- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 29 mai 2016

les jeunes Anglaises aiment le tennis en pension




Bachaumont s'avisa de dire un jour, en badinant, que le Parlement faisait comme les écoliers qui frondent dans les fossés de Paris, qui se séparent dès qu'ils voient le lieutenant civil et qui se rassemblent dès qu'il ne paraît plus.

Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz, 
Mémoires (1717)

Jean-François Paul de Gondi,
cardinal de Retz,
20 septembre 1613 - 24 août 1679
















Bonjour à toutes et tous!


La proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”, cinquième édition!

Eh oui, nous en sommes encore et toujours à étudier les dérivés de la racine proto-indo-européenne, l'infatigable *ten-, “étendre, étirer”!


Allez, un petit rappel, ça ne devrait pas faire de tort…

Ce que nous en savons déjà:

  • Notre racine *ten-, par une forme  *ten-do-a donné le latin tendō, tendere: “tendre”, “tendre à”.
  • Par sa forme suffixée *ten-ōn-, elle se retrouve dans le grec τένων, ténôn (tendon).
  • Enfin, le latin teneō, tenēre (“tenir...”) provient, lui, de *ten-ē-, qui n’est autre que *ten- munie du suffixe statif *-ē-.


Pêle-mêle, par ces trois voies, nous retrouvons notre *ten- dans des mots tels que…

  • attendre, attention, entendre, intendance, intense, intention, ostensible, surintendant, tendance, tender, tendeur, tendre (le verbe), tenir, tente, tenture, ou l’anglais attend;
  • appartenir, contenir, content, entretenir, entretoise, pertinent, prétendre, prétentieux, tendon, tenir, toise, toiser, ou les anglais contend, pertain et pretend,
  • contenir, content, contentieux, continent, continuer, entretenir, maintenant, ainsi que les anglais contend ou entertainment,
  • maintenir, maintien, manutention, rêne, ou encore les anglais tenant, tenement et tenure.

C'est fou, non?













Quant aux articles où vous trouverez tout ça, les voilà:

quand Fouquet souffrait du talon d'Achille, il s'accrochait aux tentures

Mais regardez-moi ce prétentieux me toiser ainsi du regard! Impertinent, va.

répétez après moi: "je suis content, ici et maintenant, je suis content, ici et maintenant..."

"Je maintiendrai" hurlait Lady Caroline à sa triste famille


(oui, merci de l'avoir remarqué, ça en fait quatre. C'est un peu pour ça, en fait, que je parle d'une cinquième édition.)


Je pense que vous avez compris, au vu des dérivés déjà cités, que des mots tels que conteneur, contenu, incontinence, contention, décontenancer, détention, détenu, intenable, obtenir, abstinence, abstention, soutien … descendent bien de notre *ten-.

Je ne vais donc pas m’y étendre. Sinon, on s’en sort plus.

trop, c'est trop


Au menu d’aujourd’hui,


Tenancier.

La semaine dernière, nous avions parlé de ce vieux mot féodal, tenure.

Eh bien, tenancier, dont on trouve la première occurrence au XVème siècle, est dérivé de l’ancien français tenance.

Tenance signifiant “tenure, propriété”.

Ce “tenance” a été évincé, en fait, par “tenure”.

Le tenancier, à l’origine, désignait celui qui tenait des terres en tenure, dépendantes donc d’un fief auquel il était dû des cens (ou autres droits).
Oui, à l’époque, tenancier était l’équivalent de “tenant”.
Mais plus tard, fin du XVIème, en dehors de cette acception liée aux institutions féodales, il désignera le fermier d’une petite métairie, qui dépendait d’une plus grosse ferme.
Vous retrouvez dans ce sens plus récent la même notion de dépendance, d’utilisation d’un bien immobilier selon une réglementation.
Si je vous dis ça, c’est que, bien plus tard (fin du XIXème), le mot se dira enfin d’une personne qui gère un établissement … soumis à une … - Allez, on fait un effort -… réglementation! Ou à une surveillance des pouvoirs publics.
Car tenancier, dans cette acception nettement plus moderne, a précisément désigné, avant tout, le gérant - ou la gérante - d’une ... maison close.
Oui, d’un bordel, d’un claque, d’un lupanar, s'il y a encore le moindre doute.

Ce n’est que vers 1922 que le mot s’emploiera aussi pour désigner un patron de café, ou d’hôtel
Dans l’usage courant, il a cependant conservé une certaine valeur péjorative, dont, par ailleurs, il s’est totalement défait en langage administratif (ce qui se conçoit volontiers, le langage administratif n'étant pas réputé pour être autre chose que factuel).

une tenancière de taverne (l'Auberge rouge, Gérard Krawczyk, 2007) 


Toujours dérivé du latin teneō, tenēre, le latin… tenax, tenacis. “Qui tient fortement”, ou - selon le contexte, “adhérent” -, ou encore “parcimonieux, obstiné, opiniâtre…”.

Ben oui, nous l’avons emprunté pour en faire notre français tenace.

À son introduction en français, le mot avait conservé tous les sens du latin.
À présent, on ne l’utilise plus guère que pour désigner un végétal qui s’accroche, et par extension, ce qui adhère, ce qui tient (comme un parfum, une odeur ou une tache), ou encore, au sens figuré,
celui est attaché fortement à ses idées, à ses projets, à ses prétentions. Qui fait donc preuve de ... ténacité.
contre les fameuses taches tenaces


Sur teneō, tenēre...
(qui, je le rappelle, dérive de notre jolie racine proto-indo-européenne *ten- par sa forme *ten-ē-),
...le latin avait encore formé le diminutif tenaculum.

Ce qu'il signifiait? Lien, attache... En d'autres termes: ce qui sert à tenir.

Ce tenaculum donnera, en latin populaire, *tenacula (rien de sexuel), pluriel du neutre tenaculum.

Mais la présence de ce -a final fera prendre le mot pour un féminin singulier.

Par évolution phonétique, de *tenacula, on passera au français… tenaille! 
Outil de métal formé de deux pièces attachées en croix.
Notez que la marque du pluriel est quand même restée présente en français assez longtemps ; ne disait-on pas “les tenailles”

tenaille


Allez, maintenant un mot dont vous devez, je suppose, connaître le lien avec notre tenir, d’où, par voie de conséquence, le latin teneō, tenēre et notre racine *ten-.

Mais bon,  je l’aime bien, alors j’ai quand même envie de vous en parler.
Je pense que mon intérêt pour ce mot provient du fait que moi-même, je n’en ai perçu le sens que, finalement, très tard.
Il désigne un grade d’officier.

Vous l’avez trouvé?

OUI! Lieutenant.
Celui qui tient lieu (de), autrement dit, le remplaçant.
Dès ses premiers emplois, il désigne celui qui tient la place du chef dans certains cas (quand ce dernier est absent…), et qui le seconde d’une manière générale.

Plus tard, au XVème, le mot se spécialisera dans le domaine militaire, pour désigner un grade.

Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le lieutenant général était investi du pouvoir suprême, car il remplissait les fonctions du roi lui-même, en son absence.

Le mot est passé très vite à l’anglais, sous la même forme: lieutenant.

À noter cependant la différence de prononciation du mot entre l’anglais britannique et l’anglais américain:
  • en Grande Bretagne, on parlera d’un “lefTÈnennt” (le TE marquant l’accentuation), 
(en notation phonétique /lɛfˈtɛnənt/, /ləfˈtɛnənt/),
alors qu'
  • aux États-Unis, on prononcera plutôt “l(i)ouTÈnennt”,
(/luː'tenənt/, /l(j)uˈtɛnənt/)
Lieutenant Uhura


Enfin, en ce beau dimanche, un mot que, franchement, vous n’imagineriez pas un seul instant descendre de [tenir - teneō, tenēre - *ten-].

Nous le prenons - et c’est parfaitement exact -, comme emprunté à l’anglais.

Par déduction, en vous basant sur le titre - sous forme de gentille contrepèterie - de ce billet, vous saurez de quel mot je parle:

tennis.


Chris Evert, 2015, toujours la classe


Tennis vient bien de l’anglais.
De l’anglais tennis, ce qui, reconnaissons-le, tombe assez bien.

Mais voilà! C'est à NOUS que les Anglais ont emprunté leur mot tennis! 

Oui oui, vous lisez bien, ce tennis, ils l’avaient précédemment emprunté au français.

- Mais enfin?? Il n’y a JAMAIS eu de sport, de jeu s’appelant tennis en français, avant que nous l’importions nous-mêmes d’Outre-Manche!!
- Oui, absolument! Je ne dis pas le contraire…

Pourtant, pour nommer le jeu de tennis “tennis”, les Anglais se sont basés sur un jeu qui se pratiquait en France.

Ce jeu dont il est question, et qui se jouait du côté du XIVème siècle, c’était la paulme (ou la paume), appelé encore le jeu de paume.

Rien à voir!

jeu de paume


Si ce n’est que…

Au lancer, le serveur criait comme un abruti, pour courtoisement prévenir son adversaire de l’envoi de la balle, 
“TENEZ!”
(Était-ce vraiment courtois? Je ne peux me prononcer, car on pourrait parfaitement comprendre ce terme de jeu - vous en conviendrez aisément - comme “prenez donc celle-ci en pleine face, cher adversaire”).
Ce “tenez!”, quoi qu'il en soit, a dû particulièrement intriguer, voire perturber nos voisins d’au-delà du Channel, pour qu’ils le reprennent pour nommer ce jeu - de raquettes, et plus de paumes - qu’ils appelleraient plus tard tennis.
PS: Prenez malgré tout cette étymologie avec les précautions d’usage: elle est fort probable, voire plus que plausible - moi j 'y souscris volontiers -, mais voilà, on n’a AUCUNE trace écrite de cette exclamation de jeu “tenez!” dans aucune source…

- Admettons, mais enfin, comment serait-on passé de “tenez” à “tennis”?
- Les premiers Anglais à reprendre le terme ont vraisemblablement dû le prononcer tel qu’ils l’entendaient beugler sur le jeu.

Mais si, en tant qu’anglophone, vous le LISEZ (et non plus l’entendez), vous le prononcerez plutôt “tènniz”.
On pourrait donc imaginer que c'est par l'écrit que le mot s'est transmis, et a évolué...
Eh! On sait que le français tenez a été emprunté par l’anglais au XIVème via l’anglo-normand tenetz, forme qui s’est ensuite modifiée en tennes, teneys, tenys, tenise, pour enfin donner, oh surprise … tennis.



Une partie de tennis selon Sam Peckinpah, 
©Monty Python of course
(certaines scènes pourraient choquer les âmes sensibles)



Vous auriez fait, vous, le lien entre tennis, maintenant, tenaille, toise et l'anglais entertainment?
Ben oui, c'est bien ce qui me semblait.
Merci qui?
Merci le proto-indo-européen, pardi!


Je vous propose d'en rester là pour ce dimanche (en réalité, vous n'avez pas trop le choix).

La semaine prochaine sera ENCORE consacrée à cette prolifique *ten-, avec un accent, disons plutôt... musical...


Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très belle semaine!


Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen 
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Pour vous faire plus facilement patienter jusqu'à dimanche prochain, 


Glenn Gould interprétant le concerto pour clavier No.7 (BWV 1058) de,
sans surprise, Johann Sebastian

dimanche 22 mai 2016

"Je maintiendrai" hurlait Lady Caroline à sa triste famille






To his wife he was very little otherwise indebted, than as her ignorance and folly had contributed to his amusement. This is not the sort of happiness which a man would in general wish to owe to his wife; but where other powers of entertainment are wanting, the true philosopher will derive benefit from such as are given.


La seule chose dont il fut redevable à sa femme était l’amusement que lui procuraient son ignorance et sa sottise. Ce n’est évidemment pas le genre de bonheur qu’un homme souhaite devoir à sa femme, mais, à défaut du reste, un philosophe se contente des distractions qui sont à sa portée.


Jane Austen, 

Pride and Prejudice ("Orgueil et préjugés")

(Avec ce petit extrait de l'oeuvre de Jane Austen, vous aurez remarqué que j'établis subtilement la transition avec l'article de la semaine dernière, qui traitait notamment de l'anglais entertainment)



Bonjour à toutes et tous!

Dimanche dernier, je vous annonçais “au moins deux dérivés construits sur les latins manu et tenēre”.

Eh bien... c'est parti!

Pour le premier, nous le retrouvons sous des formes analogues dans pratiquement toutes les langues romanes (à l’exception du roumain), ce qui tendrait à prouver que les Roumains sont de gros fainéants, ou que le mot existait déjà à l’époque latine.
(Personnellement, je crois plutôt qu'il existait déjà à l'époque latine.)
Le mot?
  • En espagnol, mantener
  • en italien mantenere
  • en portugais manter
et en français...? Oui, maintenir. Bravo!

En ancien français, le mot signifiait en réalité plein de choses:
  • soutenir (protéger, avoir sous sa garde), 
  • “tenir pour vrai, croire”, 
  • “s’y prendre”, 
  • “se porter, être dans tel état”.
Le seul sens qui ait survécu - tous les autres ayant disparu au XVIème - , c’est celui de “conserver dans le même état”, et en parlant d’un discours, d'“affirmer avec constance”.
(Non, s’il vous plaît, pas de “- avec qui?”. Vous serez gentils)

“Je maintiendrai”, devise de Guillaume Ier d'Orange-Nassau, devenue la
devise nationale du royaume des Pays-Bas.

Du verbe maintenir, nous avons tiré le déverbal... maintien.

Il signifia tout d’abord “fait d’être dans tel état”, d’où manière de se tenir, posture.
Ce n’est qu’au XIXème qu’il se spécialisera pour “façon aisée de se tenir en société”.


Irrésistiblement, ce mot me fait penser aux personnages de Jane Austen.
(source: la jolie page de Lyn Stone)

Ou plus précisément, à ce que Jane Austen, dans son anglais si châtié, eût appelé way (“façon, manière) ou encore carriage: port, maintien, les (bonnes) manières…

Vous avez lu Jane Austen? Ah, si vous lisez l’anglais, je vous la recommande.
Et sinon, lisez-en les traductions. (Suis-je clair?)

Jane Austen

Je dois vous l'avouer, si j’ai lu ses six romans, de Sense and Sensibility à Persuasion, c'est peut-être en partie dans le vague, le fol espoir, ravivé de livre en livre, qu’il s'y passât enfin quelque chose.

Oh je ne critique pas - loin de là! -, j’adore son anglais d’une finesse, d’une qualité ...
(Cet emploi de “adorer” est, je vous l'assure, bien réfléchi ; je suis en adoration devant l'écrivain, et son écriture.)
c'est moi, là, en vert, avec des ailes, sur la droite

Mais bon, si vous aimez l’action, lisez plutôt un bon Tom Clancy: le style y est, disons, plus ... direct, mais quand vous êtes plongé dans une aventure de Jack Ryan, vous perdez votre capacité de choisir, vous n'êtes plus qu'un jouet, vous DEVEZ impérieusement dévorer les derniers chapitres du bouquin - et d’une traite qui plus est -, sous peine de ne pas pouvoir faire autre chose, tout simplement, tant le suspense y est insoutenable.
(insoutenable, descendant du latin sustineō, composé de sus- et teneō)

Le formidable Thomas Ruggles Clancy, Jr., dit Tom Clancy,
qui nous a quittés le 1er octobre (rouge, je suppose) 2013

Chez Jane Austen, disons que ce n’est pas vraiment la même chose…

Va-t-elle (l'héroïne) finalement s’éprendre du beau, très noble et très riche Lord Machin, ou du moins beau - et aussi un peu moins riche et un peu moins noble - Lord Bidule? Suspens!!
Imaginez: 
Il pleut à verse, le beau (riche, noble) Monsieur de Trucmuche dont elle fut amoureuse, mais qu'elle éconduisit comme une grosse connasse pour ne pas nuire à sa famille il y a plusieurs années, lui tend le bras pour qu’elle puisse grimper dans la calèche avant d’être complètement trempée, et que la boue ne la recouvre jusqu'aux genoux. 
Ce geste signifierait-il qu’il ne l’a pas oubliée?? 
(L'héroïne mettra quand même pas loin d'une page entière à se poser la question.)

Mais lisez Jane Austen, franchement! Je me moque, mais je l’adore!
Et en plus, son écriture est pleine d'humour.
Bon, ne vous attendez quand même pas, devant ses mots aiguisés et ses descriptions acides, à vous écrouler dans une crise de fou rire, ou à vous taper sur les cuisses à ne plus savoir vous en remettre.  




Non, bien sûr, mais ses traits d'esprit sont tellement cinglants et si bien écrits, et son écriture si précise, si savoureuse... 
Sa langue est si belle... 
Là, je ne blague pas. 
Quand je pense que quelqu'un - de ces gens qui pullulent sur Internet, qui s'imaginent savoir, mais qui en savent tellement peu qu'ils ne réalisent même pas qu'ils ne savent pas grand-chose ; communément, on les appelle des cons - avait décrété, dans un certain groupe - de linguistique, quand même! - sur Facebook, que “l'anglais était basique, ou quelque chose du genre... 
(À sa décharge, dans le contexte, ce bien brave homme défendait vaillamment sa langue bien-aimée contre les perfides attaques du simplissime anglais ; le pauvre bougre confondait vraisemblablement le seul type d'anglais auquel il avait accès, le globishque les Anglais eux-mêmes ne pratiquent pas, et ne comprennent pas toujours! -, et ... l'anglais.) 


Typiquement Janeaustenien


Mais bon, je m'égare...


Un autre mot dérivé du couple manu tenēre, c’est encore ... manutention.

Nous l’associons à présent à la manipulation, au déplacement des marchandises, des colis (à l’intérieur d’un entrepôt, d’une usine, d’un magasin…).

Pourtant, à l’origine, rien à voir! (RIEN)

rien

Le mot, du XVème, est un emprunt de la langue juridique au latin médiéval manutentio “protection, appui, aide”. (Pensez à la notion de maintien.)

En droit il signifiera soutien, conservation...
“Manutention d’un arrêt, manutention des lois…”
Il sera ensuite utilisé dans le sens de maintenance, maintien, “administration, gestion”.
“Manutention des deniers publics”
De là, mais bien plus tard, découlera son sens moderne, qui ne date, figurez-vous, que du XIXème.
M'est avis que ce sens (relativement) récent s'est bâti en partie sur la confusion avec manipulation.


Manu, 'tention!


Allez hop, poursuivons.

Notre sémillante petite *ten-, toujours par le latin teneō, tenēre, nous a encore donné...



Mais cette fois, c'est VOUS qui allez trouver le mot...










Voyons, si je vous dis qu'il provient plus précisément de rĕtǐnĕo, rĕtǐnēre (arrêtercontenir, d'où retenir),

que c'est un substantif que nous cherchons,

qu'il s'emploie surtout au pluriel...

Une idée?

Allez!

Un nom féminin.

Il s'emploie surtout en ... équitation...

Et désigne une courroie...

YESS! Rêne.

Le français rêne provient de *retina, courroie pour guider la monture, déverbal en latin populaire de rĕtǐnēre. 

C'est de ce *retina, soit dit en passant, que les correspondants romans de notre rêne descendent également:
  • l'italien redina, 
  • l'espagnol rienda, 
  • le catalan regna, 
  • l'ancien provençal regna, 
  • le frioulin rèdine,
  • le portugais rédea...
les rênes 

(Et surtout, n'allez pas, un seul instant, imaginer que rétine pût provenir de *retina!  
Malheureux!
Rétine est emprunté au latin classique rēte, rets, filet”, la rétine présentant un filet, un tissu, un réseau de vaisseaux sanguins.)


Autre chose, à présent.

Savez-vous ce qu'est une tenure? 
(Ou du moins, ce que c'était)

Ce terme de féodalité désignait ...
la condition sous laquelle une personne (le tenant) avait à disposition (tenait!) un fief,
ou encore ...
la possession en fait d'une chose immobilière (on parle de terres).

Ce tenure provenait du latin populaire *tenitura, dérivé de *tenitus, créé lui-même sur le latin tentus, le participe parfait passif de ... teneō, tenēre, bien évidemment.

Au XIIème siècle, sur tenure, l'ancien français créera tènement: la terre qu'on tient comme fief.

Alors bien sûr, via l’anglo-normand, tenant et tènement sont passés à l'anglais...
(mais oui, encore une fois: dans ce sens-)
... pour devenir, en anglais moderne, tenant, et tenement.

Même si le contexte a (bien) changé, ces mots, ma foi, ont conservé leur signification première...
Oui! Tenant désignant à présent le locataire, et tenement, l'appartement, le logement qu'il occupe.

The Tenement House, Glasgow, une propriété du
National Trust for Scotland...
... que vous pouvez même visiter virtuellement ici!

Sachez encore que ce brave vieux tenure lui-même s'emploie encore à l'heure actuelle en anglais!

Il peut désigner, pour un professeur d'université, le fait d'être titulaire.
On parlera d'un tenured professor: d'un professeur titularisé.

Cette titularisation est supposée garantir cette saine indépendance d'esprit dont le professeur a besoin dans ses recherches, car dès lors qu'il est titularisé, l'université ne peut plus s'en défaire si facilement...
Ici donc, ce n'est donc plus des terres que l'on alloue, mais un titre, un poste. Mais le sens d'origine est toujours bien tangible.


... Et on en a encore PLEIN, de dérivés de notre charmante *ten-.

On continue la semaine prochaine?


Je vous souhaite, à toutes et tous, un délicieux dimanche, et une formidable semaine!



Frédéric

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Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine! (Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,
une très douce interprétation, chorale, de Robin Adair”,
air (anonyme?) irlandais(?) sur lequel on raconte que Lady Caroline Keppel mit des paroles.

Ce qui est certain, c'est que Jane Austen fait jouer ce morceau par son héroïne Jane Fairfax, dans Emma” (1815).

Elle-même, Jane Austen, a dû le jouer, ou même le chanter - qui sait! -,
car on en a retrouvé plusieurs versions dans sa collection de partitions.

L'histoire des paroles de cette chanson est savoureuse, même si totalement fausse:

Lady Caroline avait épousé le dénommé Robin Adair contre l'avis de sa propre famille, son mari étant d'un rang inférieur.
Cette femme amoureuse écrivit alors ces paroles (un peu mièvres dirions-nous, mais soit) pour manifester tout l'amour qu'elle éprouvait pour son mari, en réponse à l'attitude de sa famille...”

Á l'écoute de ce morceau si doux,
ayez donc une pensée pour Lady Caroline, peut-être,
mais surtout pour Jane Austen...




dimanche 15 mai 2016

répétez après moi : "je suis content, ici et maintenant, je suis content, ici et maintenant..."






"Le vice, de soy mesme, est opiniastre et contentieux à se deffendre."

Jacques Amyot,

VII. Comment on pourra discerner le flatteur d'avec l'amy,

in
Les Oeuvres morales de Plutarque,
translatées de grec en françois,
reveues et corrigées en plufieurs paffages par le tranflateur

(sur Gallica!)













L'illustre Jacques Amyot,
1513 - 1593.

Savez-vous qu'il a inspiré
Shakespeare pour ses pièces romaines?



Bonjour à toutes et tous!


Troisième dimanche (déjà!) consacré à l'étude de la proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”.


Pas de chichis entre nous, continuons la liste de ses dérivés là où nous l'avions laissée...

Pssss: Pour rappel, nous savons déjà qu'on la retrouve dans le grec ancien τένων, ténôn (« tendon »), et dans les latins tendō, tendere (“tendre”, “tendre à”...) et teneō, tenēre, (notamment) “tenir, retenir, comprendre”…).

Content!

Eh oui, content est emprunté au latin contentus, participe passé adjectivé de contineō, continēre
(formé de con- et de teneō, pour les moins cérébralement dotés d'entre nous),
“renfermer en soi, contenir, satisfaire”.
Oui, ce continēre qui donnera aussi notre français contenir.

Littéralement, content se comprendrait comme “qui se contient”.
Il faut l’entendre dans le sens de “qui se satisfait de”.
Qui a tout en soi: “qui n’a besoin de rien d’autre, qui est donc ... comblé”.

Vous auriez, vous, fait le lien entre tenir, tendre et content?



Forcément... 
Quand je suis content, je vomis, 
La cité de la Peur, 1994



Content? 
Et continent, alors?

Oui, nous savons tous - du moins je l'espère - ce qu'est un continent.
Grande étendue de terre limitée par un ou plusieurs océans.

Et je peux vous le dire...

- avec l'aide d'Alain Rey -,
Alain Rey








... continent est un emprunt (1532) au latin continens.
Oui, le participe présent de notre continēre.

Mais quel est donc le rapport entre un continent et continēre??

Déjà, il faut entendre ici continēre dans le sens de maintenir, continuer...
- Continuer??? Mais oui!! notre français continuer est emprunté au latin continuare, "prolonger dans l'espace, joindre de manière à former un tout sans interruption, prolonger...", dérivé du supin de ... continēre. - 

On parlait de continens terra: étendue de terre continue, "qui se tient", "qui tient bien", donc ferme.

De ce continens terra, par ellipse, nous n'avons retenu que continens, substantivé.

Et c'est au XVIIème que l'on a défini continent non seulement par opposition à océan, mais aussi à île.

Arno Peters propose en 1974 une nouvelle projection qui tente de prendre
en compte la taille réelle des continents.
(source)


Allez, on continue…

Contentieux!
Notamment...
qui est, ou qui peut être l'objet d'une discussion devant les tribunaux”, “ensemble des litiges susceptibles d'être soumis aux tribunaux”, ou encore “service qui s'occupe des affaires litigieuses (dans une entreprise)”.


Contentieux descend du latin impérial contentiosus “chicaneur, prompt à la querelle”.

Qui lui-même dérivait de contentio, le déverbal de contendere (cum-tendere).

Contendere, à partir du sens propre “tendre avec force, entièrement”, va développer la valeur de “lutter”.
Et donc, vous aurez remarqué que content dérive de tenēre, mais que contentieux dérive lui de tendere.
Et exprime parfaitement bien la notion de tension que véhiculait le mot latin.
Tension, lutte, que l’on retrouve dans l’anglais to contend (notamment “combattre”, “se disputer”…), calqué sur le vieux français contendre, issu - dois-je vous le dire? - du latin contendere.

Le menaçant “you'll have me to contend with” pourrait ainsi se traduire par “vous aurez affaire à moi”



Allez, encore quelques dérivés de notre *ten- qui, à mon sens, méritent d’être mentionnés…


Entretenir.

Ce verbe, qui date du XIIème, est - je vais vous surprendre - un composé de entre et de tenir.
Je sais, c'est fou.














Dans son tout premier emploi, “soi entretenir”, il signifiait tout simplement “se soutenir l’un l’autre”. S’entre-tenir.

Puis son sens va évoluer, pour signifier, fin du XIVème, “tenir dans le même état, faire durer”.

Au XVème, il prendra une acception très différente: “fournir ce qui est nécessaire à la dépense de quelqu’un”.
D’où le fameux “entretenir une femme”. Mais oui, pour faire durer la relation, faire durer le plaisir!

Enfin, toujours au XVème siècle, le mot revêtira le sens de “parler avec quelqu’un”.
Oui: entretenir une personne pouvait s’entendre, par extension, comme être aux petits soins pour elle: lui tenir conversation, la divertir.



Entretien d'embauche
(The Origin of Job Interviews - 
The Armstrong and Miller Show - 
Series 2 Episode 6 - BBC One)


Au XVème siècle, et dans la langue classique en tout cas, on parlait également de “entretènement” pour “action de maintenir en bon état (une armée, par exemple)”. 
L’équivalent de notre moderne entretien (l'entretien d'une voiture…).

OUI, sur l’ancien français entretènement s’est construit l’anglais ... entertainment.
Qui, dans quelques-unes de ses acceptions aujourd’hui bien désuètes, signifiait encore “action de maintenir en bon état”, maintenance…

Entretenir une personne pouvait s’entendre comme la divertir?
C’est à présent le sens le plus populaire du mot anglais, qui désigne maintenant les divertissements en général, le spectacle et son industrie.

Frank Sinatra, Gene Kelly & Fred Astaire.
Now, that's entertainment!

Encore une fois, OUI, c’est le français qui a offert un mot à l’anglaisdans cette direction-là.  
L’anglais n’a pas essayé d’évacuer ces mots nouveaux, pour ne conserver que son vocabulaire de l’époque. 
Que nenni! Il s’est remarquablement servi de ces apports étrangers pour évoluer, s’enrichir, se renforcer…

Pour devenir ce qu’il est maintenant!


Justement. Maintenant!

Quel curieux mot, non?

Il nous vient (1135) du latin manu tenendo.
Le gérondif de manu tenēre. Littéralement: main tenir. Tenir de la main.



manu tenendo

manu dibango


Alors, quel est le rapport entre “main tenir”, et l’instant présent, ce moment si particulier que nous appelons “maintenant”?

Bah, il faut y voir l’idée que ce que nous appelons “maintenant” est un moment bien fugace, qui ne vaut que “pendant que l’on tient quelque chose dans la main”.

Il y a également un rapport spatial, de proximité, avec l’objet que vous tenez en main, d’où cette acception d’“aussitôt”.

Maintenant, c’est là, tout de suite! Pas plus loin qu'ici, au bout de mon bras.

Ce maintenant est une pure invention du français, les autres langues indo-européennes ayant souvent conservé la trace de la racine *nu-, "maintenant".
(anglais now, néerlandais nu, latin nunc, albanais ni, lituanien , avestique , sanskrit नु,"nu"...).

Nous avons encore au moins deux dérivés construits sur les latins manu et tenēre.

Je vous propose de les aborder... dimanche prochain!

Si si, c'est comme ça.



Je vous souhaite, à toutes et tous, un bien beau dimanche, et une super semaine!



Frédéric

Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen 
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).





- Ah ma muse, inspire-moi!
"Un beau morceau de musique pour illustrer "continent"??
(...)
Ouiii, merci!

L'adagio de la Symphonie n°9 en mi mineur, «du Nouveau Monde», 
Antonin Dvořák


article suivant : "Je maintiendrai" hurlait Lady Caroline à sa triste famille

dimanche 8 mai 2016

Mais regardez-moi ce prétentieux me toiser ainsi du regard! Impertinent, va.



Je suis François, (dont ce me poise)
Né de Paris, emprès Pontoise,
Et de la corde d’une toise
Saura mon col que mon cul poise

"Je suis François, (ce qui me peine) 
Né à Paris, près de Pontoise, 
Au bout de la corde d'une toise 
Mon cou saura ce que mon cul pèse"

François Villon



Bonjour à toutes et tous!


Ah, dimanche dernier, le cœur au ventre, le regard porté loin devant (sur les sommets), plein d'espérance, nous commencions sereinement l'étude longue, difficile, épique, de la formidable racine proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”.

"de glorieux linguistes historiques se mettant en marche" (traduction littérale)

(rien à faire, les discours syndicalo-dichotomistes du 1er mai me font toujours beaucoup rire.)

Notez, eux me font rire, d'autres me font peur.
Peter Sellers dans Dr. Strangelove, Kubrick, 1964



Nous avions déjà parcouru quelques-uns de ses dérivés, à *ten-, basés sur le latin tendō, tendere (“tendre”, “tendre à”...).

Mais comme je vous le disais, c'est pas fini!


Sur tendō, tendere, le latin avait également créé praetendō, praetendere.
Tendre en avant, prétendre.

Eh oui, nous en avons hérité prétendre.

Prétention est en réalité un dérivé savant de praetentus, le participe passé de praetendere.

En français, le mot sera employé, dans le vocabulaire juridique, avec le sens de “droit que l’on a - ou que l’on croit avoir - d’aspirer à quelque chose”.

Puis, il revêtira le sens de visées, intentions, ou encore exigences (dans un contrat)
On parlait d’un homme à prétentions, ou sans prétention. 

Prétentieux en découle,
“Qui estime avoir de nombreuses qualités, des mérites, qui affiche des prétentions excessives”.


Notre verbe prétendre a quelque peu évolué, mais son sens premier est toujours bien présent, même si plus ou moins caché.

Ainsi, quand nous parlons de prétendre à un titre, à une responsabilité, pour “les revendiquer”. 

Ou quand nous l’utilisons pour signifier “affirmer avec force; oser donner pour certain (mais sans nécessairement convaincre)”.

En anglais, le verbe n’a été conservé que dans un sens plutôt péjoratif.
To pretend, c’est - sciemmentconsciemment - feindre, simuler. 
Et dans le meilleur des cas: faire semblant.


The Great Pretender, 
The Platters, 1955


Le participe passé du latin tendere, c’était tensus, “tendu, étendu”.

Au féminin? Tensa.

On substantiva cette forme féminine, pour en faire tensa, “l’étendue”.

Passée en latin populaire, elle deviendra *tesa, *teisa, *toisa.

Et finira par nous donner le français… toise (première moitié du XIIème siècle).

La toise était une mesure de longueur, équivalant à six pieds (+/- 1,80 m), donc à la brasse ou à l’anglais fathom
(oh, mais oui enfin, relisez au briefing, on a insisté sur le port de brassards fluo).
Elle sera abandonnée avec l’instauration du système métrique, en 1795.
Mais on ne l’a pas entièrement oubliée…

Elle a survécu par son dérivé toiser, qui signifiait bêtement, littéralement “mesurer à la toise”, et qui s’emploie maintenant comme jauger avec dédain.


Vous pouvez toujours compter sur le cinéma expressionniste allemand 
pour vous montrer ce que doit être un bon toiser du regard.


De toiser est tiré le déverbal toise, “tige graduée pour mesurer la taille de quelqu’un”.

la fameuse toise


Pensons encore à l’entretoise,
pièce de bois qui relie, dans un écartement fixe, les éléments d’un assemblage.




Bon, continuons.
Nous connaissons encore, parmi les dérivés de tendere, cet ...
organe conjonctif, fibreux, d'un blanc nacré, qui prolonge un muscle jusqu'à ses points d'insertion,
j’ai nommé le … tendon! 

Et à sa suite, hélas, la douloureusement célèbre tendinite.



- Ouais bon. Et donc, aussi tous ces termes médicaux en téno- pour “relatif au tendon”: ténalgie, ténopathie, ténoplastie, ténotomie…
- Ben, en fait euh… non. Oui, mais non.

Car ces mots français en téno- ne proviennent pas du latin tendere.
Non, eux proviennent du grec ancien τένων, ténôn (« tendon »).

Mais rassurez-vous!
Ce qui est ab-so-lu-ment formidable,

c'est trop for-mi-da-ble!
c’est que le grec τένων, ténôn descend bien de notre indo-européenne *ten-, mais ici par sa forme suffixée *ten-ōn-.

En latin, τένων, ténôn, se retrouvera sous la forme tenon (tendon), apparenté à … tenens.
Tenens, le participe présent de teneō, tenēre, (notamment) “tenir, retenir, comprendre”…

Ce latin teneō, tenēre provient, lui aussi, de notre proto-indo-européenne *ten-, mais cette fois par une forme *ten-ē-, au suffixe statif *-ē-.
En d’autres termes, ce *-ē- indique un état permanent.
Alors qu’au latin tendō, tendere était donc réservé le sens de “tendre”, teneō signifiait plutôt tenir, mais avec une idée de continuité
(mais oui, pensez à ce fameux état permanent que marquait le suffixe proto-indo-européen *-ē-)
Ainsi, teneō pouvait s’employer dans le sens de “se maintenir dans une position”, “se maintenir dans une direction”…



En emploi absolu, teneō signifiait donc durer, persister, se maintenir.

Et employé transitivement, le verbe signifiait tout simplement "avoir (quelque chose) en main".
Ben oui: tenir. 

Le français a hérité de ces très très anciennes acceptions: nous pouvons tenir quelque chose en main, mais aussi et surtout, dans un emploi absolu, nous tenons! Nous tenons bon.
"Tenir, les gars, tenir!" nous disait, à notre peloton, notre formidable sergent-instructeur, au service militaire... 

Outre tenir en français, tenēre donnera notamment tenere en italien, ou encore tener en espagnol, où le sens s'est généralisé pour signifier "avoir".

expressions espagnoles avec "tener"


Et maintenant vous savez pourquoi il me semblait particulièrement à propos de traiter de *ten- étendre, étirer” après avoir étudié *dher-2,tenir fermement!
(relisez Le bon roi Darius 1er a mis son churidar à l'envers)

Car de l'expression "tenir fermement", vous connaîtrez ainsi, et la racine proto-indo-européenne qui se cache derrière "fermement", et celle à qui nous devons "tenir".



Bon!

Teneō, on lui doit aussi une série de dérivés, je vous dis pas

Je vous ferai grâce, évidemment, des détenir, contenir, retenir, soutenir, maintenir

Mais que penseriez-vous de … appartenir?

Le français appartenir est un emprunt au latin tardif appertĭnere, composé de ad- (ici indiquant l’addition, le renforcement) et de pertĭnere.

Quant à pertĭnere (composé de l’intensif per- et de, de, de… OUI, bravo! tenēre), il signifiait “tendre jusqu’au bout, jusqu’à”, “s’étendre de manière continue”, “s’appliquer à, tendre à, concerner”…
Ah oui, pour ce qui est du passage de appertĭnere à appartenir, on suppose que appertĭnere a évolué en une forme intermédiaire *appartĭnere sous l’influence du latin pars, partis (“part”), phénomène vraisemblablement lié à une mauvaise compréhension du mot, l'étymologie populaire croyant déceler dans le mot la présence de pars, partis.
De “s’appliquer à, concerner” proviendra le sens du français appartenir, en un premier temps “faire partie de”, puis ensuite, rapidement, “être la propriété de”.


"La République est proclamée à Rome. L’Europe s’émeut, la chrétienté s’inquiète. Pourquoi ? c’est que Rome n’appartient pas à Rome, Rome appartient au monde. Grandeur immense, mais qui contient une servitude, comme toute grandeur.

Il y a quelque chose de plus grand pourtant que d’appartenir au monde, c’est de s’appartenir à soi-même. Rome n’est qu’un temple, et veut redevenir un peuple. Elle est lasse qu’on s’agenouille chez elle, elle veut qu’on s’agenouille devant elle. Rome a raison. Qui sera fière si ce n’est Rome ? Qui sera libre si ce n’est Rome ? Plaudite, cives."

Victor Hugo, 
Œuvres complètes, Choses vues



- Pertĭnere?? Mais alors…
- OUI, pertinent nous en vient!

Notre adjectif pertinent provient du latin pertinens, participe présent de pertĭnere.

On retrouve toujours l’influence de pars, partis dans son dérivé ancien français partenir, sorti d’usage avant le XVème, et qui signifiait “être en rapport de famille avec”, ou encore “posséder, convenir à”.
Il fut en partie évincé par … appartenir.

Pertinent s’employait avant tout en droit, et désignait ce qui se rapporte à une question.

A l’origine, impertinent signifiait d’ailleurs “qui ne se rapporte pas à la cause”.

Ce n’est qu’à partir du XVème que le mot en viendra à signifier “inconvenant, malséant…

Charb l'impertinent


Et les amoureux de la langue de Shakespeare l’auront compris: to pertain ("appartenir") est calqué, du moins partiellement, sur le vieux français partenir.
Partiellement, oui, car ce per- est bien d'origine latine...



Allez, la liste des dérivés de *ten- est LOIN d'être finie, croyez-moi...

Pour la suite: dimanche prochain.

(et ici, il fait SUPERBE!!!)






Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très très bonne semaine!




Frédéric



Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen 
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Ah, le printemps...

Ci-dessous, la délicieuse sonate pour violon No.5 en Fa mineur - Op.24 - de Beethoven,
"Printemps"

avec
Maria João Pires au piano et Augustin Dumay au violon.

Quelle interprétation, quelle communion, surtout!

Ces merveilleux interprètes me rappellent
- et c'est plus qu'élogieux! -
le duo Clara Haskil - Arthur Grumiaux.



article suivant: répétez après moi: "je suis content, ici et maintenant, je suis content, ici et maintenant..."



dimanche 1 mai 2016

quand Fouquet souffrait du talon d'Achille, il s'accrochait aux tentures




Jamais surintendant ne trouva de cruelles.
- L'or, même à la laideur, donne un teint de beauté.

Satires (1660-1711)

Nicolas Boileau-Despréaux

Boileau














Bonjour à toutes et tous!

Dimanche dernier, nous terminions notre tour des dérivés de *dher-2,tenir fermement”.

Alors, je me suis dis que c’était peut-être le moment de vous parler de la racine proto-indo-européenne...

*ten-.

Étendre, étirer”.

Vous comprendrez bientôt pourquoi…

Ce que je peux déjà vous dire, c’est que notre proto-indo-européenne a été particulièrement prolifique.

Qui plus est, nous en retrouvons de très lointains descendants dans pratiquement tous les groupes de langues indo-européennes.


Une forme de *ten- suffixée en *-do-*ten-do-, se retrouve dans le proto-italique *tend-, qui donnera le latin tendō, tendere: “tendre”, “tendre à”.
Ou encore “rendre droit”, “déployer”.


De là, une ch... euh une flopée de dérivés français!
Certains parfaitement prévisibles, mais d’autres, franchement…


Alors!

Ben oui, évidemment, nous lui devons, à notre latin tendere, notre verbe français tendre.
(J'espère ne pas vous surprendre)
D’où aussi tendu, ou le terme de chasse tenderie, à l’origine “action de tendre”.

Mais non, enfin, oh! Pour la dernière fois:
NON, JE NE SUIS PAS TENDU!
(The Fall, BBC)


Et si vous avez fait du camping, vous connaissez cette abomination qu'est le tendeur, destiné à vous faire mal, à vous blesser, à vous faire trébucher.

saletés de tendeurs


Et il tend quoi, le tendeur, hein? Ben oui: la tente! 

Mon grand frère Jean-Luc, devant la tente familiale
(vacances au Danemark, 1965 je crois)
(Et ici, toujours Jean-Luc, avec ma mère et moi, et la 2CV)

Sur l’un des supins du latin classique tenderetensum, s’est formé le bas-latin *tenda (ce qui est tendu), qui a son tour donnera, par exemple,
  • l’italien ou le portugais tenda
  • le roumain tinda, l’espagnol tienda, ou 
  • notre français tente (qui lui provient plus précisément de l’ancien occitan tenda, emprunté au latin médiéval tenda).

Pour ce qui est de l’espagnol tienda, le mot signifie bien “tente”, mais aussi et surtout le magasin.
Le terme nous rappelle ainsi que les premiers magasins étaient des échoppes, de simples structures tendues de toile

tudieu, ÇA c'est de la tienda!



Nous avons “tente”, mais aussi… tenture.
Notamment “ensemble des éléments destinés à décorer les murs d'une pièce, d'une salle”
En français de Belgique, les tentures, ce sont aussi des rideaux épais.

rideau et tenture


Le verbe latin attendō, attĕndĕre se composait du préfixe ad-, et de - comme c'est surprenant - tendō.

Il devait à l’origine vraisemblablement s’employer pour signifier “tendre la corde de son arc, en pointant une cible”.
C’est en tout cas ce qui expliquerait ses acceptions: “faire attention”, “prêter attention”, ou encore “se tourner, se diriger vers”.



Et OUI, c’est à attendō que nous avons emprunté ... attendre.



- Mais, euh, quel est le rapport entre “faire attention” et “attendre, patienter”?
- C’est une bonne question.

Clairement, les sens modernes du mot, “demeurer jusqu’à l’arrivée de quelqu’un, d’où “patienter”, sont propres au domaine gallo-roman.
On les retrouve dès l’emploi du mot en français, au XIème siècle (sous la forme “atendre”), mais on suppose qu’ils s’étaient déjà développés (oralement) en roman.

On peut cependant facilement imaginer ce joli glissement de sens, de “faire attention” (à quelque chose ou à quelqu’un)” vers attendre: “faire attention (à ce qui va arriver)”.

Mais cela nous explique aussi pourquoi ce faux ami d’anglais “to attend to” ne signifie nullement attendre, mais bien “faire/prêter attention à, s’occuper de”.

Car évidemment, l’anglais to attend provient du vieux français atendre, du temps où il voulait toujours bien dire “faire attention à…”.

Et les différentes acceptions, bien actuelles, de l'anglais attend sont toujours basées sur cette idée de “faire attention”: “servir, être au service de”…

Même celle qui signifie “être présent, assister (à une réunion)”.

Mais oui: être présent, c’est être là, au sens propre comme au sens figuré (“je suis là pour toi”) ; c’est parce que vous prêtez attention à ce qui se dira à cette réunion que vous y assisterez… (enfin, en théorie ; c'est ce que vous faites croire à vos collègues, à votre chef ou à votre client).
Il est amusant de constater la similitude de sens entre l’anglais “to attend” et le français “assister”: tous les deux peuvent s’employer dans le sens d’être présent, et aussi d’être au service de.

Peut-être n’avez-vous jamais fait de camping. Admettons.

Mais alors, avez-vous joué au train électrique? 

Derrière la locomotive à vapeur se trouvait le fameux ... tender.



Tender est un emprunt de la première moitié du XIXème à l’anglais …tender, mot du XVème, dont le sens se spécialisera plus tard comme - qui l'eut cru - terme de chemins de fer.

Le tender, c’était ce - je cite Le Grand Robert - wagon auxiliaire qui suit une locomotive à vapeur et contient le combustible et l'eau nécessaires à son approvisionnement.

Et l’anglais tender, à l’origine, basé sur “to tend”, "servir quelqu’un", désignait le serviteur.


Bon, vous pouvez aisément le supposer, du latin tendere, nous trouverons encore les français étendre, détendre, tension, extension…

des poufs, rien de tel pour se détendre


Mais il y en a d’autres, de dérivés de tendere, auxquels on ne penserait pas tout de suite…

Il suffit pourtant de se rappeler que le latin attĕndĕre (ad-tĕndĕre), signifiait notamment faire attention, prêter attention…



Car attentif descend du supin de attĕndĕre: attentum. 
On y retrouve admirablement bien le sens de départ, loin de la notion d’attente.

Et si attentif en descend, il en est évidemment de même pour attention, emprunt au latin attentio, toujours construit sur attentum.

Ou pour attentionné.
Encore une fois, vous y retrouvez, sans aucune altération, le premier sens de attĕndĕre.



Tendance, à la fin du XIIIème, désignait l’inclination amoureuse
Puis “force tendant vers une fin”.

On oubliera le mot jusqu’au XVIIIème, où la physique le récupéra en tant que “force par laquelle un corps tend à se mouvoir dans un certain sens”.

Tendance se dira également de ce qui porte une personne à agir, à se comporter.
D’où “avoir tendance…”.

Et maintenant, on dira, surtout sur Paris, “être tendanceuh”, pour être dans le dernier courant de la mode.

Imaginez la presse magazine sans le mot tendance!
Mais malheureux, vous supprimeriez des centaines de jobs! 

"La barbe colorée, nouvelle tendance masculine ?"
Masculine, pas sûr.


Tendancieux“qui manifeste des préjugés”qui n’est pas neutre ni objectif, date lui de 1904.



Le latin classique connaissait un autre composé de tĕndĕre: intendere.

“Tendre vers”, “tendre, diriger (son regard, son esprit, son attention… vers)”. 

Par extension: comprendre, ouïr. 

Eh bien oui!

Notre “entendre” en est un beau dérivé.
D’où aussi nos entente, malentendu, entendement, mésentente, sous-entendu…

Mais aussi... intention! 
Emprunté au latin intentio “tension, action de tendre, intensité…”, dérivé de intentum, supin de intendere.

Et intense.

Intention, intensité, bon d’accord, on pouvait s’en douter.


Mais que diriez-vous de … intendance?

Intendant provient, par aphérèse, au XVIème, du moyen français surintendant.
Lui-même issu du moyen français… superintendent.
Aphérèse? Mais oui, on a déjà dû en parler (guet provenant par aphérèse de aguet, une embuscade pour quelques pounds, quelques pesetas??)

L’aphérèse est simplement la chute d’une lettre, ou d’une syllabe, au commencement d’un mot.
Un exemple? Eh bien, c'est une belle aphérèse qui explique notre orange
À l’origine, l'espagnol naranja, qu’on emprunta sous la forme “une orange”: le n disparut du mot français, mais pour se conserver ... dans l’article ; les pauvres francophones de l’époque n’ayant probablement pas capté que le son faisait partie du mot, pas de son article. 
Pauvres taches.
(Dans ce cas particulier, où l’on crée de nouveaux mots en se plantant lamentablement sur la découpe du mot original, on parle d’aphérèse par déglutination. Sans rire).

naranja, et...
... une orange: vous constatez que c'est la même chose



Mais continuons:
Le latin médiéval superintendens, que nous avions emprunté pour former superintendent, était le participe présent du bas latin superintendere, “surveiller”, formé de super- (“sur-”) et de intendere (je le rappelle? “tendre vers”, d’où “diriger son esprit vers quelque chose”).

Par changement de préfixe, superintendant devint ... surintendant.

Le surintendant était celui qui avait la gestion, l’administration de quelque chose “au-desssus” des autres.
Le surintendant des Finances, mais c’était un ministre!

Nicolas Fouquet, surintendant des finances

L’intendant désignait un agent du pouvoir royal, mais par analogie, il finira par désigner toute personne qui administre des biens.

Intendance, à l’origine proprement “fonction de l’intendant”, en est venu à désigner le corps des fonctionnaires militaires préposés à l'administration de l'armée, puis les tâches économiques de l’État.

Approvisionnement des biscuits de guerre de l'intendance militaire
française, site de Calais (source)


Si vous aimez les séries policières britanniques, vous saurez qu'en Grande-Bretagne, le superintendent of police, c’est encore le commissaire (de police, pour les moins bien comprenants).

Mais le superintendent est aussi, plus généralement, un chef, un directeur dans certaines institutions.


DSI (Detective Superintendent) Stella Gibson,
jouée par Gillian Anderson, The Fall (BBC)
Superintendant Ted Hastings,
interprété par Adrian Dunbar, Line of Duty (BBC)


Ostensible!

Eh oui, aussi dérivé de tendō, tendere.
Ostendere (ob (“devant”) - tendere) signifiait littéralement “tendre devant”: montrer.

En latin médiéval, on trouve ostensibilis: qui paraît.

Ostensible signifie théoriquement, et en toute logique “qui peut être montré”.
Aujourd’hui, pourtant, on l’emploiera plutôt pour désigner “ce qui est fait pour être montré, pour être remarqué”.


Ostentatoire? voyant, tapageur.

Se dit souvent de ce luxe clinquant dans lequel baignent ces gens qui ont nettement plus d’argent que de bon goût.

Comme ici: la collection de voitures d'un fils à papa milliardaire et saoudien.
Pour l'anecdote, ça se passe à Londres, et il ne daignait pas s'acquitter des
frais de stationnement de ses voitures.
Ici, un Londonien a recouvert sa Ford Ka de papier doré, et l'a garée derrière
la file de voitures du coco en question.
Moi j'aime bien


Vous pensez qu’on en a fini?

Vraiment?

Que nous avons fait le tour des dérivés de notre latin tendō, tendere?


Mais nous encore PLEIN de choses à en dire: ce sera pour dimanche prochain.





Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très très bonne semaine!




Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen 
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Suite, tirée de Alceste ou le Triomphe d'Alcide, 1674, de
Giovanni Battista Lulli,
surintendant de la musique de Louis XIV