- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 31 juillet 2016

Ton foulard, là, c'est pour sortir?






(...)
Et il y avait encore les pongées du Japon, les tussors et les corahs des Indes, sans compter nos soies légères, les mille raies, les petits damiers, les semis de fleurs, tous les dessins de la fantaisie, qui faisaient songer à des dames en falbalas, se promenant par les matinées de mai, sous les grands arbres d'un parc.

Émile Zola, 
Au bonheur des dames: Les Rougon-Macquart















Bonjour à toutes et tous!



Après un périple (bien pénible) par Nice, eh bien, nous voici revenus à notre chère racine proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”.


Je pense qu’en fait, avec ce dimanche, nous allons précisément cesser de nous étendre dessus.
N’étirons pas la sauce plus avant…


Nous en avons déjà tiré ONZE articles!

OUI, nous en sommes à présent au DOUZIÈME article sur cette infatigable (mais adorable) proto-indo-européenne *ten-.


Avant donc d’attaquer la dernière manche, je vous propose une petite récapitulation.

Nous avons traité de *ten- dans tous ces articles:



Nous savons déjà que…

  • Notre racine *ten-, par une forme *ten-do-, a donné le latin tendō, tendere: “tendre”, “tendre à”.
  • Par sa forme suffixée *ten-ōn-, elle se retrouve dans le grec τένων, ténôn (tendon).
  • Le latin teneō, tenēre (“tenir...”) provient, lui, de *ten-ē-, qui n’est autre que *ten- munie du suffixe statif *-ē-.
  • Par sa forme *ten-yo-, *ten- nous a légué le verbe grec τείνω, teínō « étirer, tendre ».
  • Et par son degré o *ton, elle est passée dans le grec hellénique τόνος, ‎tónos, basé sur ce même τείνω, teínō.
  • En grec, toujours, par sa forme *tn̥-ti-, elle donnera naissance au substantif τασις, tasis “tension, étirement, intensité”.
  • Toujours en grec ancien, *tn̥-yā‑, une forme suffixée en *-yā‑ du degré zéro de *ten- (*tn̥-), a donné ταινία, tainiā, bandelette…
  • Une forme de *ten- au degré o, *tonéyeti-, a entre autres donné le proto-germanique *þanjan-(“étirer, étendre”), ou le sanskrit -tānayati, “étirer”...


Nous retrouverons ainsi notre *ten- dans des mots bien modernes, tels que…

  • attendre, attention, entendre, intendance, intense, intention, ostensible, surintendant, tendance, tender, tendeur, tendre (le verbe), tenir, tente, tenture, ou l’anglais attend ;
  • appartenir, contenir, content, entretenir, entretoise, pertinent, prétendre, prétentieux, tendon, tenir, toise, toiser, ou les anglais contend, pertain et pretend,
  • contenir, content, contentieux, continent, continuer, entretenir, maintenant, ainsi que les anglais contend ou entertainment,
  • maintenir, maintien, manutention, rêne, ou encore les anglais tenant, tenement et tenure.
  • lieutenant, tenace, tenaille, tenancier, tennis, 
  • atténuer, exténuer, tendre, tendresse, ténu, l'anglais thin, ton, tonus,
  • baryton, ténor, tenuto,
  • atélectasie, catatonie, ectasie, péritoine, tétanos,
  • anatase, entasis, hypoténuse, néoténie,
  • l'allemand dehnen (étirer...),
  • ténia, polytène,, pachytène, synténie, le grec moderne ταινία, tainía (ruban, film…)


DIIIINGUE!




Et ce n’est pas fini!!

Il me semble qu’on n’a pas encore parlé des dérivés celtiques de notre ineffable *ten-, non?

Eh bien, les amis... allons-y.

Le précieux dictionnaire de Ranko Matasović qui
m'a aidé à faire ce dimanche

Il se pourrait que le proto-celtique *tanā-, “temps”, dans le sens de la durée, provienne de notre *ten-.
C’est probable, sans plus. C'est plausible.

Mais quel est le rapport avec l’idée d’étendre, étirer, me direz-vous.

Pensez à une période, qui est en quelque sorte une extension, une étendue de temps.
Un moment qui s’étire

comme ici, ce chien

Mais si le proto-celtique *tanā- vient bien de *ten-, alors le vieux breton tan, dan en proviendrait.
Tout comme le vieil irlandais tan, tain, l’équivalent de notre conjonction de subordination “quand”.

Plus sûr est le lien entre le proto-celtique *tan-nu-, “élargir, écarter, étirer” et notre *ten-.

Ce *tan-nu-, on le retrouve pratiquement tel quel dans le moyen gallois (si si, ça existe, ou du moins, ça a existé) tannu: “étendre, déployer…”.
Il s’agit d’un très beau cognat du sanskrit तनोति, tanoti, “étendre, étirer”, dont on avait parlé le 10 juillet.

Toujours dans le groupe celtique, nous trouvons…
*tantā-, “corde, cable”. Ce que l’on tend, quoi.

On peut retrouver ce *tantā- dans les langues gaéliques, avec par exemple le vieil irlandais tét,corde”, ou même, par … extension, “instrument à cordes”.
En vieux breton, on avait “tanntou”.

Cette forme *tantā- n’était en fait à l’origine qu’un ancien participe de *ten- ; comprenez-la donc comme “tendu, tendue”.
Nous pouvons franchement la mettre en relation avec le tentus latin (< tendō).

Mais?? “instrument à cordes”?? 
Ici, je fais appel à la mémoire de celles et ceux qui suivent ce blog incroyablement passionnant depuis déjà pas mal de temps… 
Il y a un tout petit peu plus que trois ans - c’était le 14 juillet 2013 -, nous avions parlé du nombre trois.
Enfin! Rendez-vous compte: j'attendais depuis trois ans pour pouvoir en reparler.
Allez, on relit l'article en question: troïka, sitar et trèfle. Et fissa.


De la Bretagne, du finistère, de la fin des terres occidentales, traversons le continent, partons loin, loin, loin, vers l'Orient...

Car en persan, *ten-, toujours dans le sens de corde, nous a donné … târ.

Oui! Le sitar, superbe instrument à cordes, tient son nom hindi du persan سه‌تار ‎(“si-târ”), littéralement “trois cordes”. (et pas six. Raté)

sitar


Restons encore un peu de ce côté-là du continent, voulez-vous?

Et puis, nous devrons en terminer avec *ten-.
Ah oui, elle va me manquer, cette petiote.

Allez:
Une forme suffixée en *-tro- du degré plein de *ten-: *ten-tro-, est passée en sanskrit.

C’est elle qui a donné le sanskrit तन्त्र, tantra, “métier à tisser”.

- Quoi?? Mais enfin?? Le tantra, c’est pas ça du tout! Tantra, en sanskrit - tous les adeptes du New Age le savent, enfin! -, c’est la règle, le traité.
- Oui, certainement - et même si les doctrines New Age me font toujours beaucoup rire, je dois bien le reconnaître -, je confirme que tantra signifie bien tout autant métier à tisser que règle ou traité.

Mais oui, il faut voir le métier à tisser comme un ensemble de fils bien tendus, bien alignés.
Une structure bien agencée, un cadre organisé. Une trame, la chaîne d’un tissu.




Au sens figuré, “tout se qui se déroule en … s'enchaînant”. 
De là, le sens de “doctrine”, “règle”…

Tantra yoga

Vous connaissez le New Age Bullshit Generator? http://sebpearce.com/bullshit/
C'est en anglais, malheureusement, mais c'est quand même très drôle.
(Bah, i' sont pas méchants, ceux qui croient dans le Nouvel Âge ; je les aime bien, vous savez)
(à part l'enfoiré au djembé qui m'a solidement cassé les cou oreilles pendant
ma visite de Glastonbury - je le reconnais, c'est le même, avec son machin
sur la tête -, et dont la "musique" m'a ouvert à l'idée d'un Canadair qui
transporterait du napalm)

Euh, petite précision, le tantrisme n’a strictement rien de New Age, soyons clair.
Même si quelques allumés l’ont récupéré, il s’agit d’un système métaphysique multi-séculaire.
Et hautement respectable.

Et pour les allumés qui ne sont toujours pas convaincus de la définition de tantra comme “métier à tisser”, sachez que notre formidable *ten- se retrouve encore en sanskrit,
mais cette fois par une forme allongée *ten-s-,
dont le degré zéro *tn̥s-
suffixé en -elo‑ pour donc donner *tn̥s-elo-
y est devenu...

तसर, tasara, la navette!

navette, sur un métier à tisser

Je vous disais que tantra, au sens figuré, pouvait se comprendre comme “tout se qui se déroule en … s'enchaînant”. "En se tramant" oserais-je dire, si l'expression n'était pas si péjorarive.

Figurez-vous qu’en sanskrit moderne (si si, ça existe aussi), tantra signifie “logiciel”.

Oui! En informatique, un logiciel n’est finalement qu’un ensemble de séquences (d’instructions), un jeu de données nécessaires à des opérations.

Architecture d'un logiciel embarqué spatial
(embarqué peut-être dans une navette?)

Quel bel à-propos, non, que d'avoir ainsi ravivé un vieux mot si respectable, pour désigner un composant informatique tellement actuel...


Tiens, mais, तसर, tasara, "navette"...?

Ce tasara, devenu tasar en hindi, sera calqué dans l'anglais tussore.
Le mot désignera une étoffe de soie sauvage, et par extension, une étoffe lègère de soie.

Nous en avons fait le français... tussor,
"étoffe légère de soie, analogue au foulard".
couette en tussor


Ce même hindi tasar, l'anglais l'a altéré - et pour faire bonne figure, l'a emprunté itou - pour en faire... tussah, qui désigne, lui, cette soie sauvage dont est fait le fameux tussor.

Le français a suivi le mouvement, et a emprunté à son tour tussah à l'anglais.
Tel quel.

tussah

Pour résumer, le tussor est fait de tussah.
Et donc, pour couper court à toute étymologie populaire, NON, étymologiquement, un tussor n'est pas un foulard que ces Dames se mettent autour du cou pour sortir.


Allez, on en reste là!


Bluffant, non?
Oui, c'est cette même petite *ten-, celle qui nous a donné tenir, tendre..., qui est à l'origine de tussor et tussah... Ou du tar de sitar...

L'auriez-vous cru?

Elle est pas belle, la vie avec la linguistique historique?



Merci qui?
Le proto-indo-européen, évidemment.



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche.
Et une très belle semaine!


Pour la semaine prochaine, eh bien, on parlera peut-être encore de *ten-.
Enfin, non.
Oh, comment dire?

On parlera de quelques mots dérivés que l’on attribue à *ten-, mais vraisemblablement … à tort!
Donc, on parlera de *ten-... mais ... sans vraiment en parler.




Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Et on se quitte en musique, avec une superbe interprétation de la suite pour clavier en ré mineur HWV 428 de Georg Friedrich Händel (1685-1759), par Daria van den Bercken.


article suivant: Dansons joue contre joue

dimanche 24 juillet 2016

Prout prout, Bérénice n'achète ses Nike qu'à Thessalonique




(...)
Ils
(il s'agit des Goths, ces sales païens, bien sûr) ne furent pas plus heureux devant Theffalonique. Ils entreprirent plusieurs fois de fe rendre maîtres de cette ville, qui n'étoit pas en état de leur réfifter: mais faint Afcole qui en était évêque la défendit par la feule force de ses prières. On rapporte qu'une frayeur fecrète faififfoit ces barbares dès qu'ils en approchoient ; qu'ils perdoient, fans favoir pourquoi, cette férocité naturelle qu'ils avoient ailleurs ; & que les plus fages d'entr'eux furent d'avis d'abandonner cette entreprise, & de laiffer en repos un peuple que Dieu protégeoit fi vifiblement par l'interceffion de ce faint prélat.

Enfin, après avoir manqué le pillage de ces trois villes, ils fe jetèrent dans la Macédoine, la Thrace, la Scythie, la Mœfie, & fe répandirent jusqu'aux Alpes juliennes, qui bornent l'Italie de ce côté-là, ravageant toutes fes provinces, et laiffant partout des marques funeftes de leur avarice & de leur fureur.

Je ne peux décidément pas leur en vouloir, à fes Goths :
moi auffi je me jetterais bien dans la macédoine, furtout
fi elle baigne dans une bonne rafade de rhum.
Et je ne laifferais aucune thrace de mon paffage.
















Histoire de Théodose le Grand,
pour Monseigneur LE DAUPHIN.

Par monsieur Fléchier, abbé de S. Séverin, de l'Académie Françoise
(et inventeur du "l" après le "f" initial)















Dimanche dernier, nous avions évoqué le grec (θεά) Νίκαια, (Thea) Níkaia,
Déesse par qui est arrivée la victoire”, comme origine du nom "Nice".

Avec un grand bof. Voire deux.

bof bof

Car la bataille victorieuse dont question, remportée sur les Ligures, et censée s'être déroulée à cet endroit, ben... elle n'a pas vraiment l'air d'avoir jamais existé...


L’autre hypothèse, quant à l'étymologie de Nice, qui me plaît plus, la voici :

C’est que les Ligures avaient déjà donné un nom au lieu - ce qui, au demeurant,  semble parfaitement normal. 
Surtout quand on connaît leur obsession pour les toponymes.
Ce nom aurait ainsi ressemblé à *nis, *nissa...

Bon. Encore une fois, ce n'est qu'une supposition.

Quant à ce qu'il devait signifier, ce nom, là on se perd en conjectures...

Le Docteur Vincent Paschetta, 1903-1984, dans son “Nice historique”, nous donne quelques pistes, qui valent ce qu'elles valent...



Ce nom, selon lui, aurait fait référence à une source, ou en tout cas à de l’eau douce, à un endroit humide… (Il cite lui-même un certain M. Ghis(?), à l'origine de cette théorie)

Toujours selon Paschetta, on retrouverait cette racine ligure dans d’autres toponymes en Italie ou en Espagne, faisant toujours allusion à de l’eau :
  • Nizza Monferrato, dans le Piémont.
  • En Sardaigne, où on trouve un hameau du nom de Nissa, tout près d’étangs.
  • Près de Modène, où se trouve une Nizzola, synonyme de Aquaviola.
D'après lui, encore, en génois, - moi j'adore surtout les génoises ! - l’adjectif nisso, nissa signifierait mouillé, trempé.
En napolitain, source se dirait nittse, ou encore nits en lombard… Et ainsi de suite.

génoise
Même en France, on retrouverait cette racine *nis- “eau”: Nizon, dans le Gard, Nisson, dans l’Ain, la Nize, en Lozère, le Nizan, dans la Gironde…

Bon, ceci dit, j'ai quand même un souci : hormis chez Paschetta, je ne retrouve nulle part cette racine ligure *nis-.

Oui, sur Internet. Bien sûr. Voilà voilà.
Visiblement, le gentil petit monde de l'Internet s'est contenté de reprendre la même théorie, de citer - sans même le nommer ! - Paschetta, sans jamais se poser de questions.



Non, sans rire, aucune de mes sources traitant d'étymologie celtique ou italique ne reprend cette racine.
Ce qui ne veut pas dire non plus qu'elle n'a pas existé ! Loin s'en faut.
Mais bon, je ne retrouve pas d'autre étude sérieuse qui puisse corroborer cette piste.

C'est très gênant.

Comme la planète Shadok changeait de forme, il y avait des Shadoks qui
tombaient. C'était très gênant… surtout pour les Shadoks.

Mon amie Aurora - c'est à elle que nous devons ces très savoureux commentaires sur le blog -, nettement plus férue de l'italien et de ses dialectes que je ne le suis, me signale qu'en divers patois et dialectes de l'actuelle Ligurie, on trouve plusieurs mots contenant "niss-",  reprenant globalement trois sens différents. Ainsi, 
  1. Le verbe spernissâ, pincer, picoter, tiré du latin pernicari: nuire, endommager (qui nous a donné en français pernicieux)
  2. Le doublon nissâ / anisâ: gâter (se dit des fruits), développé par métathèse de insâ, lui-même du latin initiare: commencer.  Un fruit blet est donc un fruit "entamé".  On retrouve le mot sous différentes orthographes: niz, nis, niss ... avec même "nicio" (v.  inizio, "début" ) attesté au XIVème siècle.
  3. Nissa / niceola / nisöa (Gênes) et son cousin toscan (Lunigiana) nizö < latin mediéval nuceola: la noisette.
Et c'est... tout.

Vous voyez le problème ?
On ne trouve nulle trace d'un *nis signifiant, de près ou de loin "source, eau douce".
AUCUNE TRACE non plus d'un nisso/nissa, "mouillé"...

Encore plus fort : il apparaît que nis, en piémontais, ne signifie pas eau, mais plutôt hématome !

Alors quoi ? Paschetta avait peut-être raison sur le fond, mais comment en être certain ?


Mais... je l'avoue, malgré tout, j'aime bien cette idée, d'un toponyme ligure *nis, *nissa, pré-existant au grec.

Qui n'aurait donc rien à voir avec le Νίκαια, Níkaia grec, hormis une certaine similitude phonétique.

La Ligurie actuelle

C'est bien beau !

Ah non, ça c'est Tenby, au Pays de Galles

Et ça aussi, d'ailleurs...

- OK, admettons. Admettons que le nom original était d’origine ligure. Comment alors explique-t-on que la ville était connue des Grecs et des Romains comme Νίκαια, ou Nicaea ??
- Ici, on suppose (encore une fois, rien n’est très sûr) que les Grecs auraient réinterprété le toponyme antérieur ; ils en auraient fait quelque chose qui sonnait joliment à leurs oreilles, Νίκαια, Níkaia.
Et surtout nettement plus évocateur, glorifiant, tant qu'à faire...

Cette hypothèse *nis- pourrait en tout cas expliquer pourquoi l’ancien toponyme ligure ait ressurgi plus tard, sous une forme apparemment palatalisée "Nisse".
Mais oui, la palatalisation est un phénomène bien connu, dont j'ai déjà bien parlé, qui a notamment touché les premières heures du français, où les /k/ latins se transformèrent progressivement en /ch/ ; pensez au latin castellum devenu château par exemple. 
C'est encore la palatalisation qui est à l'origine de la superbe isoglosse Satem/Centum qui divise en deux les langues indo-européennes... 
Tudieu, ça c'est de l'isoglosse
Oui, non, bof?? 
Si "non" ou "bof", lisez ou relisez ceud mìle fàilte chez les Tochariens (A), c'est tout ce que je peux vous dire.

Car alors, on pourrait supposer que l'ancien mot ligure n'était pas totalement perdu, qu'il se serait, par exemple, conservé en occitan... (Mais attention, ceci n'est qu'une simple hypothèse).


Si le nom original de Nice est bien d’origine ligure, je ne pourrai hélas pas remonter à sa racine proto-indo-européenne, faute de sources, de documentation.

J’ai bien tenté de suivre quelques pistes, mais je reviens vers vous, penaud.



Franco Rendich propose bien une racine proto-indo-européenne *nī-, qui fait référence à l'eau vive, certes. Mais il ne la reprend qu'en sanskrit et en latin, où le sens premier a totalement disparu...

Racine que l'on retrouve sous les formes *nei-2, *neia- ou encore *nî-  chez Ali Nourai.


Pokorny nous donne enfin une autre racine (761) *neid-2nid-: "couler, courant d'eau". 
Elle-même descendante d'une *neigʷ-, "laver". Cette dernière étant confirmée par Watkins.

Intéressant. Mais en supposant que *neid-2nid- soit bien à l'origine du ligure *nis, il faudrait encore expliquer la présence de ce "s" ligure... Peut-être par une forme intermédiaire *nizza-?

Vraiment, je ne m'étendrai pas sur la question.
Mais si vous avez la moindre suggestion...


En revanche, chères lectrices, chers lecteurs, on peut toujours parler du grec νίκη, ‎níkē, “victoire”, sur lequel serait basé Νίκαια, Níkaia !

Oui, je savais que ça vous plairait.

Bon, même là, je ne peux vous donner que des suppositions.

Pour Beekes, νίκη, ‎níkē, serait probablement du pré-grec.

Robert Stephen Paul Beekes, auteur des remarquables
Comparative Indo-European Linguistics et
Etymological Dictionary of Greek
(Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series)

Entendez: le mot aurait pré-existé à l’arrivée d’une langue indo-européenne dans la région.
Traduisez: PAS de racine proto-indo-européenne à lui trouver.

Certains le rapprochent - mais avec beaucoup de prudence - des lituaniens ap-ni̇̀kti et su-ni̇̀kti, ‎“attaquer”, et du letton (mais l’est-on VRAIMENT?) ‎‎nikns, “mauvais, véhément…”, ce qui pourrait alors en faire un descendant de la racine proto-indo-européenne… *neik-, “attaquer, déclencher (une querelle…) avec véhémence”.
Sachez quand même que pour Beekes, rapprocher ainsi níkē de ap-ni̇̀kti est - je cite: 
"étymologiquement gratuit".



Allez, on va se consoler : si on ne peut pas vraiment remonter la piste indo-européenne au-delà de νίκη, ‎níkē, “victoire”, on peut en tout cas citer quelques jolis descendants du mot, comme…

Thessalonique.

La ville de Thessalonique (Θεσσαλονίκη) fut fondée par Cassandre de Macédoine en -315, et baptisée ainsi en l'honneur de sa femme, à qui il offrit la ville en gage de son amour (chacun son truc).

Thessaloniki, vers le haut de la carte

Oui, vous avez bien compris : sa femme, donc, s’appelait, sans rire, Thessalonique
- et comme vous le constatez, ça ne l’a pas empêchée de se marier -

Thessalonique était la fille de Philippe II de Macédoine, ainsi que la demi-sœur d'Alexandre le Grand! 
(Franchement, elle n'avait pas été gâtée par la vie. Déjà, s'appeler Thessalonique, mais aussi, être la demi-soeur d'Alexandre le Grand. Vous imaginez les quolibets? "Alors comme ça, t'es qu'à moitié grande, Thessalonique ?")
Son prénom provient de la contraction des mots Θεσσαλών, Thessalós (désignant les Thessaliens, les habitants de la Thessalie) et νίκη (victoire, donc), en commémoration de la victoire des... Macédoniens - ça, je suppose que vous l'aurez compris -, avec l'aide des Thessaliens, sur les habitants de, de … de la ...
Ta ta, tout se tient! -
… Phocide.
(Mais oui ! La Phocide, dont provenaient les Phocidiens, qui émigrèrent à Phocée, pour ensuite s'embarquer vers nos contrées ; faut relire La Côte d’Azur est la serre où poussent les racines.)

Et puis, nous connaissons encore…

Bérénice.

Du grec ancien Βερενίκη, Berenikê (ou Βερονίκη, Beronikê), en ionien Φερενίκη, Pherenike.

Bérénice est à l’origine un prénom féminin, également d'origine macédonienne, qui signifie simplement « celle qui porte la victoire » (berô en ancien macédonien, proche du grec ancien attique φέρω, pherô). 
Et qui est quand même plus facile à porter que Thessalonique.





Ne vous offensez pas si mon zèle indiscret
De votre solitude interrompt le secret.
Tandis qu'autour de moi votre cour assemblée
Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée,
Est-il juste, Seigneur, que seule en ce moment
Je demeure sans voix et sans ressentiment ?


Aaah, Bérénice à Titus, Acte II, Scène IV



La racine proto-indo-européenne qui se cache derrière berô ?
*per-, et la notion qui lui est attachée, de "mener à", "traverser", "franchir". Et par extension, de "porter, transporter".

Relisez des fjords à l'Euphrate


Tiens, et quel pourrait être l'équivalent masculin de Bérénice ?

Je vous laisse chercher ??

...

...

...

"L'inventeur de la photographie"


Niépce


Oui !! Nicéphore !

Nicéphore Niépce, 1765 – 1833



Allez, un autre joli prénom ?

Véronique !

Latinisation tardive - et chrétienne - de Βερονίκη, Beronikê, copieusement influencée par la locution vera icon (“vraie image”, entendez “le visage du Christ”) associée à la légende de sainte Véronique essuyant le visage de Jésus sur le chemin du calvaire.

Vera Icon, Jan van Eyck

Nous retrouvons toujours le grec nikê dans le vieux prénom Eunice (“bonne victoire, victoire bénéfique”), mais aussi dans… Nicodème, Nicomède, Nicolas, Nicaise, Nicomaque ou même Nicette.

Dans le nom de la ville de Nicée, aussi.

Et même si vous n’en avez strictement rien à f. aire, sachez que le prix littéraire polonais le plus important, c’est le Prix Nike.

Marek Bieńczyk, lauréat du Prix littéraire Nike 2012


Enfin, bien entendu, nous retrouvons nikê dans la marque Nike ; n’oublions pas que la déesse grecque de la victoire Niké était ailée et capable de se déplacer à très grande vitesse

Le logo de la marque représente encore, stylisées, les ailes de la Victoire de Samothrace.




Ce serait tellement bien si - au moins - on prononçait ce Nike “niké”, en souvenir de la déesse...
En hommage à ce glorieux passé, et non pas au rouleau-compresseur mercantilo-(sous-)culturel yankee.

Et ce n'est pas cette ridicule, stupide, affligeante et vaine prononciation française "Naïk" qui va arranger les choses : même les Américains - c'est tout dire - ne prononcent pas le mot ainsi.

Mais non! Eux disent...
- ce n'est pas beaucoup plus malin, mais au moins ils le prononcent à l'anglaise -
...naïki.

Donc, les amis, soit vous dites Naïki, si du moins vous voulez vraiment le prononcer comme les Américains (chacun son truc, encore une fois), soit vous le prononcez Niké, et ça, c'est la classe absolue.

- Ah ouais, comme dans "j'té niké ta merr". 'ta race. Bouffon.
- Oui, pardon, oubliez. Naïk c'est très bien aussi.


Ah oui !
Rien à voir avec la linguistique, mais le célèbre Spirit of Ecstasy, l'emblème de Rolls-Royce, est inspiré de la Victoire de Samothrace. Donc, aussi de Niké.

Spirit of Ectasy



Je vous souhaite, à toutes et tous, un bon dimanche.


Oui, c'est le même dessin que dimanche dernier. Bis repetita placent.


Frédéric




Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom : on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine !
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Aaah, Oldelaf chante Bérénice

dimanche 17 juillet 2016

La Côte d’Azur est la serre où poussent les racines.




La Côte d’Azur est la serre où poussent les racines.
Paris est la boutique où l’on vend les fleurs.

Jean Cocteau




Bonjour à toutes et tous.


Bon.


Nice, la Promenade des Anglais

Un sujet sur l’étymologie de Nice.

*ten- me pardonnera, j’y reviendrai très bientôt.

Et j’espère bien que c’est la dernière fois que je me sentirai obligé de faire un "dimanche" après une tuerie, une boucherie infâme.
Paris: Paris vaut bien une messe, le 15 novembre 2015 
Bruxelles: Par le déchirement magnifique des voiles La nature constate et prouve l'unité ; Le rayon c'est l'amour, l'astre c'est la beauté. Hyménée ! - Victor Hugo, La légende des siècles, le 27 mars 2016

On situe la fondation de Nice aux alentours du IVème siècle av. J.-C., par des marins - ou alors de très bon nageurs - grecs, qui provenaient d’une cité côtière de la mer Égée, dans le golfe de Smyrne (aujourd'hui İzmir, en Turquie): Phocée.



Nice est donc AUSSI une cité phocéenne.

Même si pour certains, c'est dur à entendre.


Et si vous voulez tout savoir, Phocée (en grec ancien Φώκαια, Phṓkaia - aujourd’hui, en turc, Foça), là  d'où venaient les fameux Phocéens, fut elle-même fondée par des Grecs, mais cette fois venus de Grèce continentale.

Sa population aurait été en effet composée d’Athéniens et de… Phocidiens.
Oui, c'est comme ça qu'on appelait les habitants de la Phocide.
Personne n’est parfait.

Et donc, vous l’aurez compris, Phocée (Φώκαια, Phṓkaia) désignait tout simplement la cité où des Phocidiens, provenant donc originellement de la Phocide, s'étaient installés.

Leur belle Phocide natale (en grec ancien Φωκίς, Phôkís ; en grec moderne Φωκίδα, Fokídha) était une région de Grèce centrale, à l'ouest de la Béotie.

La Phocide est en rouge, plus ou moins au centre de la carte

On pense - mais rien ne permet vraiment de l’affirmer - qu’elle tirait son nom des phoques qui peuplaient jadis les eaux du golfe de Corinthe.

Oui! « Phoque » vient, par le latin phoca, du grec φώκη,  phôkê, « veau marin ».
On parle d'ailleurs toujours de la famille des Phocidés (Phocidae) pour désigner celle des phoques, des éléphants de mer...
bel exemple de Phocidé


On soupçonne que le Nice de l’époque n’était ni une cité, ni une colonie, mais plutôt une forteresse, associée à un petit port militaire.
Car les Phocéens cherchaient avant tout à assurer leurs routes commerciales, en plaçant de telles places fortes le long des côtes.

Un port militaire? Mais oui, c'était la guerre!
À tout le moins commerciale, car les Étrusques et les Carthaginois renforçaient leur présence dans la région, à l’époque habitée par les ... Ligures.

Ligures. Je ne sais pas si la photo est authentique

Des Ligures, on ne sait pas grand-chose, hélas…

Il s’agissait d’un peuple alpin, qui devait occuper approximativement les actuelles régions du Piémont et de la ... Ligurie. Jusque là, c'est facile.
En fait, le peu de connaissances que nous en possédions proviennent de sources grecques et latines.

Mais enfin …  on leur prête d’avoir parlé une langue … indo-européenne.

Les seules traces qui nous en restent? Oh, quelques noms propres: des toponymes, des noms de populations (ce qu’on appelle des ethnonymes), des noms de personnes (des anthroponymes), ou alors quelques termes cités de-ci de-là dans les textes antiques (Hérodote, Pline l’Ancien…).

En tout cas, le ligure a des affinités phonétiques à la fois avec le groupe italique et les langues celtiques, même si son vocabulaire le rapprocherait plutôt du celtique.

Ça, c’est une chose.

Maintenant, quant à l’étymologie de “Nice”…

On raconte…
- depuis l’Antiquité, quand même, Strabon et Ptolémée l’appelant Νίκαια, Níkaia, Pline et Tite-Live la désignant sous le nom de Nicaea -
… que Nice dérive du grec (θεά) Νίκαια, (Thea) Níkaia,
que l’on pourrait traduire par “(Déesse) victorieuse”, ou “de la victoire“, ou encore “Déesse par qui est arrivée la victoire”, 
épithète attachée au nom d'une divinité - peut-être Artémis ou Athéna? -, et devenue un toponyme assez courant.

θεά, Thea était le féminin de θεός, ‎theós, “Dieu, divinité…”, et Νίκαια, Níkaia se basait sur le substantif νίκη, ‎níkē, “victoire”.

Νίκη, Nikê était aussi le nom de la déesse de la victoire.
C’est elle qui est représentée par la Victoire de Samothrace.

la Victoire de Samothrace

Ce qui est certain, c’est que cette autre cité phocéenne est attestée sous le nom de…
  • Nicaea oppidum au 1er siècle ap. J.-C., 
  • Nikaia au IIème, 
  • Nicaea ou Nicia au IVème
  • fratribus Niciensi en 1119,
  • Niza au XIIIème, et
  • Nisse au XIVème, ou même Niça en 1436 (forme occitane).

C’est ce bon Ernest Angély Séraphin Nègre, 1907 - 2000, chanoine, toponymiste et spécialiste d'occitan qui nous le révèle dans cette véritable somme qu’est sa Toponymie générale de la France, en trois volumes.




Mais… de quelle victoire s’agit-il?
Eh bien, euh… Comment dire?
Il s’agirait d’une victoire que les Grecs …
(en fait les Phocéens qui avaient colonisé la ville de Massalia, aujourd’hui Marseille ; on les appellera donc - même si ce n’est pas très gentil - les Massaliotes)
… auraient remportée sur les autochtones, les, les ... - allez, on fait un effort: Ligures, voilà.

Mais bon… On ne retrouve AUCUNE (AUCUNE) trace de cette bataille.

RIEN.

ABSOLUMENT RIEN.

Curieux, non?
On pourrait supposer que les Grecs l’avaient consignée quelque part, cette fameuse victoire, non?
Eh ben non, c’est comme si elle n’avait JAMAIS existé…

Alors quoi?

Mmmh…

Eh bien, il existe une autre hypothèse, qui me plaît personnellement nettement plus...

Je vous propose de la découvrir... dimanche prochain.
Oui oui, il faudra attendre!


Je vous souhaite, à toutes et tous, un bon dimanche.

Malgré tout.



Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).




Un double hommage de Belgique:
Arno chantant Brel, "Voir un ami pleurer"

dimanche 10 juillet 2016

A la vue des Nippons, c'est la Chine qui se lève, ou le Tadjikistan?





Nous aimons vivre au fond des bois, aller coucher sur la dure.
La forêt nous dit de ses mille voix, lance-toi dans la grande aventure. (bis)

Lalala lalala lala lalala lala lalala lalala    (bis)
Lalala lalala lala lala lalala lala lalala lala   (bis)

Nous aimons vivre sur nos chevaux dans les plaines du Caucase.
Emportés par de rapides galops, nous allons plus vite que Pégase. (bis)

Nous aimons vivre auprès du feu et danser sous les étoiles.
La nuit claire nous dit de ses mille feux, sois joyeux quand le ciel est sans voile. (bis)


Nous aimons vivre au fond des bois
(ou "Les Cosaques"), 
chant scout



Bonjour à toutes et tous !


… Encore et toujours *ten- !

Notre racine proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”.


Mais avant d’aller plus loin, la réponse tant attendue à notre quizz de dimanche dernier !



Je vous présentais la photo de Dean Saunders, entraîneur gallois.


Avec - je suis vraiment trop bon - la page que Wikipedia lui consacrait : https://en.wikipedia.org/wiki/Dean_Saunders.

La question :
Étymologiquement parlant, "en tant que Gallois, il est parfaitement logique qu'il ait joué aussi dans cette équipe-là".
En vous précisant que la réponse se trouvait précisément sur cette page Wikipedia.

La réponse ?

Une fidèle lectrice l’a trouvée - GRAND merci Alexa, et félicitations !!!



La réponse, donc ?

Galatasaray.

Et voilà l'équipe en question.
Tiens, c'est curieux, cette inscription sur leurs maillots: "Türk Telekom" !
Qu'est-ce que ça pourrait bien signifier ???


Mais oui !

  • Gallois / (Pays de) Galles / Wales / Welsh,
  • galate / Galatie / Galata(saray),
  • wallon / Wallonie,
  • gaulois / Gaule,
  • Cornwall / Cornouailles,
  • Valachie…

Ces mots sont étroitement apparentés, puisqu’ils descendent tous d’un vieux mot germanique, Walha, que les Germains utilisaient à tour de bras pour désigner “les autres”, "ceux qui ne vivent pas loin, mais qui ne parlent pas comme nous": les populations celtophones ou romanes.

M'est avis que c'était un peu péjoratif...

On en avait parlé il y a quelques années, de ce Walha germanique:
Tour de France et Tour de Babel
Et nous avions rapproché Galatasaray de ce mot fin 2015:
La rue Chaudron est une voie du 10e arrondissement de Paris, en France. (Wikipedia, "Rue Chaudron")
Et pour rappel, le galate est une langue celtique continentale, au même titre que le gaulois,
mais hélas aujourd’hui totalement disparue,
qui aurait était parlée autrefois en … Galatie, en Asie Mineure (Turquie actuelle).
Et le -saray de Galatasaray, ben c'est le sérail, le palais, hein ? Oui, il faut lire les liens que je passe mon temps à mettre dans ce blog, mmmh ?

Merci à tous ceux qui ont cherché, en tout cas !


Bon.
Jusqu’à présent, nous nous sommes contentés de passer en revue les dérivés latins et grecs de notre *ten-.

Mais comme vous le savez, qui dit “racine proto-indo-européenne” sous-entend une descendance dans d’autres groupes linguistiques…

Ben oui…



Alors allons-y.

Retournons à nos racines.

Nos lointains, lointains ancêtres utilisaient un suffixe particulier pour créer des verbes transitifs
(ceux qui acceptent ou attendent un complément d’objet)
d’aspect imperfectif à partir d’une racine.

Oui, je sais, cette notion d’aspect imperfectif, parfaitement usitée dans d’autres langues, comme le russe, n’est pas très courante en français. Mais elle y existe !

Le perfectif marque la réalisation d’une action (sa complétude, si l’on se base sur son parent latin), alors que l’imperfectif, lui, évoque une action en train de se faire.

En français, nous pourrions ainsi dire que des verbes comme trouver, sortir, atteindre… dénotent un aspect perfectif, alors qu’au contraire, des verbes comme chercher, marcher, manger, chanter, vivre, renvoient plutôt à l'aspect imperfectif.

Vous pouvez encore vous représenter l’imperfectif par ... l’imparfait, ce qui tombe bien !
Quand vous parlez à l’imparfait...
- le temps que vous employez souvent pour relater vos rêves -,
... vous “êtes dans l’action”, vous êtes “en train de…” Vous nagez là en plein imperfectif.

"J'étais comme une connasse, couchée sur un nuage blanc,
au-dessus d'une ville..."


Mais donc, ce suffixe proto-indo-européen si particulier, c’était…

*(é)-yeti


On retrouve trace de ce suffixe, par exemple, dans certaines formes de l’ancien grec -έω, -éō‎, ou‎ encore dans certaines formes du latin- (pour les verbes des troisième et quatrième conjugaisons, en partie du moins).

Et voilà - quelle incroyable coïncidence ! -, une forme de *ten- au timbre o suffixée en *-éyeti
(qui donnera ainsi *tonéyeti-)
se retrouve dans deux autres groupes linguistiques indo-européens.

Non, je n'ai pas dit "Tom et Jerry".
Ça c'est vraiment très mauvais


Tout d’abord, dans le groupe germanique.

Où l’on retrouve cette forme *tonéyeti- dans le proto-germanique *þanjan- (le þ se prononçant comme le /th/ anglais): “étirer, étendre”.




Ses dérivés reprendront ce sens, d’une façon générale.

De *þanjan- dériveront, par exemple...
  • le vieil anglais þennan (également dans le sens de bander un arc),
  • le vieux saxon thennian, ou encore
  • le vieux haut-allemand dennen.

- OK, admettons, mais euh, ‘y’a rien de plus moderne, comme dérivés ?
- Mais si, oh !!

Du vieux haut-allemand descend l’allemand … dehnen : étirer, distendre, étendre, allonger
Ou même le luxembourgeois dehnen, sensiblement de même sens.

Du proto-germanique *þanjan-, nous retrouvons surtout - mais OUIIIII!! - le vieux norois (aaaah) þenja, qui donnera à son tour…
  • l’islandais þenja (oui, là, je reconnais, ils ne se sont pas trop foulés), 
  • le féroïen (oui, la langue parlée sur les Îles Féroé) tenja, 
  • ou le vieux suédois þænia, d’où nous arrivera le suédois moderne tänja.

Tanja est aussi une Suédoise très moderne


Enfin, du vieux norois descend encore le nynorsk (la forme la plus moderne du norvégien, qu’on appelle encore subtilement néo-norvégien en français) tenja.


- Ouais bon. Tu nous parles d’autres groupes linguistiques, mais franchement, le groupe germanique, c’est pas le plus exotique qui soit…
- J’en conviens. D’accord. Mais je parlais de DEUX groupes linguistiques…

Le deuxième ? Le groupe indo-iranien. Excusez du peu.

Cette grande famille de langues regroupe les langues iraniennes d’une part, et de l’autre les langues indo-aryennes.

(si ce terme Satem vous questionne, c'est ici que ça se passe:
ceud mìle fàilte chez les Tochariens (A))


Ces langues, mes amis, sont encore parlées notamment en Iran et dans le monde iranien, dans le Caucase, dans certaines parties de l'Asie centrale, au Pakistan, et en Inde du Nord.
Pas mal, non ?
Et je ne peux JAMAIS m'empêcher d'avoir en tête ce "Emportés, par un rapide galop, nous allons plus vite que péga-a -se..." (JAMAIS !) chaque fois qu'il est question de Caucase.
C'est plus fort que moi. Vous non plus ?

Eh bien commençons par les langues indo-aryennes.
En sanskrit, cette forme *tonéyeti- va donner
- c’est Guus Kroonen (Etymological Dictionary of Proto-Germanic, Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series) qui le précise -
-तानयति, -tānayati, “étirer”, basé sur तनोति, tanoti, “étendre, étirer”.


Dans les langues iraniennes, cette fois, nous retrouvons l’iranien *tānaya-, “étirer”.

Et puis, enfin, nous retrouverons *ten- par sa forme *tonéyeti- … en… wakhi.

Oui, pardonnez-moi. Je suis vraiment désolé.
J’ai beaucoup hésité, beaucoup réfléchi. Je n’étais vraiment pas sûr de vouloir aborder le sujet.
Mais voilà, c’est fait.
Oui, en wakhi.

Je sais, la première fois, ça fait la même chose à tout le monde.

Et si je vous disais “district autonome du Haut-Badakhchan” ?
Non ? Non plus ?

Bon, alors allons-y, et pardonnez-moi encore.

Le wakhi...
(qui se dit - je vous jure que c’est vrai - “χik zik” en … wakhi ; le χ correspondant au “ch” de Maastricht quand il n’est pas prononcé par un journaliste français),
... figurez-vous, est une langue iranienne.

Je sais, c’est fou.
En plus, elle est parlée.
Dingue.

Et où ça, qu’elle est parlée?

Eh oui :

dans ... le district autonome du Haut-Badakhchan. Au Tadjikistan.


Commençons par là : ça, c'est le Tadjikistan

Et en vert, là, c'est le Haut-Badakhchan
(en bas et à droite sur l'autre carte)


Soyons honnête, c’est à peu près la seule chose, avec son autonomie, dont peut se targuer le Haut-Badakhchan. 

Mais ce n’est pas rien !

Car hormis quelques locuteurs dans le Chitral, au Pakistan et au Xinjiang en Chine, PERSONNE AU MONDE ne parle le wakhi.

Rendez-vous compte !

Wakhis

Et je crois qu'ici, on a pratiquement toute la population Wakhi réunie pour
la photo


- Mmmh, quoi ? Ah oui d’accord, le Chitral

Le Chitral, je ne veux pas être méchant, mais c’est un district de la province de Khyber Pakhtunkhwa, au Pakistan.

Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?

Son chef-lieu est la ville de … Chitral. Ce qui finalement arrange tout le monde.

C'est là, le Chitral
Et ça n'a pas l'air trop moche. 'manque plus que le wifi.

Encore tout récemment, le district s’appelait simplement Pakhtunkhwa, mais pour appâter les bobos geeks avides de découvertes loin des sentiers battus (que dis-je, de périples ethno-connectés), les autorités du coin ont voulu lui donner une touche branchouillardo-informatique et l’ont ainsi renommé, sur le modèle des cybercafésKhyber Pakhtunkhwa.

Il faut reconnaître que jusqu’à présent, ça n’a strictement rien donné.


Ah oui, j’oubliais !
En wakhi, donc, *tonéyeti- nous a légué… tыnak (“teunak”).

Ce qui nous fait une belle jambe.



Chers lecteurs, chères lectrices,

Je vous souhaite un EXCELLENT dimanche, une SUPERBE semaine, et vous donne rendez-vous… dimanche prochain!

Dimanche prochain, encore de la *ten- au menu…
Eh oui.


Frédéric

Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen 
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Non non, on ne va pas se quitter sur un "emportés par un rapide galop, nous allons plus vite que Péga-a-se..."

Je vous propose plutôt, voyons... 

Voilà! 



Кавказские эскизы ("kavkazkié èskizeu"), les Esquisses caucasiennes, opus 10,
musique ô combien évocatrice, composée par
Mikhaïl Mikhaïlovitch Ippolitov-Ivanov
(Михаил Михайлович Ипполитов-Иванов),
1859 - 1935

Le compositeur va enseigner à l'École de musique de Tiflis
(Tbilissi, capitale de la Géorgie, dans le ... Caucase...)
Emportés par un rapide... Eh m.
... dont il devient le directeur jusqu'en 1893. Il trouvera un grand intérêt pour la musique traditionnelle caucasienne ; beaucoup de ses œuvres sont empreintes des couleurs mélodiques et rythmiques teintées des sonorités un peu orientales typiques de la région. (merci Wikipedia)

Il a lui même dirigé la création des Esquisses caucasiennes ! À Moscou, le 5 février 1895.

Mikhail Ippolitov-Ivanov