- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 28 août 2016

“L'évident est journellement l'étendard des imbéciles. Le doute est la foi gênée de celui qui sait.” - Abraham Chlonsky





“Chaque poète se taille un langage dans le langage comme s'il découpait un étendard dans le parquet de l'univers, un tapis volant, un autre monde, un Mexique, un lexique. Mais c'est l'ensemble du langage ainsi, qu'il pervertit, déroute, exalte et restitue.”

Jacques Audiberti, La Jeune poésie et ses harmoniques 

C'est pas très gentil pour les poètes, j'en conviens.
Ni pour le Mexique, non plus, me semble-t-il.

Jacques Audiberti,
1899 - 1965
















Bonjour à toutes et tous!


En ce très beau dimanche, encore un mot dont on a attribué la paternité à notre *ten- bien aimée (“étendre, étirer”).

Et là, vraiment, je n’y crois pas.

Pas un seul instant.


Ah, ce rapprochement entre notre mot du jour et “étendre”, ou plus exactement avec le latin extendō, extendēre ...
- et donc par voie de conséquence avec la proto-indo-européenne *ten-, allez, on se réveille, on refait surface! -,

... date d’un temps où les linguistes francophones qui se passionnaient pour l’histoire de leur belle langue ne pensaient qu’à ses glorieuses racines grecques et latines.



Bien sûr, là, maintenant, en ces temps bien troublés …
- je pense particulièrement à cette volonté, dans l’Enseignement de la République Française, d’amenuiser la part consacrée aux langues anciennes, ce qui est évidemment une véritable calamité, et qui, ma foi, peut évoquer, sous un certain angle, l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, du moins dans ses résultats, dans la perte de savoir qu’occasionnera à terme ce changement profond, supposé renforcer l’égalité au sein de l’Enseignement, et qui n’apportera vraisemblablement qu’un pauvre nivellement par le bas -
... nous ne pouvons que souhaiter le plus grand bien aux études dites “classiques”!

L'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie vu par Hermann Goll (1876)

Cette réforme de l'Enseignement en France me fait penser, tiens, à ce film... 
Vous avez vu “Idiocracy”, sorti en 2006? Bah, c'est pas un grand film, il faut bien le dire.
En gros, vous y trouvez ce qu’on appelle un beauf: un brave type, mais pas très malin, ni très cultivé, ni très éduqué.
Qui fait un bond dans le temps, et se retrouve dans notre futur. 
En toile de fond de ce film, une idée qui fait peur: “comme ce sont les gens les moins instruits - disons-le tout net: les plus bêtes, les plus crétins, les plus idiots - qui, statistiquement, font le plus de gosses, ben, le futur est à eux, par la loi du nombre”.
Et l’humanité devient, de génération en génération, de plus en plus ... stupide. 
Le beauf en question se retrouve ainsi dans une société future où le niveau d’intelligence a chuté à un point tel qu’il y passe pour un véritable génie.
L'affiche du film
Oups, ah non, je me suis trompé, ...

...la voilà!

Mais restons-en là.


Le mot que je vais bientôt vous dévoiler était supposé descendre de extendēre parce que, tout simplement, ce qu’il désignait, on … l’étendait.

Pour tout vous dire, cette extension, c’était ce pourquoi cet objet était fait.
C’était son emploi. Son but, même.

Une idée? Vous voyez de quoi je veux parler?
Ben oui, surtout si vous avez lu le titre et l'exergue, c'est malin.

Dans La Marseillaise, il occupe une place prépondérante.

Il est levé, et sanglant. En un mot.

Oui, l’étendard!

C’est vrai que “un étendard, c’est ce qui doit être étendu” (entendez fièrement porté, claquant dans le vent) ; ça paraît être une bonne définition de la chose, et une excellente source pour de l’étymologie populaire.

Étendard

Mais non, bien sûr.

Étendard ne vient pas du latin, mais du francique.

Oui, il s’agit d’un mot d’origine germanique.

Je ne veux pas être méchant, ni revanchard, ni rappeler certains pans de l’Histoire européenne récente dont le monde se serait volontiers passé, mais bon, il faut quand même reconnaître que, bien souvent, le vocabulaire militaire français est d’origine germanique.

Je vous renvoie à maréchal, par exemple!
la jument est ferrée, ou la maréchaussée? (très subtil jeu de mots franco-anglais)


Alors, étendard!

Première question: la différence entre “drapeau” et “étendard”.

Je vous laisse chercher?

J’ai demandé au Grand Robert en ligne ce qu’il en était.

Si jamais vous vouliez comme moi vous abonner au Grand Robert en ligne, sachez qu’en matière d’ergonomie, c’est ce qu'on appelle, en jargon d'informaticien, une vraie merde: dès que votre adresse IP change (ce qui arrive théoriquement une fois par 24h si, comme moi, vous disposez d’une connexion internet non professionnelle), il exige que vous vous reconnectiez, que donc vous retapiez votre nom d’utilisateur et votre mot de passe. 

C'est ridicule, c'est malvenu, et en plus c'est vraiment mal fichu: le lien fourni pour se ré-enregistrer ne fonctionne même pas. Grandiose.
Mais reconnaissons-le, en matière de foutage de g, là, respect, c’est une grande réussite.



C'est peut-être moi qui suis devenu si difficile, ma vie passée dans l’informatique me faisant voir les choses différemment.

Soyons positif! Je pourrais dire “mais quelle honte, un système pareil, mal torché, encore basé sur l’adresse IP du pauvre type qui s’abonne, en 2016”.




Alors que je pourrais parfaitement bien dire “mais quel bonheur! Je revis, je renais, je retrouve ma jeunesse, avec un système du siècle dernier, qui me rappelle avec émotion les débuts de l’Internet. J’en ai la larme à l’oeil chaque fois que je dois me ré-authentifier.”

chaton et internet: l'un ne va désormais plus sans l'autre.

Voilà, tout est question de perception personnelle.

Pour le moine du Moyen Âge, l’inquisiteur du XVème ou l’islamiste de base du XXIème siècle, la femme c’est le fait du diable, c’est l’enfer, puisque, évidemment, des phénomènes physiologiques trop facilement visibles mais plus difficilement contrôlables lui assaillent le bas-ventre quand il en voit une un peu trop dévoilée.
Mais oui, la femme c'est l'enfer, enfin! C’est bien connu: l’enfer, Satan l’habite.
La beauté est dans l’oeil de celui qui regarde.

Peut-être.

Mais la concupiscence, aussi.

Et il semblerait que ce soit encore plus difficile à comprendre par certains de nos frères humains.
(je vous l'ai déjà dit: je nous considère tous comme des frères et soeurs ; simplement, on ne choisit pas sa famille)

Décidément, on n'est pas rendu.
















Mais je m’égare...
Les définitions du Grand Robert, on y arrive!

Drapeau:
Pièce d'étoffe (de drap, à l’origine, évidemment) attachée à une hampe et portant les couleurs, les emblèmes (d'une nation, d'un groupement, d'un chef…), pour servir de signal, de signe de ralliement, de symbole, etc.

Étendard:
Enseigne de guerre. 
Arborer, déployer un étendard. Étendard des armées romaines. Déployer l'étendard: entrer en guerre, combattre.

Vous le comprenez, la différence essentielle entre le drapeau et l'étendard, c’est leur emploi.

L’étendard, c’est aussi un drapeau, mais en temps de guerre.

On DOIT l’étendre, le lever, le déployer, l’arborer, le brandir ; il doit flotter dans le vent, sinon, à quoi bon?

Sinon, oui, il redevient un drapeau.


Un Grec arborant son étendard sur les murs de Salone.
Oeuvre de Louis Dupré.

Le français étendard...
(le vieux français “estandart, estendart”, en tant que enseigne de guerre, vers la fin du XIème siècle)
... nous arrive du francique, plus personne n’oserait à présent dire le contraire.

Il nous arrive précisément, du composé ancien bas francique (oui, c'est pointu) *standhard, littéralement “qui se tient debout (stand), fermement (hard)”, d’où stable, fixe…

Le rapport?
Mais oui, l’étendard ne peut qu’être dressé fermement. Sinon, encore une fois, c’est pas un étendard.

Le CNRTL nous précise qu’au Moyen Âge, l'étendard était souvent, pendant la bataille, planté en terre, en un endroit où les combattants pouvaient le voir.

"Juillet 1830", le drapeau tricolore, Collection de Vinck (1830) ©BnF
(source)


Nous avions abordé - sans plus, faudra vraiment qu’on en reparle - la racine proto-indo-européenne à l’origine de ce *stand germanique:

*stā-, “être debout”.

Relisez donc du passage des ans, ainsi que exister, se redresser, transmettre,!

On la retrouve dans le verbe germanique *standan, être debout, dont découlera le tout aussi germanique *stand.


Pour ce qui est de la deuxième partie du composé (“-hard”, pour les moins-bien-comprenants), elle provient d’une gentille racine proto-indo-européenne *kar-1, “dur, ferme…”, qui s’est matérialisée pour l’occasion, par sa variante *ker-, dans le proto-germanique *-hart, *-hard, à notamment valeur de “ferme”.
Elle aussi, elle mériterait bien un bel article...

À noter qu’une autre étymologie rapproche ce second élément du francique *ord ‎(“point, endroit…”).
Je ne l’ai pas étudiée. J’avoue.
Rassurez-vous, j’y reviendrai plus tard, si j’y trouve quelque intérêt.

Mais là, ‘fait vraiment trop chaud.
Même mon ordinateur ralentit, c’est tout dire. Et je ne blague pas.


Alors, OUI!
Notre français standard, emprunt relativement récent (on cite 1893) à l’anglais standard, vient lui aussi du francique *standhard, mais par des voies détournées
Où l’on retrouve le français, comme souvent…

Il faut vous dire que l’ancien français estandart, outre son acception d’étendard, en est venu également à signifier, au XIIIème, dans la même veine sémantique que “ce qui reste ferme”, l’étalon.

L’étalon de poids.



C’est sous cette acception (répétez ça 10 fois de suite, de plus en plus vite) que estandart est passé,
par l’anglo-normand estaundart,
dans le moyen anglais, puis l’anglais … standard!

Nous n’avons alors eu qu’à le reprendre en français, au moment voulu, pour nous émerveiller de ce mot qui manquait si cruellement à notre belle langue française.

Et voilà!


Encore une toute dernière chose!

Le standard, c'est aussi ce pupitre sur lequel travaillaient les charmantes standardistes!


Sous cette acception particulière, standard nous vient aussi de l'anglais standard.
Ici, plus question d'étendard, ni de norme, mais de support, de panneau.

Ce qui est amusant, c'est que les Anglais n'appellent pas du tout ça un standard, mais un switchboard.
Ce que nous pourrions traduire par tableau de distribution. Ou, soyons fou,  standard.




Je suis en nage, je souffre de la chaleur (mais oui, je suis BELGE, vous comprenez? Je suis génétiquement programmé pour la pluie et le froid, et le gris, et le vent du nord qui passe son temps à venir s'écarteler, et les canaux qui n'ont rien d'autre à f. qu'à se pendre, et ce genre de conneries).

Moi, le soleil, je n’aime pas.

Oui, mais un peu. Un petit peu. Et à l'ombre. (Et surtout sans les grillons et autres cigales).
Mais pas comme ça.























Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très très belle semaine!




Frédéric


Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Toots Thielemans - Bluesette


dimanche 21 août 2016

Les citoyens sont un attelage et l'attelage n'est pas le cocher. - Victor Hugo, L'Homme qui rit (1869)


article précédent: let's dance



“La tâche à laquelle nous devons nous atteler, ce n’est pas de parvenir à la sécurité, c’est d’arriver à tolérer l’insécurité.”


J'ai trouvé cette belle citation de Erich Fromm sur le site du ...  Figaro!

Incroyable, qu'ils aient laissé passer ça: respect! 



M'est avis qu'un rédacteur ou relecteur du Figaro sera bientôt mis à pied, pour faute grave et insubordination.

Ou alors, le site du Figaro aurait été hacké par des gauchistes??


Erich Fromm,  Francfort 1900 - Locarno 1980,
psychanalyste humaniste américain d'origine juive allemande.



















Notez, je pense avoir une explication: non, Le Figaro n'a évidemment pas changé sa ligne éditoriale ultra-sécuritaire.
Mais non! C'était une blague. 
Je pense qu'ici, Erich Fromm ne traite que de la psyché, personnelle, intime, et pas de la manipulation des foules par des politiciens démagogues et populistes.

(Ah, je sens que je vais encore me faire quelques amis, en ce beau dimanche)




Bonjour à toutes et tous!


Comme promis, un mot dont on a attribué la paternité - ou pas - à notre *ten- bien aimée
(pour celles et ceux qui prennent le train en marche, je parle de la racine proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”).

Ce mot, c’est atteler (d’où aussi attelage, ou dételer, tant qu’à faire)


Alors, qu’en est-il?

Je vous présente les quelques versions les plus courantes de l’étymologie du mot.

Et puis, vous en ferez ce que vous voulez, soyons clair.



Tout d’abord, ce sur quoi le monde de la linguistique semble se réunir:



Nous avons emprunté atteler
- le Grand Robert nous en donne cette définition: “Attacher (une ou plusieurs bêtes de trait) à une voiture, à une charrue, etc.” -
… au cours de la deuxième moitié du XIIème siècle, au bas latin *attelare.

attelage

Cette forme non-attestée était vraisemblablement issue, par substitution de préfixe, du latin prōtēlō, prōtēlāre: “prolonger, pousser au loin”, d’où aussi, dans la langue militaire, “repousser, chasser, éloigner”.

Ernout et Meillet nous racontent que le neutre prōtēlum (prō-, “pour” & tēlum) était usité dans la langue rurale, et qu’il s’employait pour désigner le “fait de tirer en avant”, ou encore “le trait”, le “tirage continu”.



D’où, dans la langue commune, l’acception de “suite ininterrompue”.

À l’ablatif, il donnait prōtēlō: “tout d’un trait”.

Eh! C’est de là que proviendrait prōtēlō, prōtēlāre, le verbe qui nous intéresse ici, dont dériverait plus tard le bas latin  - allez, on suit! Voilààà: - *attelare.


- Mais?

Oui, je réponds à la question que vous n’allez pas tarder à poser:

Oui vous avez bien lu. À l’origine, prōtēlō ne reprend nullement cette notion d’atteler.
De tirer vers l'avant, certes. Mais pas vraiment d'atteler.

Curieux, non?


Une pièce importante, voire essentielle, de l’attelage, c’est le timon.

Timon d'Athènes, William Shakespeare,
adaptation: Jean-Claude Carrière, Mise en scène: Peter Brook,
Théâtre des Bouffes du Nord, 1975
(Je ne veux pas être méchant, mais ça fait très 1975)
(source)





Dont le Grand Robert, toujours lui, nous dit qu’il s’agit d’une “longue pièce de bois disposée à l'avant d'une voiture ou d'une charrue, selon son axe longitudinal, et de chaque côté de laquelle on attelle une bête de trait.”


timon de chevaux de trait pour calèche

Pour atteler, eh ben, i’ fallait - et il faut toujours - impérativement un ... timon.

On pense …
(sans aucune certitude, mais enfin, l’hypothèse est plus que vraisemblable)
… que le latin prōtēlō reprenait implicitement la notion d'“atteler”, cachée dans sa deuxième partie:
-tēlō.

Ce timon devait furieusement ressembler, pour ces glorieux guerriers qu’étaient les Romains, à une lance, à un javelot, à une arme de jet. 

Car, voyez-vous, -tēlō provenait du substantif latin tēlum, qui désignait ... une arme.
Précisément une arme offensive: une arme de jet, un trait. (Et plus tard, par exemple une épée, une hache…)


Ou carrément, d'une façon imagée, le dard. Je veux dire Jean-Paul. Popol, quoi: le gourdin, la béquille, le thermomètre à moustaches.
Tant qu'ils se cantonneront à Los Angeles et au marché US, pas de souci.
À l'exportation vers les pays francophones, là, ça risque de moins bien marcher.

Par opposition, entre parenthèses, avec arma, qui, lui, désignait une arme plutôt … défensive. Entendez une arme de poing.
(C’est vraiment ridicule d’écrire “entre parenthèses”, plutôt que les placer, ces foutues parenthèses, non?)


Bon, maintenant, ce tēlum, ...
- qui, accolé à pro-, se retrouvera dans le verbe prōtēlō, dont dérivera le bas latin *attelare, on suit toujours? -
... d’où venait-il? Car c'est bien la question.


Hélas, on n’en sait trop rien. On suppute. On suppose.

On pense que peut-être, éventuellement, tēlum aurait pu avoir été apparenté au grec ancien τίκτω, tikto, “engendrer, produire”, lui-même apparenté à τυγχάνω, tugkhánô, “se produire, atteindre (un but, une cible), d'où frapper”.
Ça en ferait le descendant de *dheugh-, brave et gentille racine proto-indo-européenne dont le champ sémantique, bien difficile à cerner, à réduire, aurait couvert la notion de “produire (quelque chose d'utile)”.

Une autre hypothèse le mettrait en rapport avec le latin taxis, qui désignait l'if
- l'arbre préféré de Rudyard Kipling (ça c'est hilarant!) -,
ou encore une pique faite de son bois -,
l'if de Llangernyw (au Pays de Galles, forcément), qui serait l'un des arbres
les plus vieux du monde

qui serait, comme le grec τόξον, toxon, “arc”,
  • ou bien un emprunt à une des langues scythes (donc on reste en famille indo-européenne), 
  • ou bien - et on reste toujours en famille - un emprunt au persan تخش, taχš, “arbalète”).
Ouais.
Bof.

- Bof? Mais alors: quoi?


Une autre piste?
Selon Alain Rey, qui semble incroyablement sûr de son coup, tēlum serait de la famille de tendere, tenēre, tendō pouvant - c’est un fait - signifier “je vise, je tends à/vers”.

Si c’est le cas, aucun doute possible, il descend de notre *ten- bien-aimée!

Malheureusement, Alain Rey n’explique absolument pas le lien qu’il tisse entre tendre / tenēre et tēlum. Mais c'est vrai qu'on pourrait rapprocher tēlō de *ten- par une forme *ten(d)slo-, que l'on pourrait traduire par “ce avec quoi l'on vise”.

Vous l’aurez compris: si je parle du français “atteler” dans un de ces articles portant précisément sur les dérivés douteux de *ten-, c’est que moi-même, je ne suis pas aussi catégorique sur son étymologie.


Une dernière hypothèse?

Tēlum n'aurait pas fait référence au timon de l'attelage, mais serait plutôt apparenté au latin texō, texere, “tresser, tisser”, dans le sens original d’assembler, composer.

Il faudrait comprendre alors tēlum comme l’“assemblage des différentes pièces nécessaires à l'attelage”

Dans ce cas, il découlerait de la racine ‎proto-indo-européenne *teks-, “tisser, fabriquer”.
Je me rends compte avec effroi qu'elle n'a jamais traitée en ce lieu??? 
Mais enfin? Comment est-ce possible? Bon, ça je corrigerai bientôt.


Voilà.

Je n’ai pas de préférence ; je ne sais vraiment pas quoi choisir.



Ou plutôt, aucune des hypothèses en présence n’est vraiment convaincante.















Ah oui!
Ne confondez pas attelle et atteler! 

Attelle (ou attèle),…

notamment “planchette plus ou moins rigide (bois, métal, carton), destinée à maintenir immobile, en bonne position, un membre blessé, fracturé”
… n’a AUCUN rapport avec atteler! 

Notre français attelle provient, lui, du bas latin astella, “copeau, éclat de bois”, basé lui-même sur le latin classique assula.

- Mais enfin?? Déjà que tu es incapable de nous donner l’étymologie de tēlum, mais en plus tu racontes des bobards! L’attelle, c’est bien aussi une pièce adaptée au collier du cheval de trait, et où sont attachés les traits! N’importe quoi.
- Oh bonjour! Je ne vous ai pas réveillé trop tôt j’espère? Je pense que oui... Désolé.

En fait, à l’origine, le mot signifiait bien “copeau, morceau de bois”, mais on soupçonne que pour ce qui est de son acception technique de “partie du collier des chevaux où les traits sont attachés”, son sens a tout simplement été influencé (entendez “contaminé”) par  … “atteler!

attelle

et ici, autour du collier de travail




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très très belle semaine!



Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom: 
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Et pour nous quitter, Palestrina et son Sicut serves,
merveilleux, aérien, intemporel motet à quatre voix, publié en 1584.
Il est basé sur le psaume 42 de la Vulgate.





dimanche 14 août 2016

let's dance


article précédent: Dansons joue contre joue



Ensemble êtes-vous nés et ensemble resterez-vous pour toujours.
Quand les blanches ailes de la mort éparpilleront vos jours, vous serez ensemble.
Oui, vous serez ensemble dans la mémoire silencieuse de Dieu.
Mais qu'il y ait des espaces dans votre entente.
Que les vents des cieux puissent danser entre vous.
Aimez-vous, l'un l'autre, mais ne faites pas de l'amour un carcan : 
Qu'il soit plutôt mer mouvante entre les rives de vos âmes.
Remplissez, chacun, la coupe de l'autre, mais ne buvez pas à la même.
Donnez-vous l'un à l'autre de votre pain, mais ne partagez pas le même morceau.
Chantez et dansez ensemble, et soyez joyeux, mais que chacun demeure isolé,
Comme sont isolées les cordes du luth, bien que frémissantes de la même musique.
Donnez vos coeurs, mais pas à la garde de l'autre,
Car vos coeurs, seule la main de Dieu peut les contenir.
Et dressez-vous ensemble, mais pas trop près l'un de l'autre :
Car les piliers du temple se dressent séparément,
Et le chêne et le cyprès ne peuvent croître dans leur ombre mutuelle.

L'Oeil du prophète, 
Khalil Gibran - Du mariage


Eh non, Khalil Gibran ne faisait pas dans la guimauve.
Quelle lucidité...





Bonjour à toutes et tous!


Jacques Capelovici, dit Maître Capello








Petit rappel de bon aloi:
dimanche dernier, nous nous interrogions sur l'origine du français danser.

Je vous disais que deux hypothèses pouvaient expliquer son étymologie, et que ...

... pour certains linguistes,
- première hypothèse -,
le parent francique en serait *dintjan.

Ce qui, personnellement - vous avez pu le constater dimanche dernier -, me laissait un peu dubitatif.




Avant de vous soumettre la seconde hypothèse, voici une étymologie proposée par Pierre Guiraud, qu'en un premier temps j'avais décidé de ne pas traiter.
Mais voilà, je pense à vous ; je sais, je suis trop bon, ça me perdra.

Pour Pierre Guiraud, notre ancien français dancier proviendrait d'un bas latin *deantiare, qui ne serait qu'un doublet de *abantiare (“avancer”), où le préfixe de- marquerait l'intensité.
Comprenez-le donc, Guiraud propose bien ici, contre toute attente, une ascendance latine 
- et non plus germanique -  
à dancier.
Sachez quand même que d'autres éminents linguistes, ceux qui développent et ne cessent d'enrichir le fameux Französisches Etymologisches Wörterbuch de Walther von Warburg (FEW), n'y croient guère, qu'ils trouvent une forme de type *dantiare “formellement incompréhensible”,
ce qui rend Guiraud complètement dingue - ce que je peux facilement comprendre -,
qui leur rétorque qu'elle est on ne peut plus claire ...
(sous-entendu: bande de nazes)
 ... si l'on admet la possibilité de composés gallo-romans en de-.

Bon, Pierre Guiraud / FEW, ballō centre balle au centre.

Même si cette fois, Guiraud ne me convainc pas vraiment.




Et le grand Pierre Guiraud, qui nous a quittés en 1983, aura bien du mal à poursuivre le débat.

Pierre Guiraud, in memoriam


Pour d’autres linguistes, enfin ...
- seconde hypothèse par la voie germanique -, 
... le mot francique dont découle notre danser, ce n'est plus *dintjan, mais bien ... *dansōn (joue contre joue).

*dansōn la capucine

Ce *dansōn francique aurait signifié “tirer, traîner”. 

De là aurait découlé un gallo-romain *dantsare.

Pas mal, comme théorie!
Mais, là encore, nous tombons sur un os.

Car comment passer de *dansōn (la carmagnole) à l’ancien français, bien attesté, dancier?
Et ce, même en supposant une forme intermédiaire gallo-romaine *dantsare.
Oui, ici, c’est le -i- de la fin du mot qui pose problème. Mais on y reviendra, pas d'impatience.

Le francique *dansōn (falzar) aurait été, lui, un descendant du proto-germanique… *þansōn, “étirer”.
“Étirer”? Tiens tiens... Vous voyez où je veux en venir…
Ce *þansōn (et Dalila-aa) ressemble furieusement à un degré o - exprimant ici l’itération - du verbe fort proto-germanique *þinsan, “étirer”.



C’est de lui que dériverait, par exemple le moyen néerlandais dinsen, de même sens.


À l’origine du germanique *þinsan, une base verbale proto-indo-européenne *tens-.

Et *tens- peut s'envisager (“can be”, selon les propres mots de Guus Kroonen) ...

Chouette photo!

Guus Kronen, l'auteur du Etymological Dictionary of Proto-Germanic,
Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series


... comme une extension ultérieure de notre ... *ten-.

YESSS!



















Je l’aime bien, moi, cette hypothèse!

"j'aime".
oh, c'est beau, un coeur de soleil...

Pour moi, ce genre de photos à la noix ou la danse - à l'exception des
scottish ceilidh dances - c'est du pareil au même.

Ben oui, j'ai aussi mes limites. J'assume.


Mais revenons à notre problème: comment diable expliquer un ancien français dancIer basé sur un francique *dansŌn?

On ne peut rien affirmer, mais ce que l’on sait, c’est que l'ancien haut allemand dansôn est une variante apophonique de l'ancien haut allemand dinsan (“tirer, étendre”).

Un doublet de dinsan serait apparu précocement (vers le XIIIème siècle, par là): *dansjan.
Ce serait notre chaînon manquant...
Car on commencerait alors à voir poindre, avec ce -j- de *dansjan,
ce qui deviendrait plus tard un beau -i-
Oui, c'est sur une forme basée sur ce doublet que se serait souché, finalement, l'ancien français dancier.

Plausible: certainement. Même si un peu (maître-)capelotracté.
Exact: moi, en tout cas, cette version me convient mieux, même si le doute subsiste.
Mais je vous laisse bien entendu la liberté d'y adhérer ou pas....
('manquerait plus qu'ça, me direz-vous)


Tiens, mais, finalement, pourquoi retrouvons-nous ainsi en français deux formations verbales, bien distinctes, l'une en *bal et l'autre en *dans, pour désigner la même chose?

La réponse que je vous propose repose sur l'hypothèse *dansōn.
Cette réponse est tellement séduisante qu'elle pourrait même, en retour, donner plus de poids à ladite hypothèse.

La voici donc:

On pense qu'originellement, la forme *bal correspondait à des danses villageoises, des rondes, des farandoles, joyeuses, bondissantes... 





... alors que *dans renvoyait plutôt à une forme plus élégante et sensiblement plus solennelle de la danse.

Pensons simplement au sens original du francique *dansōn: « tirer », « traîner », qui évoque une certaine lenteur, des mouvements plus lents, ... traînants.




La danse de cour en serait un bel exemple.
Fi, laissons ces cabrioles débridées et vulgaires à la populace.




Vous connaissez, si vous suivez le blog depuis un certain temps, mon amour pour Jane Austen et sa prose...

Avez-vous vu “Becoming Jane”, ce bien beau film sur la vie douce-amère de Jane Austen?
Je vous le recommande, bien sûr...

Ce type de danse, à pas lents, traînants, était en soi, à l'époque de Jane (oui, maintenant on s'appelle par nos prénoms), l'emblème d'une certaine classe sociale...


Anne Hathaway, et notamment James McAvoy, dans “Becoming Jane”, 
Julian Jerrold, 2007

L'actrice, américaine, avait fait de beaux efforts pour parler ... anglais!
Et ma foi, le résultat est là.


Si “danser” signifiait bien, originellement, traîner, tirer, alors on pourrait également se pencher sur ces très anciennes expressions idiomatiques que sont « faire danser les écus » ou « faire danser l’anse du panier ».

Car peut-être devrait-on les réinterpréter, et comprendre ainsi...
« faire danser les écus » comme « tirer les écus de la bourse », ou
« faire danser l’anse du panier » comme « tirer un panier alourdi par des achats ».

C'est du moins une bien jolie proposition que je reprends de Wikipedia.

Ces expressions n'auraient pris ce sens « bondissant » que plus tard, lorsque le sens initial du verbe germanique se fut estompé dans nos mémoires...



Bon, voilà pour “danser”.
Et comme vous le constatez, *ten- n’est pas bien loin…



Nous continuerons dimanche prochain avec un autre mot attribué - à tort, à mon avis - à *ten-...


Passez, chères lectrices, chers lecteurs, un très bon dimanche, une très belle semaine!

Alexandre...
...et moi, et mon adorable chien, et Peter Rabbit...

Une photo légèrement retouchée, pour tenter de donner
une ambiance aux couleurs un peu passées rappelant
cette splendide photo de Philippe Noiret...

Il nous a quittés il y a près de 10 ans, le bougre!
Il me manque.



Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).




David Bowie - Let's Dance