- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 26 mars 2017

l'étalon détala devant l'étalage.





Ce ne sont pas des fanfarons, ni des artistes du verbe, ni des gens qui font étalage de la culture jugée enviable par la foule, que forme l’étude de la nature, mais des hommes fiers et indépendants, et s’enorgueillissant de leurs biens propres, non de ceux qui viennent des circonstances.


Sentences Vaticanes, 45, 

Épicure (Ἐπίκουρος, Epicouros)















Bonjour à toutes et tous!


C’était le 19 février. Un dimanche.
Nous laissions temporairement de côté notre formidable, notre courageuse racine indo-européenne *stā-, “être debout”, pour nous précipiter comme des obsédés textuels sur *(s)teig-, “piquer”.
le style et la manière


Et là, en ce beau dimanche 26 mars 2017, nous reprenons tranquillement le cours des choses, et continuons de creuser autour de l’invraisemblable

*stā-, “être debout”.




Allez, on se refait une petite séance de rappel, histoire de repartir du bon pied.

De *stā- nous seraient arrivés, notamment:
  • fauteuil, steed, stud
un fauteuil pour (*steh) deux,
dimanche 25 septembre 2016 
  • ester, étable, établir, étage, stable, stage, station
l'étage, là, au-dessus de l'étable, il est vraiment stable?,
dimanche 2 octobre 2016
  • estance, estancia, étai, étançon, stake, stance, stanza
María-Felicia García a passé son enfance dans une estancia,
dimanche 9 octobre 2016
  • certaines formes du verbe être
Être ou ne pas être, cogito ergo sum, et toutes ces sortes de choses...,
dimanche 16 octobre 2016
  • estate, état, état-major, state, statue, statuer, stature, statut
La Statue de la Liberté? Aux Etats-Unis.,
dimanche 23 octobre 2016
  • arrêté, arrêter, circonstance, constant, étancher, reste, rester
un article de circonstance...,
dimanche 30 octobre 2016
  • constater, contraste, cost, coût, mais PAS l’anglais rest
quel contraste, entre le coût constaté de la vie et le discours des politiciens...,
dimanche 6 novembre 2016
  • armistice, assister, interstice, persister, résister, se désister, subsister
résister, persister... Ces mots prennent à présent toute leur valeur.,
dimanche 13 novembre 2016
  • constituer, destituer, instituer, instituteur, prostituer, restituer, rite, statut, substituer, superstition
la prostitution, comme substitut à la superstition?,
dimanche 11 décembre 2016
  • consubstantiel, distance, distanciation, instamment, instance, instant, instantané, substance, substantif, substantifique
“Et c'est dans ma chevelure ébouriffée, Qu'il va le plus me manquer”: ici-aan, vous voyez, l'actrice-aaan se met en danger-aaan en se distanciant du texte-aaan.,
dimanche 18 décembtre 2016
  • nonobstant, obstacle, obstétricien, obstétrique, ôter
Un bien drôle de Noël...,
dimanche 25 décembre 2016
  • -stan, stir, старый
trop remuant, le vieux Russe fut mis en prison en Ouzbékistan,
dimanche 1er janvier 2017
  • étaim, étamine, stamina
chacun chez soi, et la laine des moutons sera bien cardée,
dimanche 8 janvier 2017
  • estaminet, stalag, Stammcafé, stammer, stem, stom
Quel était le nom du Stammcafé de Michel Delpech?,
dimanche 15 janvier 2017
  • shtãj
Debout, Albanie!,
dimanche 22 janvier 2017
  • apostasie, diastase, épistémologie, extase, iconostase, métastase, prostate, système
- Et la Stasi, alors? - Non, RIEN à voir.,
dimanche 29 janvier 2017
  • Lagerstätte, Staat, Stadt, Stasi, state, Stätte, stead
- Et la Stasi, alors? - Ben oui, c'est la même racine. Évidemment, enfin!,
dimanche 5 février 2017
  • distyle, octostyle, péristyle, sthaviravAda, style, stylite, stylobate, styloïde, systyle, theravāda
Être stylite sur un stylobate, ça le fait vraiment pas.,
dimanche 12 février 2017

Ce qui n’est déjà pas mal, me direz-vous.



Dans les deux premiers articles de cette saga consacrée à *stā-, “être debout”
- un fauteuil pour (*steh) deux et l'étage, là, au-dessus de l'étable, il est vraiment stable?, pour ceux d’entre vous pour qui la notion de position dans une liste n’est ni innée ni acquise -
nous avions vu que *stā-, par le latin stāre, nous avait donné étable, 
“lieu, bâtiment, abri où on loge les bestiaux, les bovidés”.
Et qu’en anglais, via le germanique *stōdō-, *stā- avait donné … stud. L’écurie, le haras.


Car, oui, beaucoup des dérivés de *stā- évoqueront un emplacement, un bâtiment.
Entendez une chose qui est debout.
Ici, en l'occurrence, l’endroit ... où l’on élève les chevaux.


Eh bien, aujourd'hui, je vous propose de repartir de la même veine.

Car, voyez-vous, le degré zéro de notre chère *stā-, *stə-, débouchera, par une forme suffixée
*stə-tlo-, sur le germanique *stadlaz-, puis *stallaz-.
Ce qui vous fait une belle jambe, je sais, je sais…
Ah ça, les jambes de Chris Evert Lloyd...

Pourtant, sur *stallaz-, que l’on pourrait traduire par “qui est debout, stable…”, vont se créer une flopée de mots dans les langues germaniques.

Comme par exemple, par le vieil anglais steall (“lieu, position”) et le moyen anglais stall, l’anglais… stall.

Qui signifie, ou a signifié, plein de choses, du compartiment pour un animal dans une écurie ou une étable à l’étable (ou l’écurie) proprement dite, en passant par un banc sur lequel des marchandises sont exposées pour la vente… 

Oh, de *stallaz- découlent encore le néerlandais stal (écurie, bergerie, porcherie…), l’allemand Stall, de sens similaire, ou encore …

- OUI!!! -


le vieux norois stallr.
Avec toujours cette référence à un lieu où l’on élève des animaux.
Idem dans
  • le vieux frison stall, 
  • le saterlandais Staal, 
  • le vieux saxon *stall


Là où vous...
- en tant que francophones -
...  allez enfin pouvoir établir le lien entre le germanique *stallaz- et des mots bien frrraaançais, Meussieu, c’est quand je vous dirai que *stallaz- s’est retrouvé en, en.... francique!

le cliché

Précisément dans le francique *stall, ou *stal, “position, demeure, étable”. 

Car, ô bonheur,  c’est du francique qu’est issu notre … étal (sous la forme estal, fin du XIème).



Étal, selon le Grand Robert de la langue française:
Lieu où étaient exposées les marchandises à vendre. Table où l'on expose les marchandises dans les marchés publics.
(1393) Table de bois épais sur laquelle les bouchers débitent la viande. — Par métonymie, débit de viande.
Pêche. Table sur laquelle le poisson est travaillé, à bord des navires morutiers.

Étal, d’où aussi … étaler. 
À l’origine, “assigner une place, installer”.

Ou étale, l’adjectif. Qui s'appliquait vraisemblablement, en un premier temps, de la bière “reposée”.

Quant à détaler, son premier sens était de “retirer de l’étal, de l’étalage”.



Étalage?

Oui, bien sûr, le mot découle d'étal, mais pas vraiment de la façon à laquelle on s'attend...

- Oh oui Pépé, raconte-nous encore une histoire!









Eh bien, mes enfants,


Avant étalage existait le latin médiéval stallagium, “droit perçu sur les marchandises étalées” (fin du XIIème).
Quand étalage apparaît, dans le premier tiers du XIIIème, sous les formes estalaige et estalage,  il reprend le sens du mot latin.

Ce n'est qu'un peu plus tard, vers le milieu du XIIIème, qu'il se dira de l'action d'étaler des marchandises.
Et qu'il désignera, par métonymie, lesdites marchandises, voire le lieu où on les expose.

Les invraisemblables étalages de chez Harrods.
Ici, la poissonnerie.

L'anglais empruntera le vieux français estalage, pour en faire stallage, désormais désuet, mais qui s'employait bien dans le sens premier du mot vieux français: droits perçus sur l'installation d'une échoppe, lors d'une foire ou d'un marché”.


En français aussi, nous parlons de stalle, pour désigner chacun de ces sièges de bois qui, dans les églises, sont autour du chœur, et sur lesquels sont assis les chanoines ou autres religieux.



L’histoire de ce mot est un peu tarabiscotée

C’est un emprunt au latin.
Mais au latin médiéval, de la fin du XIIème: stallum, “siège dans une église”.

Stallum qui n’était que la latinisation de notre vieux français estal, “position”.

- Mais?? Étal, c'est masculin. Alors que stalle...
- Bonjour, et bon dimanche!

OUI, excellente remarque!
Estal, l'ancien mot pour étal, est passé au latin stallum. Toujours masculin.

Mais il est devenu féminin à partir du moment où il repassa du latin au français.
Où l’on retranscrivit donc stallum en stalle.

Eh oui, avec cette finale -alle, on l'a alors pris pour un féminin.

oui, je sais...
Je vous le dis si souvent, mes enfants: l'histoire de notre si belle langue est faite de tellement d'erreurs...


En français, toujours, stalle, dans son acception de “compartiment cloisonné réservé à un cheval dans une écurie” ne date très curieusement que de la première moitié du XIXème!



C’est vraiment curieux, car dans les langues germaniques, c’était pratiquement le premier sens du mot.
Mais on l’a oublié (ou dédaigné?) en français, et on ne l’a repris qu'au XIXème, pour remplacer l’anglicisme qui s’était imposé à sa place…: “box”.
Et donc, pour préserver la pureté de notre belle et grande langue française, on remplaça un vilain mot germanique...
(basé, comme notre français boîte, sur le grec ancien πυξίς, puxís, “boîte de buis”, lui-même créé sur πύξος, púxos, “buis”)
 ... par un très joli mot ... germanique, basé, lui, sur une racine... germanique.
boîte de buis



Si, étymologiquement, les anglais stud ou steed ("étalon...") peuvent se comprendre, dans leur sens premier, comme “l'animal de l’écurie”, de même notre français étalon, du francique *stallo
- dérivé évidemment du francique *stal(l) -,
désigne lui aussi, à l'origine, un pensionnaire de l’écurie.



Et pour répondre immédiatement à la question que vous n’allez pas tarder à vous poser:

Quant à étalon “modèle légal de mesure ; représentation matérielle d'une unité de mesure”, il n’a aucun rapport avec étalon, le cheval.

cales étalon (source)

Mais il provient aussi - du moins c’est ce que l’on pense - du francique: *stalo, ou *stelo, pieu, poteau.

D’ailleurs, le mot (1180) est attesté tout d’abord avec le sens de poteau.
Mais qu’il ne conservera pas.

Au XIVème, il désignera un baliveau.

Ah ouais, bien sûr. Un baliveau. Je comprends mieux.



Baliveau: 
Un jeune arbre réservé, lors de la coupe d’un taillis, afin qu’il puisse devenir un arbre de haute futaie.



Mais parallèlement, au début du XIVème, apparaîtra le sens qu’on lui connaît aujourd’hui: représentation matérielle d’une unité de mesure.

Euh, et pourquoi?
Comment explique-t-on ce nouveau sens?

Ben, pour être franc, on sait pas trop



Guiraud proposait que le pieu d’origine aurait évolué vers le sens de jauge (bâton gradué), d’où “modèle à partir duquel on reproduit la mesure”. 

Why not?




Allez,
Je vous laisse!

Il fait beau, alors sortez un peu, profitez du printemps!

Ici, notre adorable vieux labrador fait sa mue, et ses poils serviront de matelassage de nid aux chardonnerets et autres petits cui-cui.



Et les petites fleurs blanches que nous avons rapportées des Cornouailles fleurissent pour la première fois! (si vous connaissez leur nom, dites-le moi)





Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très belle semaine!



Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Et pour nous quitter,

le concerto no 1 en mi majeur, op. 8, RV 269, « La primavera », 
de Vivaldi.

On le connaît bien ce morceau. Très bien. Trop bien.
Devenu muzak, musique d'ambiance, d'attente au téléphone ou dans l'ascenseur.

Et pourtant, et pourtant, 
écoutez cette version...


dimanche 19 mars 2017

Que disent-elles? Qu'il jouait du jazz d'instinct...





“Allan trouva que c'était une bonne idée. Ils avaient fait glisser le steak d'élan avec de la bière, et il se sentait si incroyablement bien qu'il se mit soudain à avoir peur de la mort.”

Jonas Jonasson,
Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire (2011) 

















“Tout vient à point à qui sait attendre. Même un steak bleu.”

Jean Gouyé, dit Jean Yanne,
J'me marre (2003)










Bonjour à toutes et tous!


Mes amis! Nous allons tourner une page.
Mais oui, rappelez-vous!

Nous étions tranquillement, sereinement, en train d’étudier les dérivés de la racine *stā-. “Être debout”.



Quand soudain, nous découvrons que de *stā-, et via le grec στῦλος, ‎stûlos “colonne”, descend notre français style, “partie allongée du pistil, entre l’ovaire et le ou les stigmates d’une fleur.”
Être stylite sur un stylobate, ça le fait vraiment pas.

Là, ni une ni deux, nous nous empressons de parler alors de notre autre style: la manière, la classe…
le style et la manière

Et surtout, de la racine indo-européenne dont cette acception de style descend: *(s)teig-, “piquer”.



Mine de rien, nous lui avons consacré quatre dimanches, à la délicieuse *(s)teig-, “piquer”.
Et cette petite incartade en valait franchement la peine, car nous lui avons trouvé des dérivés parfois bien surprenants, comme…

  • style, stylet, stylo,
  • étiquette, stick, stickleback, stigmate, stimulation, stimulus, stitch, ticket,
  • astic, astiquer,
  • instiguer, et tigre. Et Tigre.

Peut-être aussi asticot et asticoter.

Mais pas sting.



Et donc, en ce dimanche, nous allons clore le chapitre *(s)teig-, “piquer”, avant, dimanche prochain, de reprendre l’étude de l’immense, de la formidable, ...
... de l'énooooooorme ...
*stā-. “Être debout”.


Avant tout, une petite mise au point:
La semaine dernière, nous avions parlé du latin īnstīgō, īnstīgāre, “stimuler, inciter, piquer, exciter”, à l’origine de notre “instiguer”.

Et bon… vous pourriez facilement êtres tentés de rapprocher īnstīgō de … stinguō, “éteindre”.

La tentation est là, c’est certain, et beaucoup
- et non des moindres (Alain Rey, pour ne citer que lui…) -
y ont succombé.

Pour eux, le deuxième élément du composé īn-stīgō, “stīgō”, bien attesté, celui-là même qui dérive de notre indo-européenne *(s)teig-, “piquer”, avait servi de base à une forme nasalisée nettement moins attestée
- disons-le carrément: absolument pas attestée -:
*stingere. 

C'est ce radical *stingere qui aurait donné stinguō, -ere, attesté: éteindre.

Stinguō est bien connu: c’est sur lui que se sont composés les latins...
  • distinguere (“garder séparé, distinguer”), 
  • distinctus (“différent, distinct”), 
  • exstinguere (“éteindre, supprimer”), ou même
  • instinctus, participe passé de instiguere (“inciter”), qui donnera notre … instinct.
Mais voilà.
Ce rapprochement entre stīgō et stinguō est à présent, pour beaucoup, considéré comme… caduc, inapproprié, incorrect.
À cela plusieurs raisons, tant sémantiques que formelles. Sur lesquelles je ne vais vraiment pas m’étendre ; je vais vous épargner ça, vous me remercierez plus tard.
Sachez quand même qu’à présent, on rapproche plutôt stinguō de la racine indo-européenne *stengʷ-e/o-, “pousser”.


Ça, c’est fait.


Et maintenant, au boulot.

Je vous propose, en ce dernier dimanche sur  *(s)teig-, “piquer”, une énigme, qui nous servira de fil rouge jusqu'à la fin de cet article:


Quel est le rapport entre cet artiste et la date d'aujourd'hui? 

l'artiste en question

C'est évidemment une énigme - historico-linguistique - tordue, et si d'aventure vous en trouviez la réponse, évitez peut-être de le crier sur les toits.
La résoudre prouverait simplement que votre esprit est vraiment mal tourné, vraiment bien tordu.

Et que pour votre sécurité et celle de ceux que vous aimez, votre place n'est peut-être pas au milieu d'eux.



Vous réaliserez également que cela faisait plus de cinq ans
- depuis la création du blog, le 26 novembre 2011 -
que je calculais inlassablement la date à laquelle j'allais pouvoir enfin sortir cet article.

Patiemment, j'attendais.

Il FALLAIT qu'il soit publié un 19 mars (la date d'aujourd'hui, hein, on essaye de suivre).
Et NON, vous pouvez vérifier, il n'y a pas eu un seul dimanche 19 mars depuis le début du blog...
Le dernier, c'était en 2006!


Et c'est parti:
L’anglais (ou le français, n’ergotons pas) steak,

Aaaaaaaah....
provient, par le moyen anglais steike, du…. du…

OUI!!

… vieux norois
steik.

Steik signifiait rôti, ou viande rôtie ... mais surtout... à la broche.
Quant au verbe steikja, il signifiait tout simplement … rôtir. À la broche.



Watkins y voit (dans les vieux norois steik et steikja) la marque du germanique *staikō, dérivé en droite ligne de *(s)teig-.
Ben oui, c'est la broche sur laquelle on pique la viande qui en est l'élément significatif.

Outre steak,
emprunt anglais et aussi maintenant, français,
nous retiendrons quelques autres dérivés du vieux norois steik, comme:
  • l’islandais steik
  • le féroïen steik
  • le danois steg, et
  • le suédois stek.

Sans rire, vous l’auriez fait, vous, le rapprochement entre style, étiquette, stigmate, asticot et steak???


Allez, on continue.
Et on termine!


Dites voir: que pourriez-vous me citer comme plantes piquantes? 

Oui, il y a le cactus, mais encore?

L’ortie, oui, mais encore?

Allez, la plante que je veux vous faire trouver fait partie de la famille des Astéracées (ou Composées, rattachée au genre Carduus), dont les nombreuses espèces ont des feuilles épineuses et un calice formé d’écailles terminées par des piquants très aigus.


On ne l’aime pas beaucoup.
Souvent, même, vous êtes tenus d’arracher cette belle plante, pour éviter qu’elle ne se propage chez les voisins.

Oui?

Oui! Le chardon.



Eh bien, “chardon” ne vient absolument pas de *(s)teig-.

Non, il provient d’un bas latin cardo, altération du latin impérial carduus, chardon, artichaut
C’est d’ailleurs aussi de lui que proviennent nos carder et cardage ; le cardage de la laine se faisant à l’origine avec des têtes de…? chardon.

cardage de la laine

De chardon, aussi, le chardonneret!

Adorable petit oiseau qui vient - ce serait l'explication de son nom -  décrocher les flocons de laine restés accrochés aux chardons après le passage des moutons, pour ensuite les effilocher et en capitonner le nid de ses petits...

chardonneret

Il est un endroit au monde, que j’aime particulièrement, où on adore, ou on vénère le chardon!
On en a même fait l'emblème de la région: l’Écosse.



Le chardon est l’emblème de l’Écosse depuis le règne d’Alexander III,
qui fut roi des Scots de 1249 jusqu’à sa mort, le ... 19 mars 1286.

Le couronnement d'Alexander III
(source)
LE 19 MARS 1286 !!!!!


Et en anglais, chardon se dit… thistle.

Thistle, the Flower of Scotland



On raconte que le mot a été créé spécialement pour les Français, et plus particulièrement pour les journalistes parisiens.
Ah oui, ça, l’humour britannique… Ils sont parfois un peu... caustiques.
pliiiizeuuuh, it isse nott becose aîe aime
euh yongue Parijeune that aîe kanotteu
spiiik inglishaaaaan

- sicelle!
- non.

- zisseul-euuuh?
- non.

- SSisseulle?
-non.

- zisseull?
- non. Vraiment pas.








Thistle provient du vieil anglais thistel.

On le fait descendre du germanique *þistilaz, construit sur une variante allongée de notre *(s)teig-: *teigs-.


voeux norois
Du germanique *þistilaz descend également le

… OUI!! …

vieux norois

þistill, 

d’où ...

  • l’islandais þistill
  • le féroïen tistil,
  • le norvégien tistel,
  • le suédois tistel et
  • le danois tidsel



Et toujours de ce germanique *þistilaz, descend le vieux haut-allemand distil,

d’où ...
  • le wilamowicien döstuł
  • le luxembourgeois Dëschtel, ou
  • l’allemand Distel.
DISTEL, l'allemand!

Et voilà, vous savez tout! Je ne pouvais faire cet article qu'aujourd'hui, date anniversaire de la mort d'Alexander III roi d'Ecosse, depuis le règne de qui le chardon - Distel en allemand - est devenu l'emblême de l'Écosse.

Et ce n'est pas tout: le diminutif russe d'Alexandre, c'est ... Sacha, évidemment.

- Mais?? Vous êtes un vrai taré? Même un peu dangereux, en fait...
- Mais non, si peu...



Ah oui, encore deux choses!

Quand je vous parle du wilamowicien, je vous jure, je ne blague pas.

Le wilamowicien, la langue wilamowicienne
(en vernaculaire: Wymysiöeryś ; en polonais : język wilamowski)
est une langue germanique occidentale parlée dans la charmante petite bourgade de Wilamowice, près de Bielsko-Biała, sur la frontière entre la Silésie et la Petite Pologne.


exactement
On suppose que le wilamowicien dérive du haut-allemand du XIIème siècle. En outre, on y retrouve des influences de bas-saxon, de néerlandais, de frison, de polonais et même... de scots!.


Wilamowice, avec sa population au grand complet

Et un tout dernier mot:

Savez-vous ce qu'est un distelfink?


exemple de distelfinks

Encore un exemple de distelfinks

Il s'agit, comme vous pouvez le constater ci-dessus, d'un oiseau stylisé, que l'on retrouve dans l'art populaire du Deitscherei
(ou Pennsylvania Dutch Country),
cette région de Pennsylvanie peuplée d'anciens immigrés originaires de contrées germanophones: du Palatinat, de la Suisse alémanique, de l’Alsace et de Lorraine germanophone, et qui parlent toujours à l'heure actuelle un dialecte de haut-allemand, le Pennsilfaanisch-Deitsch ou Pennsilfaani-Deitsch.

Ces gens se sont regroupés en communautés.

Witness, 1985,  de Peter Weir, avec Harrison Ford et Kelly McGillis.


Les communautés mennonites et amish.



C'est ici qu'ils habitent...

... dans ce genre de (superbes) fermes, par exemple

























Et distelfink est tout simplement le nom allemand par lequel on désigne le ... chardonneret, ce sympathique volatile dont je vous parlais plus haut!
Distel-fink, littéralement “pinson du chardon”



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très très belle semaine!



Frédéric



Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, 
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).




Pour nous quitter...

Sacha Distel, le musicien, le guitariste de jazz...


dimanche 12 mars 2017

Sting a-t-il traversé le Tigre? Et l'Euphrate?







“Servir un prince, c'est comme dormir avec un tigre.”

Proverbe chinois

Le Petit Prince,
 chinois et japonais.















“Roxaaaaaaaaaaaaaaaaaaanne, you don't have to put on the red light
Roxaaaaaaaaaaaaaaaaaaanne, you don't have to put on the red light
Roxaaaaaaaaaaaaaaaaaaanne Put on the red light, put on the red light
Roxaaaaaaaaaaaaaaaaaaanne Put on the red light, put on the red light
Roxaaaaaaaaaaaaaaaaaaanne Put on the red light, oh”

Police


Bonjour à tous.


Eh oui, nous sommes toujours plongés dans l’étude des dérivés de la racine indo-européenne

*(s)teig-, “piquer”.




Dimanche dernier, nous avions découvert que de *stig-, degré zéro de ladite racine, découlaient astic, astiquer, et peut-être aussi asticot, et asticoter.


Commençons donc ce beau dimanche (ce sera le 278ème dimanche indo-européen!) par un mot qui n’est vraisemblablement pas dérivé de *(s)teig-.

Oui oui, vous avez bien lu: qui n’est vraisemblablement pas dérivé de *(s)teig-.
Et je répondrai par là même aux interrogations on ne peut plus légitimes d’un fidèle lecteur.

Oh oui, pépé, raconte-nous une histoire !

Vous voulez vraiment ?

- Ouiiiii!
- Très bien, allons-y.
- Aaaaah !

La linguistique historique est une discipline rigoureuse, complexe, mais qui laisse toujours un peu de champ libre à ses adeptes.

Il fut une époque, pas si éloignée que ça, mes enfants, où l’on cherchait à tout prix - pour caricaturer - à créer des liens entre des mots de langues indo-européennes différentes, dès que la forme et le sens de ces mots pouvaient laisser penser qu'ils provenaient bien d'une seule et unique racine indo-européenne.

On en faisait donc des cognats (du latin cognatus : “parent par les liens du sang”).

- Des cognats, pépé ?
Cognat:
Mot d’une langue ayant la même origine qu’un autre mot appartenant à une autre langue.
Cognat indo-européen

Et c’était tout bonnement fantastique ! 

Grâce à cette approche que je qualifierais de positive, ou d’optimiste, on a reconstruit un nombre très important de racines indo-européennes.

Pokorny
12 juin 1887 – 8 avril 1970

Pensons aux recherches de Julius Pokorny, qui ont littéralement pavé la voie aux linguistes des générations suivantes.





Calvert Watkins, dont nous fêterions
l'anniversaire demain
13 mars 1933 – 20 mars 2013

Le grand Calvert Watkins s’est abondamment servi des travaux de Pokorny, tout en ré-examinant les liens qu'il avait établis.








Ainsi, il lui arrivait de revoir à la baisse l’optimisme de Pokorny, et de ne pas attribuer une série de mots à une seule et même racine, ce qu’avait pourtant proposé Pokorny dans son enthousiasme débordant.




Et j’ai le sentiment que plus on avance, plus l’approche des linguistes historiques devient pessimiste: les progrès de la discipline étant manifestes, on n’hésite plus à reconsidérer - et à déconstruire - les liens étymologiques qui semblaient pourtant fermement établis depuis plusieurs décennies.

Cette recherche de l'exactitude, de la précision est évidemment une bonne chose.
Surtout quand on sait à quel point les études sur l’indo-européen sont mal vues par une certaine intelligentsia française - prétendument - adoctrinale et progressiste.

Alors qu’auparavant, en cas de doute - c’est du moins ainsi que je le perçois -, on aurait - d’une façon optimiste - tout fait (ou presque) pour attribuer une ascendance indo-européenne à un terme, à présent, on préfère - en mode pessimiste - laisser de côté tout mot dont on n’est pas sûr à 100%.

C’est typiquement l’approche des indo-européanistes de Leiden.

Voyez par exemple le nombre de mots anciens grecs que précédemment l’on rapprochait d’une racine indo-européenne, et qui,
depuis que Robert Beekes est passé par là, 
sont considérés comme NON-indo-européens, faisant partie du substrat linguistique pré-existant à l’arrivée des langues helléniques dans la région,.

(source)


Robert S.P. Beekes, l’auteur des

Comparative Indo-European Linguistics

et

Etymological Dictionary of Greek” (Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series)












Bon. Tout ça pour vous dire que Watkins, dans la même logique que Pokorny avant lui, rapprochait l’anglais sting (dard, aiguillon, piqûre / piquer…) d’une racine indo-européenne *stegh-, qui se serait en partie mélangée avec notre *(s)teig-, “piquer”.



Et franchement, ça a l’air d’aller de soi, non, que sting provient d'une racine proche de *(s)teig- !
Par la forme, et par le sens...

Enfin...  pour être parfaitement honnête, Watkins lui-même ne voyait qu’une parenté possible - non certaine, donc - entre sting et *stegh-.

Il faisait remonter l’anglais sting au vieil anglais stingan, dérivé d’une forme germanique (non-attestée) *stingan-.

Et il imaginait que - peut-être (ah, les“perhaps” de Watkins... [soupir]) -, ce proto-germanique *stingan- aurait pu provenir d’une forme nasalisée de *stegh- : *stengh-.


Guus Kroonen
Pour Guus Kroonen
(Etymological Dictionary of Proto-Germanic, Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series), 
cependant, l’affaire est clairement entendue: 

hormis dans le groupe germanique, on ne retrouve aucun autre dérivé de cette racine.



Donc, pour faire simple et aller droit au but, sting est d’origine germanique, et non pas indo-européenne.

oui, je sais,
moi non plus ça ne me rend pas fou de joie...

Oh, Pokorny rapprochait volontiers les grecs στοῖχος, stoîkhos, “cible, but, point visé” et στάχυς, stákhus, “épi (de maïs)” de dérivés germaniques de *stingan-, mais voilà, encore une fois, Beekes est passé par là. 

Et pour lui, aucun doute ne subsiste, στάχυς, stákhus est un mot du substrat pré-grec. 
Il suffit de regarder son dérivé ἄσταχυς, astákhus , avec cet α euphonique, voyelle prothétique qui ne peut être que d’origine non-grecque.  

Quant à στοῖχος, stoîkhos, on le rapproche à présent de la racine indo-européenne imperfective *steygʰ - (ou *steigh- selon les choix de retranscription): aller, monter, s’élever…


Donc, oubliez sting, du moins comme dérivé de notre *steig-.


Mais je ne veux pas non plus vous laisser sur une telle impression de vide, en proie à un si grand pessimisme!

Car la racine germanique *stingan-, même si elle ne remonte pas à l’indo-européen, a quand même donné quelques autres dérivés.

Comme le…

OUI !!

... vieux norois ...

stinga, dont dérivent
l’islandais,
le suédois et
le féroïen stinga, “piquer, percer”.
Par exemple, on dira couramment et communément, en islandais, 
Hann stakk hnífnum í borðið 
(où stakk correspond au singulier de la troisième personne du passé de l’indicatif du verbe stinga) 
pour “Il planta son couteau dans la table”. Geste délicat, considéré parfois même comme un peu maniéré, voire efféminé, marquant une certaine sympathie ou entente avec son vis-à-vis (lui planter son couteau entre les deux yeux pouvant, lui, être considéré comme la marque d'une certaine défiance, voire d'un manque de respect).



Mais pour clore ce dimanche en beauté, revenons donc à l’indo-européenne *(s)teig-, “piquer”.

Nous lui devons le latin… īnstīgō, īnstīgāre, “stimuler, inciter, piquer, exciter, ou forcément… instiguer.

Instiguer nous arrive du latin, au XIVème, par l’ancien provençal estigar.

Comme nous l’apprend le Grand Robert, le mot est à présent vieilli en français standard, mais s’utilise toujours en Belgique. (C'est normal, ils sont un peu plus lents, il faut que ça percole)
Instiguer qqn à faire qqch., le pousser, l'inciter. ➙ Exciter, inciter, pousser.
On les a instigués à refuser cet accord.

C'est sympa, le belge, mais le sanskrit, alors?
Ah, en sanskrit, on trouvera encore, comme cognat à īnstīgō , तेजते, tejate, pour “aiguiser”.


Allez, un p'tit dernier pour la route?

Partons du sanskrit, avec तिग्म, tigma, “pointu, acéré”.

En vieux perse, on trouvait tigra, de même sens.
Et en avestique, tighri, “flèche”.

Eh bien, c’est d’une source iranienne non déterminée,
mais qui est bien celle à qui nous devons le vieux perse tigra et l’avestique tighri, 
que dérive l’ancien grec τίγρις, tígris.

Repris (emprunté) en latin pour donner… tigris.

Puis en français, où il donnera, évidemment… tigre.




C’est par une forme suffixée *tig-ro- que Watkins fait dériver ce lointain iranien de notre *(s)teig-.

- Euh, et le rapport, entre tigre, pointu, acéré, et flèche ?
- Excellente question!

On pourrait penser, en toute logique, que le mot fait référence à la dentition du félin, à ses dents pointues et acérées.

Oui, mais alors : flèche?


flèze bleue

La flèche est pointue et acérée.

Et on suppose que le mot d'origine fait référence à la vitesse à laquelle l'animal peut courir, comme une flèche.

Et voilà aussi pourquoi le Tigre s’appellerait le Tigre (je parle du fleuve) : son courant pouvait être rapidecomme une flèche.
(Avant qu'on y mette des barrages, en tout cas, lorsque son régime, fortement influencé par la fonte des neiges, était très irrégulier.)

Le Tigre

- Tiens, et l’Euphrate, alors ?

Nous en avons déjà parlé.
Relisez donc…
des fjords à l'Euphrate


Non mais... Vous rendez-vous compte ??
Nous venons d'établir des liens entre tigre (l'animal), Tigre (le fleuve), et instiguer ! 

C'est dingue, non ?



Merci qui?
Mais... l'indo-européen, pardi.


Je vous souhaite un très beau dimanche, et une très agréable semaine.

Frédéric


Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine.

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).




Pour nous quitter...
Du Bach. Mais aussi du Vivaldi.



Le concerto en la mineur pour clavecin, cordes et basse continue
BWV 1065, 
qui n'est autre que la transcription - et transposition, excusez du peu - pour clavier du 
Concerto pour 4 violons en si mineur de Vivaldi