- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 27 mars 2016

Par le déchirement magnifique des voiles La nature constate et prouve l'unité ; Le rayon c'est l'amour, l'astre c'est la beauté. Hyménée ! - Victor Hugo, La légende des siècles




Bonjour à toutes et tous.


— Pour la linguistique historique et le proto-indo-européen,
zappez le bleu et reprenez plus bas —

Que puis-je vous dire?

Je suis sain et sauf.
D’autres n’ont pas cette chance.
Ils étaient là au mauvais moment.

Parmi mes amis, ma famille, mes collègues, mes connaissances…
Lui aurait dû être à l’aéroport précisément au moment des explosions, mais finalement il avait reporté son vol.
Elle était à l’aéroport à ce moment-là, mais heureusement déjà dans la zone “embarquement”.
Lui était à l’aéroport, là où une des bombes a explosé. Mais il n’a rien eu. Ce n’était pas son heure, visiblement - et heureusement.
Elle, elle était dans la rame de métro. Dans la première voiture, dos à la deuxième voiture, celle qui a explosé. Elle a déjà subi une première opération qui a permis de lui enlever une petite partie des particules métalliques et autres qui lui criblent la tête et le dos. Elle souffre de troubles de la vue et de l’audition.
Lui, le fils d’une connaissance, vient enfin d’être sorti du coma artificiel dans lequel on l’avait plongé. Lui aussi était dans la même rame. On verra pour la suite, avec espoir.

Ça, c’est pour les victimes que je connais. Il y a tous les autres, évidemment.
Morts, ou blessés, parfois très grièvement. 

L’anglais a un terme pour lequel je ne connais pas d'équivalent en français: “life-changing injuries”. Des blessures qui vous changent (pour) la vie
Avec lesquelles vous devrez vivre pour le restant de vos jours, qui vous handicaperont à vie, ou même qui réduiront votre espérance de vie. Qui vous empêcheront de vivre comme vous pouviez le souhaiter.
C’est cela, aussi, cette sombre réalité qui se cache derrière ce terme “blessés”, ou “blessés graves”. 
Et c’est d’une tristesse.


J’ai vraiment pas envie de travailler sur mon dimanche indo-européen.


Une image impressionnante des bombardements de Londres, lors de la IIème guerre mondiale, c’était ces laitiers qui déposaient les bouteilles de lait devant les portes, comme si rien ne s’était passé. 

Les maisons étaient éventrées, voire totalement détruites, et les laitiers continuaient à faire leur tournée du matin, à déposer le lait sur le seuil des portes. 
Parfois, il n’y avait plus que la porte qui tenait encore debout. 
Parfois, il n’y avait même plus de porte.




On doit continuer. 
Et surtout, nous (nous TOUS, soyons clair), on doit, enfin, faire les bons choix.

Osons nous remettre en question. Et osons aussi mettre les points sur les i.


L’Union fait la Force
c’est la seule issue, j’en suis convaincu.


Regardez et écoutez, c'est simplement beau:



Enfin, un article qui résumera mon état d'esprit du moment, mais uniquement si ça vous intéresse (RIEN de linguistique, vraiment pas):
http://www.levif.be/actualite/belgique/il-appartient-a-la-communaute-musulmane-de-faire-sa-revolution/article-opinion-482837.html

Allez hop, debout, livrons le lait du matin.

——— le dimanche indo-européen reprend ici ———


Vous êtes la première femme que j’aime et je suis peut-être le premier homme qui vous aime à ce point. Si ce n’est pas là une sorte d’hymen que le ciel bénisse, le mot amour n’est qu’un vain mot ! Que ce soit donc un hymen véritable où l’épouse s’abandonne en disant : C’est l’heure !

Gérard de Nerval, Lettres à Aurélia 


lui-même















Bon, allez - ni le coeur ni la tête n’y sont vraiment, mais surtout, repensons aux laitiers londoniens -,
suite de notre étude de la racine proto-indo-européenne ‌‌*syū-. “coudre”, “réunir en cousant”.
D’ailleurs, ça me changera peut-être les idées…

(Et désolé pour mon coup de g. très peu historico-linguistique.
Fallait que ça sorte.)


Nous savons déjà que de notre proto-indo-européenne ‌‌*syū-
(relisez, chers lecteurs, l’article de dimanche dernier)
dérivent nos “coudre, cousu, couture, découdre”, “seam, sew”, “souvláki, subule, suture”, et peut-être aussi (mais bof) “accoutrement”.

J'espère, avec ce qui suit, vous permettre de réaliser à quel point cette insignifiante petite racine se retrouve partout. (J'entends "dans tous les groupes linguistiques issus du proto-indo-européen")

Eh, normal! Coudre, c'était une occupation bien commune, et surtout indispensable.




En proto-slave - commençons par là -, on reconstruit encore une forme *ši°ti, pour “coudre”.

Dont découleront notamment ...
  • le … vieux slavon d’église (aaah ça fait du bien, un peu de vieux slavon d’église, dans ce monde de brutes) šiti (toujours “coudre”),
  • le russe шить (“chitj”). Oui: coudre,
  • l’ukrainien šyґty (tout autant de même sens),
  • le tchèque šiґti (encore et toujours), ou carrément 
  • le slovaque šit' (encore et encore).
  • Polonais, pour quelqu’un? szycґ.
  • Ou serbo-croate? šiti
  • Slovène, peut-être? šiґti.
Et ainsi de suite.

On va même jusqu’à reconstruire - et là c’est dingue - une forme proto-balto-slave. 

Si si: *siёuЂtei.

Qui donnera...
  • le lituanien siіґti, ou
  • le letton šūt (mais l’est-on VRAIMENT??).

A remarquer qu’on retrouve dans la bible rédigée en vieux slavon d’église (aaah)
- Jean 19:23 (à l'adresse des mécréants: ceci est l'indication d'un passage des Écritures, pas d'une heure) -
une forme nešьvenъ, pour “sans couture”.

Oui, un peu l’équivalent de l’anglais seamless, dont nous parlions la semaine dernière.
La traduction dudit passage, dans la Bible de Louis Segond:
“Les soldats, après avoir crucifié Jésus, prirent ses vêtements, et ils en firent quatre parts, une part pour chaque soldat. Ils prirent aussi sa tunique, qui était sans couture, d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas.
LA tunique sans couture.
Celle-là, oui, sans aucun doute.


Toujours la semaine dernière, nous avions mentionné
- nous étions encore dans l’insouciance d'avant -
le latin sūbula, “alêne”, ou même le grec σουβλάκι, souvláki, “brochette” (la brochette s’apparentant à l’alêne, à l’aiguille: ce qui sert à ... coudre).

Tous les deux dérivés de notre *syū-,coudre”, bien entendu.

Eh bien, nous retrouvons ce même rapprochement entre l’action de coudre et l’outil qui sert précisément à coudre, dans le russe шило (“chila”) ‎et le tchèque šídlo:alêne, aiguille”.‎
(pour les comprenant-plus-lentement, tous deux également dérivés de notre *syū-.)

Ces deux cognats proviennent d’une forme proto-slave *šidlo, composée de *ši- ‎(“coudre”, j’espère que c’est à présent bon pour tout le monde?) et de ‎*-dlo, qui était simplement un suffixe indiquant l’outil‎.

Même principe pour le bas-sorabe šydło, - et pour faire bonne figure le haut-sorabe šidło -, le polonais szydło, ou enfin le serbo-croate ‎šilo.



En grec ancien, à présent, *syū-, par une forme réduite suffixée *syu-men‑, a donné…
ὑμήν, humên (“membrane, fine peau”, cousue…).

ὑμήν, humên, qui nous donnera évidemment - via le bas latin hymen - au début du XVIème, le français hymen:
membrane obstruant partiellement l’orifice vaginal de la femme vierge.

c'est une poire, rassurez-vous

Ben oui, cet hymen dont la présence semble si importante chez les euh… dans les … comment dire??
- Oui, ressaisis-toi, Frédéric: attention! Politiquement correct! 
… sociétés humaines primitives patriarcales.
- Par - fait!
Comme chez les
- !!!STOP!!! Tu ne dis plus RIEN! Ca suffit.

Il se pourrait, mais sans certitude absolue (même si franchement, cela semble on ne peut plus logique et plausible) que hymen, "membrane", et hymen, ce vieux mot pour “mariage, union conjugale” ne soient à l’origine qu'un seul et même mot.

Si c’est bien ça, on se l’expliquerait par un cas d’antonomase

Non, ça ne fait pas mal, une antonomase.  Et ce n'est pas non plus très contagieux.

Ici, il s’agit précisément d’un cas d’antonomase du nom propre: employer un nom propre pour signifier un nom commun.

Bah oui, procédé très courant:
Don juan pour séducteur, Apollon pour bel homme
Mais quelle remarquable transition!

Car Ὑμέναιος, Hyménaios, c’était justement, comme Apollon, un nom de Dieu: le nom du Dieu qui présidait aux … mariages.

Pour parler d’un mariage, on disait donc, par antonomase, un Ὑμέναιος, Hyménaios.
Ou un Ὑμήν, Hymen.

Hyménaios, c'est lui

Lors des cérémonies de mariage, on invoquait Hyménaios par un chant à sa gloire:
“Ô Hymen, Ô Hyménée!”

Hymen / Hyménaios, transposé dans la mythologie romaine, deviendra le dieu Hymen ou hymenaeus.

C’est à ce latin Hymen que nous avons emprunté notre hymen "mariage" français, quelque peu désuet mais tellement joli.

Quant à hyménée, nous l’avons évidemment emprunté, lui, au latin … ? … hymenaeus, bien!, où il désignait plus précisément ce “chant de mariage”, invocation au Dieu Hymen.
Ces deux emprunts au latin, figurez-vous que c’est à Ronsard que nous les devons, qui les introduira en français, comme noms propres, en 1548.
Pierre de Ronsard


Pour l’anectote - et je vous jure que c’est vrai, je n’invente rien -, hymen, en indonésien, se dit “selaput dara”.
Dara”, hein, pas “kan napa”. (Si vous ne voyez pas le trait d’esprit désespérément bien gras, de grâce, ne le recherchez pas ; je n’en suis pas fier, même si cela résume assez bien la vision qu'ont de l’hymen - et surtout de celle qui l'a perdu avant les noces - les … euh … sociétés humaines primitives patriarcales).
(Vous comprendrez aisément que même moi, je suis à court d’humour devant les horreurs qui viennent de se dérouler tout près de chez moi.)


Ah oui, j’oubliais!

Hyménoptère!
Il ne s’agit absolument pas d’une antonomase pour “papillonneur”, “butineur”. 
Rien de vulgaire, de cochon (oh pardon), rien de sordide, que du contraire!
L’hyménoptère (le mot hymenoptera est inventé par Linné lui-même) désigne un insecte se caractérisant par des ailes membraneuses (“pteron” pour aile) .

Hyménoptère - Anthidium manicatum (source)

Quant aux hyménomycètes, il s’agit d’un groupe de champignons chez lesquels une fine couche de cellules reproductrices: un hyménium, tapisse l’appareil producteur de spores.

- de spores? Comme les voitures?
- Non, là, je ne répondrai même pas.


Hyménomycètes: les ceps en font partie, ou les agarics.

Allez!
Même si, comme moi, vous n’avez pas trop la tête à ça, je dois vous parler du sanskrit … Kamasutra

On en avait déjà parlé - vous pensez bien! - dans Chère Carine, prendrez-vous des liserons d'eau? Laissez-moi appeler le serveur.


Nous abordions alors la racine *kā-, dont le champ sémantique couvrait les notions d’amour, de désir
Ici, c’est la deuxième moitié du mot qui nous intéresse: Sutra.

C’est une forme suffixée de notre jolie petite racine *syū-, *sū-tro-, qui est à la base du sanskrit सूत्र, sUtra.

सूत्र, sUtra, mais c’est le fil, la trame, ce qui permet de coudre, de relier des choses entre elles.

सूत्र, sUtra, que l’on traduit souvent dans ce contexte par “suite d’aphorismes”, peut ainsi se comprendre comme “les fils de la pensée”, “la trame des idées”.

Par métonymie, on désigne par Sūtra tout livre contenant des récits de ce type.

कामसूत्र, kAmasUtra serait donc, littéralement, le Sūtra du désir.



Toujours en sanskrit, nous avons encore स्यूमन्, syUman: “suture, fil, ficelle, corde…”.
Et le verbe सीव्यति, sIvyati, signifie tout simplement… coudre. Mais oui.


Un p'tit dernier, pour la route?
Je vous anonçais la semaine dernière un tour par les langues anatoliennes.
La plus connue d’entre elles, c’est le ?? ... hittite.

Eh bien, en hittite, on peut retrouver *syū- derrière shummanza, la corde.


Sympa, non, cette petite racine?

coudre, cousu, couture, découdre”, “seam, sew”, “souvláki, subule, suture”, "sûtra, hymen, hyménoptère…"

TOUS ces mots sont dérivés de cette racine toute mimi
Tous ces mots sont donc apparentés!
Sans parler de tous ces mots slaves, baltes, grecs, sanskrits, et même anatoliens.

Merci qui?
Merci le proto-indo-européen, bien sûr!



À vous toutes et tous, un excellent dimanche, une bonne semaine.
Et surtout une très belle fête de Pâques.




Frédéric

Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen ...
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, 
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Et si nous célébrions le renouveau, la résurrection,
par une sublime cantate de Bach, apaisante - la BWV 4, Christ lag in Todesbanden,
une œuvre de jeunesse, ici dirigée par le grand Nikolaus Harnoncourt, qui vient hélas de nous quitter.



Cette superbe cantate “Christ lag in Todesbanden” (“Le Christ gisait dans les liens de la mort”) reprend en fait le texte d’un cantique que Martin Luther avait adapté du Victimae paschali laudes, séquence liturgique du XIème - tant catholique que protestante - écrite pour le dimanche de Pâques. Ce qui tombe bien.

On attribue souvent ce Victimae paschali laudes à Wipo (appelé aussi Wipon de Bourgogne), aumônier de l'empereur du Saint-Empire Conrad II, dit le salique (ce qui ne lui faisait pas spécialement plaisir, vous pouvez vous en douter).


dimanche 20 mars 2016

Un coup de souvláki et on se retrouve avec des points de suture. C'est cousu de fil blanc.







"Comment voulé vous que je fasse un costume de soldat pour Firmin? Je ne suis pas couturière, je suis juste sa mer!"

Mots d'excuse - Les parents écrivent aux enseignants (2010), Les contestations diverses

Patrice Romain

















Bonjour à toutes et tous!

Avant tout, merci à vous toutes et tous qui avez accepté de sortir du bois, de vous manifester suite à ma demande de dimanche dernier.

Je suis à présent en mesure d'affirmer que le blog est suivi par un public de grande qualité - ce dont je ne doutais nullement, au demeurant.

Pour ce qui est de la  quantité, ben... disons qu’on ne peut pas tout avoir!
Et que, quitte à choisir, j’opterais pour la qualité plutôt que la quantité.

Donc, tout va bien.

Voilà voilà.


En ce dimanche, et rien que pour vous, rares élus, une jolie petite racine proto-indo-européenne:
 ‌
*syū-.

Racine verbale qui devenait signifier quelque chose comme “coudre”, “réunir en cousant”.



Alors, j’ai détecté chez certains d’entre vous un intérêt certain pour le proto-indo-européen, mais hélas mâtiné d’une pointe de frustration.

C’est vrai que très souvent, je me contente de donner les racines, d’en recenser les dérivés, mais j’écris rarement sur le proto-indo-européen lui-même.
Je parle surtout de ma passion, et un peu de linguistique historique sous le titre le pourquoi et le comment, que vous pouvez trouver tout en haut de la page.

Je vais donc prochainement (quand j’aurai un peu de temps?) rajouter au blog une rubrique qui expliquera ce qu’est le proto-indo-européen, linguistiquement parlant.

Cela devrait également vous permettre de mieux appréhender les racines que je vous propose.
Tout en vous disant que ce n’est pas la matière la plus amusante qui soit…
Je dirais même qu’en termes de matière facile à ingurgiter, la linguistique proto-indo-européenne arrive pour moi juste avant un cours de TOGAF
TOGAF, vous ne savez pas ce que c’est? Alors savourez votre bonheur.
The Open Group Architecture Framework, également connu sous l'acronyme TOGAF, est un ensemble de concepts, un standard industriel, couvrant le domaine des architectures informatiques d'entreprise. 
Autant le concept est intéressant, réellement - si si (du moins pour les gens comme moi) -, autant la matière est tout simplement épouvantable.  
Surtout quand vous devez l'ingurgiter, et qu'il y a un examen à la clé. 

Mais bon, la rubrique en question n'est pas encore là  - ça viendra, patience! -, mais je me dois quand même de vous préciser quelques notions importantes à propos de notre *syū-.

Désolé.


Pour certains, le proto-indo-européen - qui n’est qu’une langue-mère hypothétique, on est bien d’accord?, reconstruite essentiellement par comparaison entre des mots de sens identique ou similaire dans des langues différentes -, serait une VRAIE langue, réellement usitée, que l'on reconstruit peu à peu.

Moi, très honnêtement, je n’y crois pas. Pas comme cela.

Non, ce que l’on a déduit de ces comparaisons linguistiques, le résultat de ces merveilleuses recherches, ce sont des racines. Des proto-mots. Pas des mots en tant que tels.
Les fondations d'une langue: pas la langue en elle-même. Nuance.
Et encore: une langue, ou un groupe de langues?

On parle d’une langue parlée il y a des millénaires. Et parlée pendant des millénaires.
Et sur une zone gigantesque, aux alentours de la mer Noire.


la zone de départ supposée, dans la steppe pontique


Comment voulez-vous que l’on puisse affirmer, cinq millénaires plus tard que l’on a retrouvé cette langue, sans trace écrite, forcément?

Alors que pour ne parler que du wallon, je peux vous dire qu’entre le wallon de Roux et le wallon de Couillet, il y a déjà de solides différences! Alors que le wallon n’est pas parlé depuis des millénaires, et qu’entre Roux et Couillet (région de Charleroi), il y a à tout casser 10 km à vol d’oiseau!


À pied, de Roux à Couillet (Charleroi, Belgique)

Donc soyons sérieux.
Ce que l'on a fait, c'est retrouver des bribes d’une langue, ou d’un ensemble cohérent de langues proches
- pensez au wallon: il n’y en a pas qu’un, mais chacun d'entre eux (le wallon de Nivelles, le wallon de Charleroi ...) ont plein de caractéristiques communes) -,
que l’on ne peut ne peut ni précisément géolocaliser, ni dater (rien ne nous permet d’affirmer que toutes ces racines reconstruites étaient utilisées par tous les locuteurs de la zone de départ, et de surcroît au même moment!).

- Oui, mais, pourtant, on sait que le latin est resté le même pendant des siècles!
- Plaît-il? De quel latin vous parlez? Déjà, vous ne parlez que du latin écrit.
RIEN ne nous permet d’affirmer que l’on parlait ce même latin en famille, à la campagne, à la ville, à la ferme.
Et on sait également que de ville en ville, des différences existaient.

Parler le latin, comme parler le wallon, ou étudier le proto-indo-européen, pardonnez-moi, mais ça ne veut pas dire grand-chose!

En Belgique, le parler wallon disparaissant peu à peu, on a commencé à donner des cours de wallon.

Mais la langue que vous apprenez à ces cours est une langue ré-inventée, qui ne s’est jamais parlée comme cela.
Car on a dû pour recréer cette langue, choisir des mots, des prononciations, des expressions, qui provenaient de différents wallons.

LE wallon”, mais ça n’existe pas, si ce n’est qu’en tant que concept.
Il y avait des dizaines, si pas des centaines de wallons, propres à chaque ville ou village.

Alors, vous pensez bien, LE latin, ou LE proto-indo-européen…

Allons.

Si je vous dis ça, c’est que notre racine *syū- - donnons-lui cinq mille ans? - a dû avoir une forme antérieure.
La forme la plus ancienne que l’on peut recréer de *syū-, c’est *syūhx-

En tout cas, c’est ainsi que Watkins
- feu Calvert Watkins, l’auteur de ce somptueux dictionnaire proto-indo-européen qui est pratiquement systématiquement mon point de départ pour ces articles: "The American Heritage Dictionary of Indo-European Roots", 3rd edition -
la retranscrit.

Soit dit en passant, je ne connais pas...  NON, fi de toute fausse modestie: IL N’Y A PAS de dictionnaire équivalent en français.

Et c’est tellement dommage.

OUI, il y a bien le formidable et unique ”Vocabulaire indo-européen, lexique étymologique thématique", de Xavier Delamarre, mais l’ouvrage n’est pas récent (1984!), et ne se veut pas exhaustif.

Difficile de l’utiliser comme l’ouvrage de Watkins, nettement plus axé sur la recherche des dérivés par racine.

Monsieur Delamarre, si vous me lisez, s’il vous plaît, quand sortirez-vous une nouvelle édition de votre ouvrage, enrichie, augmentée, qui pourrait devenir LA référence en français?



Cette forme *syūhx- que retranscrit Watkins, s’écrit aussi, selon d’autres linguistes (je pense notamment à l’École de Leiden, mais ils sont loin d'être les seuls), *siuH-


Bon. Il va falloir vous accrocher.

J’en avais déjà parlé il y a bien longtemps, en août 2013, pour neuf.

On pense que parmi les sons prononcés par les Indo-Européens figuraient des laryngales.
Des consonnes laryngales. Produites au niveau du larynx, donc. De la glotte.
Du type de ces fameuses consonnes parfaitement imprononçables par les journalistes français: la jota espagnole (non, Jiménez ne se prononce pas Riménez, de grâce), le /ch/ de l’écossais loch (non, c’est pas lok) ou du néerlandais Maastricht, créé d'ailleurs, nous devons à présent vous l'avouer, UNIQUEMENT pour poser problème aux Français.


Si la théorie des laryngales proto-indo-européennes s’est surtout développée au début du XXème siècle, c’est le grand, le très grand Ferdinand de Saussure qui en avait jeté les bases, fin du XIXème!

Quel visionnaire.


Ferdinand de Saussure,
26 novembre 1857 – 22 février1913


Je vous le dis souvent, la voyelle de base, la voyelle-pivot d’une racine, c’est théoriquement un ?

… ?

*e-.


Pas mal.

Eh bien, selon cette théorie, les voyelles *o- et *a-, que l’on retrouve parfois dans les racines proto-indo-européennes, ne seraient que le résultat de la combinaison, de la mise en contact de ce *e- original avec une … allez, concentration…  laryngale. Voilà.

On dénombre TROIS laryngales qui auraient été présentes en proto-indo-européen.
On n’est vraiment pas sûr de leur prononciation, alors on les écrit toutes sous la forme *h-, mais avec un suffixe: 1, 2, 3.

*h₁- désigne un h sourd (articulé sans vibration des cordes vocales) et non aspiré,
*h2- désigne un "h" voisé cette fois, mais toujours non aspiré,
*h3-, de même, sera voisé et aspiré.
(on cite encore *h4-, semblable dans ses évolutions à *h2*, mais voisé ET aspiré)


Très schématiquement:

un *e- court proviendrait d’une forme plus ancienne *h₁e-
un *a- court proviendrait de *h₂e-, et
un *o- court proviendrait de *h₃e-

Quant à un *ē- (*e long), il proviendrait de *eh₁-

un *ā- proviendrait de *eh₂- et
un *ō- proviendrait de *eh₃-

Pour la semaine prochaine, interrogation.


- Euh… mais ici Watkins parle de *syūhx-, et ceux de Leiden de *siuH-, non?? Alors quoi?
- OUI OUI, j’y arrive! Parfois, on doute. On ne sait pas quelle laryngale serait à l’origine de la voyelle-pivot reconstruite. Ben oui, rendez-vous compte: ici, on parle d'un u! Pas courant, hein!

Alors, dans ces cas-là, Watkins remplace le suffixe numérique du h par un très intelligent joker x (*hx-), tandis que d’autres linguistes remplaceront le [h+suffixe numérique] par un grand h: H, pour signifier "une laryngale".

C’est tout.


Ouais, je vous avais prévenus. Cette matière n’est pas loin d’être indigeste.
Mais au moins, maintenant vous savez ce qui se cache derrière un *syūhx- ou un *siuH-.


Souvent donc, je reprends la forme des racines donnée par Watkins, sans représentation des laryngales originales: je la trouve toujours plus parlante, même si par là je dois me faire des ennemis au sein de la communauté linguistique, car elle ne reprend pas les laryngales d'origine.


Si VRAIMENT vous aimez la linguistique proto-indo-européenne, alors je vous recommanderais chaudement la lecture d’un remarquable ouvrage EN FRANCAIS, excusez du peu: “Linguistique historique et indo-européenne", de Silvia Luraghi, qui enseigne à l’Université de Pavie.
(son profil sur Academia.edu: https://unipv.academia.edu/SilviaLuraghi)
Avec un bémol, toutefois.
Ce livre n’a visiblement pas été relu.  
Je soupçonne le professeur Luraghi de l’avoir écrit elle-même en français - chapeau bas -, mais alors, dans ce cas, mieux vaut se faire relire, et par un francophone.
Surtout quand il s’agit d’un ouvrage de linguistique
Parce que parfois, là, à la lecture, ça fait mal aux yeux


C’est vraiment triste, car la forme ne rend absolument pas hommage au fond.
Sincèrement, ce livre est un petit bijou, un condensé qui vous permet de faire (relativement) facilement le tour de tous les concepts de la linguistique proto-indo-européenne dans son état actuel.



Bon, allons-y!

Notre charmante *syū- se retrouve dans le proto-germanique
(psss: quand c’est proto-, c’est que ce n’est pas attesté) 
*siwjan-. Coudre.

*Siwjan- est notamment devenu le vieil anglais seowian, de même sens, pour devenir enfin l’anglais… sew. Coudre.

Simple.




À partir du germanique *siwjan- se sont aussi formés…
  • le vieux frison sîa (d’où la forme dialectale, en frison moderne, siije), 
  • le vieux haut-allemand siuwen
  • le …. OUI!!! vieux norois sýja (d’où le suédois sy et le danois sye), ou encore
  • le gotique siujan.

Ça, c’est ce que la forme de base *syū- nous a donné.


Mais par une forme variante *sū-, notre racine décidément pleine de ressources a donné le germanique *saumaz- (ou *sauma-): couture.

D’où, par exemple, le néerlandais zoom, de même sens.
Ou l’anglais seam, toujours de même sens.

Seamless” se traduisant par “sans couture”, donc, au figuré, “sans heurts, en douceur”…


"Seamless system integration": c'est ainsi que l'on désigne la chimère en
informatique d'entreprise.

Mais cette variante *sū- n’en est pas restée au groupe germanique! Mais non!
Elle est passé au latin, pour donner… suō, suēre: coudre. Tout simplement

Nous en avons gardé… suture. Oui, par le supin de suō: sūtum.

Nous avons emprunté suture au latin impérial sutura, “couture”, ou déjà à l'époque, dans la langue médicale, “suture (du crâne)”.

Qui
ne s’est jamais retrouvé avec quelques points de suture…?



faux points de suture, obtenus par effets spéciaux. Bluffant


Ce que je vous ai pas encore dit, c’est que le latin suō, suēre a progressivement cédé la place à son composé con-suo: “coudre ensemble”. Donc aussi, finalement: coudre!


Sur ce consŭĕre, nous avons peut-être aussi créé… accoutrer. D’où accoutrement.

Ainsi, accoutrer dériverait du latin populaire *acconsuturare (*ad-consutura), lui-même basé sur cosutura (« couture »).

*acconsuturare aurait signifié “assembler en cousant”, d’où “orner”, puis “préparer, arranger”.

Mwwwouais. J’ai mes doutes.

Car une autre hypothèse fait remonter accoutrer au latin “culter”: “équiper (d’un soc)”, “préparer (la terre) pour le labour”.

À vous de vous faire votre propre idée!



échange d'accoutrements


En revanche, ce qui sûr, c’est que sur le latin classique consŭĕre, altéré ensuite dans le latin populaire *cōsĕre, nous avons créé notre français coudre.

Donc, en découlent nos couture, couturier, cousette, couseur, cousu, ou carrément décousu..




couturières (source)


“En découdre”? 
Découdre, dès la fin du XIIème, signifiait bêtement “défaire ce qui est cousu”. 

Mais le mot sera surtout utilisé en vénerie, dans le triste sens de “déchirer le ventre d’un chien par une blessure en long”.


Depuis le XVIIème, il s’emploiera surtout, en construction intransitive, avec la valeur - figurée ou non - de “se battre, en venir aux mains”.



Les 4 filles de SOS Fantômes prêtes à en découdre


Une forme suffixée cette fois, de notre variante *sū-, *sū-dhlā-, nous reste dans le (délicieux) grec… souvláki.

En cuisine, plat (grec, évidemment, on suit) composé de petits morceaux de viande et souvent de légumes grillés sur une brochette.


souvláki. C'est malin, j'ai faim, maintenant

Le rapport avec la couture?

Mais la brochette! 
σουβλάκι, souvláki, proprement, c’est la brochette.
La brochette dans le sens d’alêne, d’aiguille. Ce qui vous sert à coudre.


Alène

Ce sens d’aiguille, d’alène, vous le retrouvez encore dans un autre dérivé de *sū-dhlā‑, le latin… sūbula.

L’alène fétide du cordonnier.


Alènes de cordonnier / bottier

Du latin sūbula dérivent
  • l’italien subbia,
  • le très récent (mi XXème) français subule! En botanique, “pointe de l'arête des graminées”,
  • ou, soyons fou, l’aroumain sulã.
- Aroumain? Roumain avec un alpha privatif? Tout sauf Roumain??
- Mais nooooon!
L’aroumain (dit aussi macédo-roumain en Roumanie), est une langue romane orientale, parlée par les - je vous laisse deviner - Aroumains, et formant, avec - et je n’invente RIEN - le daco-roumain, le mégléno-roumain et l’istro-roumain, le diasystème roman de l'Est.

Enfin, ça c’est ce que pensent beaucoup de linguistes, surtout non roumains. Dans ce sens, oui, aroumains si vous voulez.

Mais pour les linguistes roumains, il ne s’agirait que d’un vulgaire - si pas méprisable - dialecte de la glorieuse langue roumaine, au même titre que les disparus moravalaque, morlaque ou dalmate… (je vous passerai le mégléno-roumain et l’istro-roumain, surtout après la théorie des laryngales).



Ne confondez surtout pas moravalaque et Mort à Venise (Quel Mahler)

Si vous voulez vraiment le savoir, il y a encore une école allemande et hongroise pour qui le daco-roumain est en réalité un dialecte de l'aroumain. 

Quoique pour d’autres, l’aroumain est à placer dans le célèbre groupe des langues romanes montagnardes, aux côtés du romanche, du ladin (avec un d), du frioulan, de l'istrien, de l'istro-roumain, du dalmate et … du roumain.


Et la controverse continue de faire rage.

Ce qui est sûr, c’est que toutes ces langues (ou dialectes), individualisées à partir du Xème siècle, proviennent de l'évolution d'un tronc commun roman, dans la péninsule des Balkans et le bassin du Bas-Danube: le proto-roumain.

Donc, non-???? attesté, bravo!


On va en rester là pour ce dimanche!

Mais on n’en a pas fini avec ‌‌*syū-.

Quelques surprises à venir, notamment en grec, et en sanskrit, les amis…
(mais on passera aussi par le groupe balto-slave, et si vous êtes VRAIMENT gentils, les langues anatoliennes…)






Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une TRES BONNE semaine!




Frédéric
PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.




Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).








L'adagietto de la 5ème symphonie de Gustav Mahler, 
que Luchino Visconti a si brillament intégré