud de l'Inde et au Sri Lanka - mais aussi dans quelques endroits épars du nord de l'Inde -, ainsi qu'au Népal et au Pakistan, ou encore en Afghanistan, aux Maldives, et au Bangladesh.
Sachez encore que les langues dravidiennes sont majoritaires dans le sud de l'Inde
- D'ailleurs, le terme sanskrit द्राविड, drAviDa, sur lequel a été probablement construit l'adjectif dravidien, qualifiait, à l'origine, les populations ... du sud de l'Inde. -
Si je parle de tamoul - mais non, enfin, ce n'est pas vulgaire -, ça devrait vous dire quelque chose...
(source)

(source)


Allez, encore un et on en restera là pour les dérivés de dharma.


En thaï: ธรรม, tam.
En thaï (NON-indo-européen), c'est facile, tout se dit tam, sauf tam, qui se dit toum.
Par exemple, la phrase...
"En thaï (NON-indo-européen), c'est facile, tout se dit tamsauf tam, qui se dit toum." 
se dirait: 
"Tam tam (TAM-tam-tam), tam tam tam, tam tam tam toum, tam toum, tam tam tam tam".
(Si si, prenez votre temps, vous pouvez vérifier!)


Bon, et maintenant, ça suffit.
Passons à autre chose, voulez-vous...


Dites voir, la grève de la faim, vous pensez peut-être que c’est une invention récenteoccidentale?

En Inde, pour obtenir l’accord de quelqu’un, pour que cette personne accède enfin à votre demande pressante - à votre supplique, plutôt -, selon une très ancienne coutume, vous pouvez - c'est toujours pratiqué - vous installer devant la porte de votre débiteur, et rester là, sans manger, jusqu'à ce qu’il satisfasse à votre impérieuse requête.

On appelle cette façon de procéder dharnā ; on parle de “s’asseoir en dharnā”, pour “s’asseoir dans un état de restriction”.

Le hindi dharnā provient du prâkrit ...
(langue indo-aryenne dérivée du sanskrit classique et d'autres dialectes indo-aryens)
... dharana, “tenir ferme”, tout simplement.

Et est basé sur une forme suffixée *dher-eno- de notre *dher-2

Dharnā de membres du personnel, à l'hôpital d'Etat de Ramanathapuram
J'espère qu'ils ont eu gain de cause...

Allez, la suite!

*dhor-o- ...
(les aficionados auront reconnu une forme suffixée en *-o-, créée sur le timbre “o” de notre *dher-2), 
... se retrouve dans l’iranien dāra, “tenant, qui tient”,
dont provient également le suffixe persan دار -dār, de même sens.

Quelques beaux mots composés, reprenant ce suffixe -dār? Mmmh?

Commençons par les ... churidars!
(en hindi चुडीदार,
en ourdou چُوڑی دار‎,
en pendjabi ਚੂੜੀਦਾਰ)
Les churidars sont des pantalons serrés, portés tant par les hommes que par les femmes, en Asie du Sud.
Oui, il s’agit d’une variante du salwar, dont nous avions parlé dans pour guérir ma nymphomanie, mon psy me recommanda de ne plus habiter une ville de garnison

Et que vient faire -dār dans tout ça?
Eh bien, on suppose que le vêtement tenait, originellement, par des bandes de tissu.

Churidars


Sirdar (سردار en hindustani), ou sardâr (سردار) , en persan, c’est un titre de chef.

Sar- la tête-dār, “qui tient”: littéralement “celui qui (dé)tient la tête”, entendez celui qui détient le plus haut pouvoir.

Le Président du Pakistan Sardar Ayub Khan, et une First Lady de l'époque


Tahsildar, ou tehsildar

C’est ainsi qu’on désigne un inspecteur des impôts, un receveur des contributions en Inde, au Pakistan, et au Bangladesh - Eh oui, même , dans la plus sombre des misères, il y a des impôts.

Tehsil, probablement d’origine arabe, désigne une division administrative, au sein d’un district.

Le tahsildar (ou tehsildar), c’est celui “qui (dé)tient le tehsil”, qui en a la charge.
Et qui y est donc responsable, notamment, de la collecte des impôts.

Vous souhaitez devenir Naib Tehsildar (subordonné
direct du Tehsildar)? Voici un super bouquin pour vous
préparer à l'examen d'embauche


Zamindar?

Wikipédia nous en donne la définition:
Un zamindar était un membre de l'aristocratie issue de la noblesse terrienne du sous-continent indien. (Ce qui ne veut pas nécessairement dire qu'il y avait aussi une noblesse extra-terrestre, hein) 
Il contrôlait souvent de larges territoires et collectait les impôts auprès des paysans. 
À l'époque de l'Empire moghol, les zamindars étaient de simples collecteurs d'impôts, et avec le temps ils rachetèrent leur charge qui devint héréditaire.

Si je vous dis que le persan زمین zamīn, signifie “terre(s)”, vous aurez compris que le zamindar est littéralement celui qui ... détient la terre (ou des terres), autrement dit, le propriétaire terrien.
PS: le persan zamīn descend de la racine proto-indo-européenne *dʰéǵʰōm-, à l'origine par exemple du russe земля́ ‎("zemljá"), "terre", mais aussi de humus, humble, ou ... homme!
C'est ici que ça se passe: Terre des hommes? Pléonasme!

Raja BIJOY SINGH Bahadur, Zamindar de Azimganj,
1879 - 1933

Poursuivons!

En vieux-perse - la forme attestée la plus ancienne du persan, quand même -, on retrouve dārayāmiy, “tenir”.


Et enfin, je vous propose un prénom, pour finir en beauté
Ou plutôt, en … bonté!

Darius.

En persan, داريوش, "Dâryuš".

Le nom vieux-perse original, Dārayavauš, est composé de Dāraya- (“celui qui tient (fermement)”) et de va(h)u- “bien”. 

Darius est donc, étymologiquement, celui qui tient fermement, qui détient le bien.
"Le détenteur du bien."
Respect.

Oh,“Darius” s'est exporté dans de nombreuses autres langues, où on en retrouve plein de variantes toujours d'actualité:

Darian, Darien, Dario, Daria, Dariane, Darie, Darina…

scène d'audience avec Darius Ier et le prince Xerxès, Persépolis (source)

Dario Moreno
Le même, dans Ya Mustapha, célébre chanson
égyptienne


Darius Milhaud et sa femme Madeleine,
connue, dans sa folle jeunesse, comme "la Vénus de Milhaud"


Et voilà!

On en a ainsi terminé avec  *dher-2.

Impressionnante, non, cette petite racine!

Qui nous a donné - refaisons vite la liste - …
affirmer, ferme (l'adjectif), fermer, fermeté, ferté, l'anglais firm et le français firme, firmament, infirme, infirmier, affirmer...
ou même...
trône, frein, réfréner, effréné, 
et encore...
dharma, dharna, churidar, sirdar, tahsildar, zamindar, ou Darius...

Pas mal, non!


Je vous souhaite un excellent dimanche, une très bonne semaine!

À dimanche prochain?




Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


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Darius Milhaud, "Le Bœuf sur le toit"
C'est clair, là on est loin du baroque...

Mais savez-vous que cette oeuvre, achevée fin 1919,
était à l'origine une pièce pour violon et piano intitulée Cinéma-fantaisie,
destinée à accompagner un film muet de ... Charlie Chaplin?



Et puis (soyons fou)...
un remarquable produit de l'échange Orient / Occident:
un morceau de pure musique indienne - dirigé par la talentueuse Anoushka Shankar -,
où intervient Eric Clapton, sublime, jouant du Clapton: "au feeling".

Ca aussi, c'est de la musique!



article suivant: quand Fouquet souffrait du talon d'Achille, il s'accrochait aux tentures

dimanche 17 avril 2016

La jeune Elizabeth devait souvent se réfréner de se mettre debout sur le trône





“Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte. 
Cependant je rends grâce au zèle officieux
Qui sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux. 
(...)”

Joad à Abner, 
Athalie, 
acte premier, scène I

Jean Racine


Fantastique! Représentation d'Athalie par la Comédie Française au théatre
romain de Guelma, en Algérie (source)



















Bonjour à toutes et tous!

Ah, je vous l'avais dit dimanche dernier:
notre racine *dher-2 se retrouve ailleurs qu'en latin...


Car, voyez-vous, une forme suffixée en *-ono- du timbre zéro de *dher-2*dhr-
- autrement dit (allez, on retire le e de la racine, et on rajoute -ono- en suffixe, donc ça donne .... ) *dhr-ono- -, 
se retrouve en grec ancien…

Dans un mot qui désigne quelque chose qui vous supporte

Ou en tout cas qui supporte une partie relativement charnue de votre anatomie: θρόνος, thrónos, “siège élevé, trône”.

Oui, c’est à θρόνος que nous devons notre français trône.

Trône, ou plus exactement l’ancien français throne, est un emprunt ancien (1120) au latin thronus, lui-même calqué du grec ... θρόνος.

Elizabeth II assise sur le trône de la Chambre des Lords 

Et ici, le trône du couronnement, à Westminster Abbey.
Vous y voyez, sous l'assise, la Stone of Scone, dite aussi la Pierre du Destin:
depuis au moins 878, les rois écossais s'y faisaient sacrer debout dessus. 

En grec ancien, le mot désignait le trône d’un roi, le siège de la Pythie

la Pythie sur son siège (quand la céramique est peinte en bleu
et blanc on parle de céramique de Delphes)


Puis, en grec chrétien, il désignera le trône de Dieu, ou du Christ.

Christ en majesté, assis sur un trône

Rapidement (en 1170), le vieux français throne reprendra cette acception du mot, “siège d’où Dieu règne sur le monde”, pour en faire, métaphoriquement, un synonyme de… firmament, voûte céleste.

Preuve en est qu’à l’époque, on connaissait le sens et l’étymologie des mots.
(pour rappel, firmament est très étroitement lié, étymologiquement, à trône. Relisez l'article d'il y a deux semaines: les piqûres me portaient au firmament, avec cette infirmière à la main si ferme.)

Dérivés de trône, nous avons encore notamment détrônerindétrônable, ou introniser.


Tiens, et pourquoi ce ^ au-dessus du de trône?
Hein?
Bonne question, non?

La réponse: une bête, une lamentable ... confusion.

la confusion est possible

Oui, il y a eu confusion entre throne et cet autre mot, trosne

On a tellement confondu throne et trosne, qu’à la fin, on n’utilisait plus que trosne quand on voulait parler de throne.
D’où aussi l’abandon du h d’origine… Eh, tout s'explique.

Et comme vous le savez, bien souvent, dans un mot, une voyelle dotée d’un accent circonflexe nous rappelle qu’elle précédait à l’origine un /s/ devant une consonne. 

Car on le constate, devant une consonne, le son (le phonème/s/ peut s’atténuer avec le temps. 
Une fois le phonème /s/ disparu...
(on parle d’amuïssement d'un phonème quand il devient muet)
... la lettre s, qui y correspondait, finit elle aussi par disparaître, ce qui est somme toute parfaitement logique, puisqu'elle n'a plus de raison d'être.

Alors, par compensation, pour, en quelque sorte, conserver la place, la longueur du phonème disparu (un /s/ dans ce cas, pour les moins intellectuellement dotés d'entre nous), on rallonge artificiellement la voyelle précédente, en la munissant d’un très joli ... accent circonflexe.

Oui je sais, c’est d'un classique… Tellement banal.










On retrouve d’ailleurs souvent ce s perdu dans d’autres mots de la même famille.
Ainsi, l'ancien français beste, qui dérivait du latin bestia, a donné bête, mais on retrouve toujours le original dans bestial, et ainsi de suite…


Mais, et trosne, alors, que signifiait-il?
Ah, c’est là que ça devient amusant!

Si du moins on en croit ce bon Frédéric-Eugène Godefroy (1826 - 1897),
philologue et lexicographe romaniste, auteur du Dictionnaire de l’ancienne langue française du IXe siècle au XVe siècle en neuf volumes, 1891-1902 (tous ces volumes sont sur Gallica!)
source, sur Gallica

Trosne signifiait très précisément ciel, firmament.

Trosne, mes amis, était en réalité un autre dérivé du même latin thronus!
Un doublet de l'ancien français throne, du moins pour l'acception de "ciel, firmament".


On va peut-être résumer tout ça, non?
Calqué sur le grec θρόνος, thrónos, le latin thronus a donné deux dérivés à l’ancien français:
  • throne (le trône, le siège, mais aussi, par extension, le ciel, le firmament) et
  • trosne (le ciel, le firmament).
On a confondu les deux mots, pour ne plus conserver que le deuxièmetrosne
Qui, soyons fou, a repris et conservé, tant qu'à faire, les acceptions des deux mots. 

Enfin, trosne, par le phénomène de l’amuïssement du /s/ et compensation du o en ô, est devenu notre ... trône.

Trop fort! 
Entre nous, j'ai horreur de cet emploi de trop. Vraiment trop con. Et ici, le trop est parfaitement bien utilisé.
- Oh, mais qu'est-ce que t'es trop belle! 
- Mais si elle est trop belle, ta meilleure amie, ma petite chérie, tu lui jettes un peu d'acide au visage, et ce sera résolu, tu sais.
"Ma soeur est trop belle !
(On est jumelles)"

... ou comment apprendre à parler demeuré à ses deux jumelles
(C'est dommage, l'idée était amusante)


Ça, c'est pour le grec θρόνος, thrónos.

Je vous le dis tout net, là, comme ça:
il y a un mot latin dérivé de *dher-2  dont on n’a pas encore parlé…
(mais à mon avis, ça ne devrait pas trop tarder)

Rappelez-vous, on attribue à notre racine proto-indo-européenne *dher-les sens de “tenir fermement, soutenir, supporter”.

Eh bien, nous trouvons encore le latin …
frenummors, bride, harnais »).

Mais oui, tout ce qui sert à tenir, ou retenir le cheval.


mors

et ici en place


C’est une forme suffixée de *dher-2, *dher-no-, “tenant”, qui en passant par une forme proto-italique *frēno-, aurait ainsi donné notre frenum latin.


De ce latin frenum, non, nous n’avons pas fait le français bride.

Ni mors.

Et non, n’insistez pas, pas non plus harnais.

En revanche…

Ben oui, frenum nous a donné le français… frein!

(source)


Dans une acception ancienne - et vieillie - du mot, le français frein, à l'instar du latin frenum, désignait bien le mors, cette partie de la bride qui entre dans la bouche du cheval et permet de le retenir.

C’est de là, évidemment, que nous vient cette très ancienne expression, toujours bien actuelle, “ronger son frein”: contenir son impatience, ou sa colère…

"ronger son frein"

Le verbe latin frēnō, frēnāre, signifiait littéralement, et sans surprise, brider.
Par extension: freiner, mais aussi, littéralement ou au sens figuré, modérer.

De “mors, bride”, frein en est arrivé certes à désigner un dispositif destiné à modérer la vitesse d’un mécanisme, à enrayer les roues d’un véhicule…

Voiture dotée d'accélérations impressionnantes.
Ou alors, qui freine vraiment puissamment en marche arrière.


Mais au sens figuré, nous retrouvons toujours l'idée de modération (ou d’immodération) dans nos réfréner, ou effréné


"L'aventure c'est l'aventure" - Claude Lelouch, 1972 -,
qui sera tourné à un rythme effréné


Comme je vous le disais précédemment (relisez les articles précédents!), notre adorable *dher-2 se retrouve dans d’autres groupes linguistiques…


Dans le groupe slave? Yess.

Avec le proto-slave *dьržati-, “tenir”, qui donnera...
- MAIS OUI!!! -
... le vieux slavon d’église (aaaaah) дрьжати (“deurjati”),
dont dériveront (et toujours dans le sens de “tenir”)…
  • le bulgare държа ‎(dǎrža), 
  • le russe держать, (“dirjatj’”), 
  • le tchèque drzý, držet,
  • le polonais dzierżyć
  • le slovaque držať,
ou carrément même le serbo-croate др̀жати, dr̀žati.


Oh, et puis, si vous voulez vraiment le savoir, en bas-sorabe, cette langue slave parlée en Basse-Lusace, tenir se dit encore źaržaś.

Et comme vous ne souhaitez pas passer pour un locuteur de bas-sorabe en Haute-Lusace - là où l’on parle le haut-sorabe -, sachez qu’en haut-sorabe, “tenir” se dit dźeržeć.

La Basse-Lusace, en haut,
et la Haute-Lusace, en bas


Et voilà pour ce dimanche!

La semaine prochaine, on continuera notre voyage vers l'Orient...


Je vous souhaite un très bon dimanche, et une excellente semaine!

À dimanche prochain!




Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Athalie, la tragédie de Racine, a fourni la trame du livret de l'oratorio - en trois actes et en anglais - Athalia, composé par Georg Friedrich Haendel (1685-1759).

Voici donc, rien que pour vous, Athalia, HWV 52 (1733),
ici dirigé avec fougue par l'immense Christopher Hogwood,
qui nous a quittés, hélas, en 2014.


le jeune Christopher Hogwood