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dimanche 26 février 2017

C'est pas une épinoche qui va me stimuler l'appétit...


article précédent: le style et la manière




Au pays da-ga d'Aragon
Il y avait tu gud'une fill'
Qui aimait les glac's au citron
Et vanille

Au pays de-gue de Castille
Il y avait te-gue d'un garçon
Qui vendait des glaces vanill'
Et citron

Moi j'aime mieux les glac's au chocolat
Poil au bras
Mais chez mon pâtissier il n'y en a plus
C'est vendu
C'est pourquoi je n'en ai pas pris
Tant pis pour lui
Et j'ai mangé pour tout dessert
Du camembert
Le camembert c'est bon quand c'est bien fait
Viv' l'amour
A ce propos rev'nons à nos moutons
(...)

Aragon et Castille

Robert Jean-François Joseph Pascal Lapointe, dit Boby Lapointe  

Boby Lapointe
1922 - 1972
















Bonjour à toutes et tous!


Nous avions découvert dimanche dernier que l’étymologie de notre français style, “manière”, était loin d’être limpide.

Certes, nous pouvons sans heurts remonter jusqu’au latin stīlus.
Mais aller plus loin devient risqué.

Il n'y a guère, on avait coutume de rapprocher stīlus de cet autre latin stimulus, “aiguillon”. 

À l'origine de stimulus, mais donc aussi et surtout de stīlus, on proposait une racine indo-européenne, qui, selon les différents linguistes qui s’y sont intéressés, ressemblerait à *sti-, et évoquerait l’idée d’un objet pointu.

Le grand Félix Gaffiot lui même allait en ce sens.
Et établissait, en toute logique - selon cette démarche du moins -, le lien entre stīlus et le grec ancien στίζω, stídzô, “marquer d’un instrument pointu (d’où tatouer), piquer”, dont je parlais dimanche dernier.

Connaissez-vous la (fausse, évidemment)
lettre de Félix Gaffiot à Najat Vallaud-Belkacem,
Ministre française de l'Éducation nationale,
de l'Enseignement supérieur et de la Recherche.

Ce qui nous vaudra l'approximation du jour:
Najat Vallaud-Belkacem, qu'à la fin elle se casse.

On expliquait également le stimulus latin par un emprunt complexe à ce même grec στίζω, stídzô
Oh, si vous voulez vraiment tout savoir: 
Selon cette théorie, le latin aurait repris le grec στίζω, stídzô à son compte sous forme d'emprunt, pour en faire une forme verbale à présent perdue, et en tout cas non-attestée *stinguo, “piquer”. 
C’est sur *stinguo que se serait alors bâti en latin un hypothétique et très théorique *stigmulus, diminutif d’une forme de temps primitif perdue elle aussi, qui serait devenu par la suite, donc, le latin stimulus.

Ce double rapprochement, entre stīlus, stimulus et le grec στίζω, stídzô est évidemment tentant, mais hélas, même si rien ne prouve qu’il est impossible, rien ne permet non plus de l’affirmer.

Voilà pourquoi je ne le retiendrai pas.

Maintenant, c'est vous qui voyez!









Ce qui est certain, en revanche, c'est que, dérivé du grec στίζω, stídzô, “marquer, piquer”, il y avait στίγμα, stígma, “piqûre, signe, tatouage…”. 

Le latin l'a emprunté, classiquement pour en faire, bêtementstigma.

Et ce que la linguistique historique, dans son état actuel, avalise bien volontiers, c’est la présence, derrière les grecs στίζω, stídzô, “marquer, piquer” et στίγμα, stígma, “piqûre, signe, tatouage…”, d’une racine indo-européenne …

*(s)teig-, “piquer”.


Et je vous le garantis, il y a quelques surprises à en attendre…


Avant de nous y plonger:

Pour ce qui est de stimulus, je ne pense pas que je doive vraiment vous en détailler les dérivés français, stimulus, stimulation ou stimulant.

stimulants

Quant à stigma, j’ose espérer que vous aurez fait le lien avec nos stigmate, ou autres stigmatiser.



Le latin stigma s’employait au sens propre comme piqûre, marque (au fer rouge), coupure au visage, cicatrice, et au sens figuré, comme flétrissure, marque d'infamie.

Milady de Winter, marquée de la flétrissure de France,
infamante fleur de lys.
(ici, Faye Dunaway dans la version de Richard Lester des
Trois Mousquetaires, d'Alexandre Dumas)

Notre français stigmate en a repris les deux usages, en y ajoutant, spécialement, les cinq plaies de Jésus-Christ que certains saints, par mimétisme, auraient eues aux pieds, aux mains et au côté.



Alors, allons-y : *(s)teig- !

Commençons par les dérivés de son degré zéro: *stig-.


Vous connaissez, je suppose, l’épinoche.
Poisson (Acanthoptérygiens, enfin!) qui porte de deux à quatre épines dorsales indépendantes, et dont le ventre est muni de plaques osseuses (nom scientifique Gasterosteus aculeatus). Synonyme: arselet, cordonnier.
Dixit Le Grand Robert de la langue française

épinoche


Non, épinoche ne nous vient pas de là, mais simplement de épine, du latin spīna, de même sens.
Et si on appelle épinoche l’épinoche
- ou si on appelle l'épinoche épinoche, c'est comme vous voulez -,
c’est parce que son dos comporte des épines


En anglais, épinoche se dit stickleback. 
(Peut-être pas le mot le plus facile à placer, mais bon...)
Précisément pour les mêmes raisons!

Back, pour le dos, et stickle, du vieil anglais sticel, “dard, aiguillon”, ou “piqûre”.
Sticel provenait bien de *stig-, par une forme suffixée germanique *stik-ilaz.

stickleback


L’anglais to stitch, c’est coudre. Ou piquer, ou même suturer (une plaie). Voire brocher un livre.
Et en tant que substantif, stitch signifie aussi le point, le point de suture, la maille

Points de croix plutôt originaux



Le mot descend du vieil anglais stice, sémantiquement comparable à sticel: “dard, aiguillon, piqûre”.
Lui, c’est du proto-germanique *stikiz- qu’il dérive, descendant de notre *stig- indo-européenne par une forme suffixée *stig-i-.


Oh, et on a aussi l’anglais stick: bâton, baguette, stick (de hockey), branche
Ou en tant que verbe: “piquer, plonger, planter…”

Du vieil anglais sticca.

Sticca, provenait, lui, du germanique *stikkan-, toujours basé sur notre *stig-, ici sous la forme suffixée *stig-néh2-.

vieux sticks de hockey


- Bon, je crois qu’on a compris non? Plein de mots anglais dérivés de *stig-. C’est super, c’est cool. Et le français tu t’en fous, en fait!
- Bonjour, et très bon dimanche! Avez-vous bien pris votre café? Ou à l’inverse, n’en avez-vous pas trop pris?
C’est vrai, pour l’instant, nous n’avons évoqué que des mots et des racines germaniques.

Et le dérivé suivant, ne vous en déplaise, ne fera pas exception, car dérivant de l’indo-européenne *stig- par le statif germanique *stikkēn, “être piqué”, planté…”.

- Quoi? Et en plus tu persistes, et tu te f. de ma gl!
- Oui, je persiste, car voyez-vous, de *stikkēn s’est dérivé le francique *stikkan, “planter, percer…”.

Et qui dit francique

Oui!!














Nous l’avons repris en picard, fin du XIIème, sous les formes estequier ou estiquier, au sens de “enfoncer, transpercer”, ou même “attacher”.

En ancien français, le mot a évolué pour donner, au début du XIIIème, estechier, estichier.

Vous voyez où je veux en venir?

Non?

Ce que vous cherchez, c’est un substantif dérivé (fin du XIVème) de ce estechier, estichier / estequier, estiquier.
Ce mot a d’abord désigné un poteau fiché en terre, qui servait de but dans certains jeux.

Le Billon Poteau, vieux jeu picard
(source)


Oui, non??

Ce poteau, donc, par sa fonction même, désignait, signalait quelque chose…


Et maintenant? Mmmmh?
Non, toujours pas?

Le mot en est venu à désigner, au XVème, en vocabulaire juridique, 
  • soit par extension de la valeur de “signe, signal” qu’il revêtait, ou
  • soit tout simplement parce que certains de ces poteaux portaient une inscription
un petit écriteau indiquant le contenu d’un sac de procès, puis par la suite, aux XVème et XVIème, un mémoire contenant la liste des témoins d’un procès.


Alors, oui?

Aux XVIème et XVIIème, on utilisera même ce mot dans une locution, en langage juridique, pour signifier que l’on juge sur les apparences.



Cette locution, c’était… “juger sur l’étiquette”.

- Ah, ça y est, je sais: étiquette!
- Ah oui. Bien, bravo...!

















Eh oui, - encore bravo! - étiquette nous vient de là, par une première forme attestée en 1387:
estiquet / estiquette.

Par extension du sens juridique, et déjà fin du XVIème, étiquette désignera un petit morceau de papier fixé à un objet, pour en indiquer la nature, le prix…




Surprenant, non?

Franchement, vous vous attendiez, vous, à celle-là?

À ce rapprochement étymologique entre les grecs στίζω, stídzô, “marquer, piquer”, στίγμα, stígma, “piqûre, signe, tatouage…”, les anglais stickleback, stitch et stick, et notre étiquette?


“D'accord, OK. Mais euh... Et pourquoi parle-t-on d’étiquette quand on évoque les bonnes manières, le savoir-vivre?”me direz-vous.

Ce à quoi je vous répondrai: Excellente question!

étudiants à la International Butler Academy


Philippe le Bon
À la Cour de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, le mot s’appliquait à un formulaire contenant l’emploi du temps du duc et de sa cour.






Les périples de ce formulaire auraient pu être racontés par un Homère








Marie de Bourgogne
Car ce formulaire passera, sous le même nom, des Flandres en Autriche, par le mariage, en 1477 de Marie de Bourgogne avec l'archiduc Maximilien de de de…? d’Autriche. C’est bien, il y en a quand même quelques-uns qui suivent.


- étiquette!
- Oui, c'est bien, bravo, mais là, tout le monde a déjà trouvé depuis plusieurs lignes. Reposez-vous, maintenant.



Marie n’était pas vraiment ce qu’on appellerait une roturière.

Fille de Charles le Téméraire, elle fut ainsi duchesse de Bourgogne, de Brabant, de Lothier, de Gueldre, de Limbourg et de Luxembourg, comtesse de Flandre, d'Artois, de Bourgogne, de Hainaut, de Hollande, de Zélande, de Namur, de Charolais et de Zutphen, marquise du Saint-Empire, et tant qu'à faire, dame de Frise, de Malines et de Salins.



Oui, bon, il était beau intérieurement
Ah oui, et, excusez du peu, elle sera aussi la mère de Philippe le Beau, le père de ... Charles Quint.













Et justement: c’est peut-être à l’occasion du mariage de Philippe le Beau avec Jeanne Ière de Castille (la fille de la reine Isabelle Ière de Castille et du roi Ferdinand II d'Aragon elle-même), que le formulaire, son usage, et - surtout - son nom - furent introduits à la cour d’Espagne.






Le mot (étiquette, pour les moins vifs d'entre nous) sera emprunté en espagnol, pour devenir etiqueta, avec toujours ce sens de ”cérémonial de cour, noté sur un formulaire”.

De là, les amis, le mot espagnol sera emprunté, début du XVIIème … en français!
Et en profitera pour se (re-)franciser, en ... étiquette.

Il ne se répandra vraiment en français qu’à la fin du XVIIème, pour désigner alors le cérémonial en usage dans une cour - et forcément -, notamment à Versailles, puis, auprès d’un chef d’Etat, et par extension, des formes cérémonieuses entre particuliers…


Pas mal, comme Odyssée, non?


Mais le vieux français etiquet / *estiquet, etiquette, estiquette n’a pas fini de nous surprendre.

Car - le savez-vous? - il est passé en anglais.

Pour donner… ticket.

Qu’à nouveau, nous avons emprunté en français.



Ah, ces aller-retours charmants entre la France et la Grande-Bretagne, c’était du temps d’avant le Brexit, ça ma bonne dame!



Et nous, nous en resterons là!

Mais notre francique *stikkan a encore quelques secrets à nous livrer.

Ça, ce sera pour la prochaine fois.



D’ici là, passez un très bon dimanche, et une excellente semaine!




Frédéric

Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Et pour nous quitter, 
un emprunt - musical cette fois - à la Cour d'Espagne,
le doux, le mélancolique Pavane pour une Infante défunte, de Ravel.

Mais ici, dans une version très très personnelle
Et au piano uniquement.

Mesdames, Messieurs, voici le pianiste Maurice Ravel! 
Oui, c'est lui-même qui interprète sa composition, en 1922



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