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dimanche 10 décembre 2017

Quand Luis Ocaña voyait Merckx partir en danseuse, il avait les foies.







“ Cette combinaison est noire et opaque pendant la fusion; mais, après le refroidissement, elle a une couleur hépatique, et ressemble parfaitement au foie de soufre ordinaire.”

Jöns Jakob Berzelius,

Traité de chimie, traduit de l'allemand, 1839

Jöns Jacob Berzelius, 1779 - 1848,
considéré comme l'un des fondateurs
de la chimie moderne
























Bonjour à toutes et tous !


Le dimanche 26 novembre, nous nous penchions sur la racine indo-européenne *Hyekʷ-“foie”.
Trop de caviar, c'est pas bon pour le foie

Nous découvrions que cette racine était (peut-être, sans certitude) à l'origine de l'allemand Leber, ou de l'anglais liver... 



*Hyekʷ-“foie”
peut-être !
forme ultérieure, pré-germanique *lipr-éh2-
racine germanique *librō-, “foie”
 mots germaniques pour foie: anglais liver, néerlandais lever, allemand Leber...



... ou même aussi à l'origine (mais toujours sans certitude) de l'arménien լյարդ (lyard), “foie”.




*Hyekʷ-
“foie”
peut-être !
vieil arménien լեարդ (leard), “foie”
arménien լյարդ (lyard), “foie”


(Ce l initial qui pose de vrais problèmes, tant dans les langues germaniques qu'en arménien, aurait pu...
- c'était la théorie du grand linguiste néerlandais feu Robert Beekes (superviseur, avec Alexander Lubotsky, du monumental Indo-European Etymological Dictionary de l'Université de Leiden), qui nous a quittés le 21 septembre dernier - 
... être repris du mot pour “gras” (nous pensons ici à l'indo-européenne *leip-“coller, adhérer, graisse...” et à ses dérivés)


Adieu, Monsieur le professeur.

Enfin, dans les langues balto-slaves, elle a notamment donné des mots aux sens de “frai, laitance, mollet”, dont le russe икра́ (ikrá), caviar.


*Hyekʷ-“foie”
racine balto-slave *jьkrà-, *jьkro-, frai, laitance, mollet”
mots baltes et slaves pour “laitance, frai, caviar, mollet...”



Dimanche dernier, nous passions en revue les dérivés de notre *Hyekʷ- dans les langues indo-iraniennes...
"Avant notre venue, rien ne manquait au monde. Après notre départ, rien ne lui manquera."
Avec, par exemple, le sanskrit...  यकृत् (yakRt), “foie”, l'avestique yakarə, “foie”, et surtout le farsi جگر‏ (djegar), “foie”, mais aussi “cher/chère”, ou “chéri(e)”.



À présent, intéressons-nous aux dérivés helléniques de notre *Hyekʷ-.

C'est une forme suffixée en -r̥-
(derrière ce -r̥- se cache en réalité le suffixe *(ó)-r̥ n, permettant de créer un substantif à partir d'un radical)
de notre *Hyekʷ-, *Hyékʷ-r̥-, qui, en passant par le proto-hellénique (non attesté) *eyékʷər-, a donné le grec ancien ἧπᾰρ, hêpar, donnant au génitif ἥπᾰτος, hḗpatos.

Et bien entendu, sans surprise aucune, ἧπᾰρ, hêpar, désignait ... le foie.


*Hyekʷ-
“foie”

*Hyékʷ-r̥-
racine proto-hellénique *eyékʷər-, foie”
grec ancien ἧπᾰρ, ἥπᾰτος (hêpar, hḗpatos), “foie”



Bah oui - faut-il le préciser ? - c'est de ἧπᾰρ, hêpar, ἥπᾰτος, hḗpatos que nous viennent nos hépatique, hépatite, ou encore ces hépat- ou hépato- qui entrent dans la composition de termes de pathologie et de médecine, comme hépatologie.

Hépatique, “qui se rapporte au foie”, nous est arrivé par le bas latin hepaticus“relatif au foie”, ou “qui a le foie malade”.
Mais ce bas latin hepaticus - je suis désolé de le dire - n'était qu'un calque du grec ἡπατικός, hêpatikós.

Figurez-vous qu'à l'origine, hépatique
- ou plutôt epatic (1240), epatique (1314), “hépatique” étant une réfection étymologique tardive (1538) -
désignait une plante (genre de renonculacées - vous voyez le genre), dont une certaine variété, l’hépatique commune, l'anémone hépatique ou herbe de la Trinité, était employée pour soigner les affections du foie. 


anémone hépatique


Et voilà pour le grec.



Quid du latin ?me direz-vous. 


Ah ! Par un proto-italique reconstruit *jekʷor-“foie”, c'est toujours bien notre forme *Hyékʷr̥ qui donnera le mot latin pour foie : iecur.


C'est au latin iecur que le grand cycliste espagnol devait son surnom de foie à pédales, du fait que sur le parcours du Tour, chaque fois qu'on lui demandait s'il allait courir ce jour-là, il répondait invariablement Si (claro), yé cour, yé cour.
Il faut dire aussi que les journalistes sportifs de l'époque étaient nettement plus cultivés qu'aujourd'hui. 
Luis Ocaña

Ah oui, j'oubliais ! 

Le latin iecur désignait bien le foie, anatomiquement parlant, mais le foie latin, à l'instar du farsi جگر‏ (djegar), correspondait également à d'autres choses : au siège de l'esprit ou de l'intelligence, à celui des passions, et des sentiments...

C'est d'ailleurs pour ce genre de propriétés attribuées au foie que l'expression avoir les foies signifie manquer de courage.

Avoir les foies, ça n'évoque honnêtement plus grand-chose, mais sachez que l'expression, à l'origine, était nettement plus compréhensible, car se disait : avoir les foies blancs. 

À l'époque on pensait que le foie fournissait le sang à l'organisme - d'où sa couleur sang, rouge sombre
Et la couleur rouge sang était notamment symbole de force et de courage... 

Dans ce contexte, un foie blanc, donc privé de son sang, devenait synonyme de lâcheté, mais aussi de peur, et par conséquent aussi de traîtrise (les lâches, ce sont des traîtres en puissance, méfiez-vous des peureux...). 

Au point qu'on qualifiait les traîtres de foies blancs...




*Hyekʷ-“foie”

*Hyékʷ-r̥-
racine proto-italique *jekʷor-, “foie”

latin iecur“foie”


Et voilà !

D'autres questions?


- Mmmmais ? Et le français foie, alors ?
















Mais enfin ?? Mais le français foie n'a STRICTEMENT RIEN à voir avec *Hyékʷ.

Enfin ?! AUCUN rapport.


Nous qui aimons les langues anciennes, et d'une façon générale avons le plus grand respect pour les Anciens, ceux qui nous précédèrent sur Terre il y a si longtemps, et à qui nous devons tant, nous devons hélas parfois admettre que la c*nnerie sans nom, la bêtise à l'état pur, ou le syndrome des deux bras cassés, c'est aussi d'eux que nous les tenons...


Et ça ne fait pas du bien.

Oula non...








Mais pourquoi ? Pourquoi ? Voilà bien la seule chose qui peut vous venir à l'esprit dans de telles circonstances.

Laissez-moi quelques instants pour me remettre, et je vous raconte tout ça.

Voilà.


Vous rappelez-vous cet article d'il y a un peu plus de deux ans : 
La rue Chaudron est une voie du 10e arrondissement de Paris, en France. (Wikipedia, "Rue Chaudron")
J'y expliquais que jamais Paris n'aurait dû s'appeler Paris

Mais plutôt Lutèce (ou selon la prononciation locale, Lutessaaaan)

En tout cas et en toute logique, son nom aurait dû se dériver, d'une façon ou d'une autre, du Lutetia originel.
Aujourd'hui peut-être que les plus bobos friqués-branchés d'entre les jeunes Lutéciens parleraient de leur ville comme de Lutt' (Luttaaaan) 
Pour le wiiikendaan, on s'ra sur Luttaaan


Idem pour cette invraisemblable, navrante, imposture qu'est notre fromage.
Maître corbeau, sur un arbre perché...
Il se fait que quelques abrutis - la boisson devait probablement y être aussi pour quelque chose - ont conclu de l'expression formaticus caseus,
fromage (caseus) moulé dans une forme (formaticus),
que formaticus signifiait fromage

C'est tout bonnement grandiose.

À des niveaux de c*nnerie pareils, mes amis, on touche carrément à la perfection. On se prend Dieu en pleine face.


- mmmh, mais quoi ?
- non, rien.


Eh bien, il s'est passé la même chose avec notre foie”.


En grec ancien, figue se disait σῦκον, sûkon. 

Déjà à l'époque, on engraissait les oies ou les canards. Avec des figues

Créé sur σῦκον, sûkon, on trouvait donc συκωτόν, sukôtón, “(engraissé) aux figues.

ἧπᾰρ συκωτόν, hêpar sukôtón, littéralement foie de figuesse disait du foie d'un animal engraissé avec des figues. 

Et désignait donc le foie gras.


Jusque là...





Les Romains, pour qui tout ce qui était grec était trop hype, ne purent s'empêcher de reprendre l'expression grecque
- c'était juste des gosses, de grands gamins, tout simplement ! -
et la transposèrent littéralement en iecur fīcātum, ce qui, sur rigoureusement le même modèle que le grec, en faisait “foie de figues”, contraction de foie d'un animal engraissé avec des figues

Nous sommes d'accord, ce n'était pas très malin de la part des Romains. 
Qui vraiment n'avaient aucune imagination. 
Mais bon, au moins, ça avait du sens.


Le souci, c'est que bien plus tard, en bas latin
- je n'veux pas faire mon upper middle class mais bon, il faut bien reconnaître que le bas latin, dit aussi latin vulgaire, n'était pas nécessairement parlé par des académiciens... -,
de iecur fīcātum, on a ... oublié
(on va dire ça comme ça, pour ne pas jeter l'opprobre sur des populations déjà si fragilisées, défavorisées et si peu éduquées)
le iecur. De l'expression iecur fīcātum, on ne retint donc plus que ficatum.

Par conséquent, pour foie gras, on parla dorénavant de fīcātum.






Ce stupide et ridicule ficatum, à force de désigner le foie gras, en a fini
- tant qu'à faire, continuons dans la même voie, hein les gars? Ouais, farpaitement ! -


à désigner le foie, en général.

C'est de ce ficatum d'une bêtise désarmante que nous arrive notre français foie, attesté au XIIIème.



Et c'est le même phénomène qui est à l'origine du mot pour foie dans d'autres langues romanes...

Vérifiez:
  • En aragonais? figado
  • En asturien ? fégadu
  • En catalan ? fetge
  • En corse ? fecatu, fegatu
  • En italien ? fegato
  • En occitan ? fetge, hitge
  • En portugais ? fígado
  • En espagnol ? hígado
(petite private joke pour un lecteur qui se reconnaîtra) Hígado.  Et avec un h !

Car le f initial de nombreux mots latins est devenu un h en espagnol (farina ⇒ harina, fīlius ⇒ hijo,  fābulārī ⇒ hablar...), vraisemblablement par l'influence d'une langue aujourd'hui disparue - quoique, certains pensent au basque - qui servit de substrat pour les langues ibéro-romanes...
PS: En linguistique, un substrat est une langue qui en influence une autre tout en étant supplantée par cette dernière. Ainsi, on peut dire que le gaulois est un substrat du français.




Et maintenant, vous savez tout !

Pourquoi on retrouve des dérivés de *Hyékʷ depuis les berges de la Baltique jusqu'aux rives du Gange, en sanskrit, en ourdou, en arménien, en grec ancien ou en latin, mais PAS en français, ni dans pas mal de langues romanes.

Et pourquoi, bizarrement, je n'ai pas commencé cette suite d'articles par le français, le latin, ou le grec...


Oh, vous n'êtes pas les seuls. Moi aussi, je suis consterné. 

J'ai honte.









Là-dessus, je vous laisse.


Et je vous souhaite surtout, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très bonne semaine !





Portez-vous bien !

Frédéric








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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

Daniel Barenboim joue, rien que pour nous, la sublime sonate No. 8 Op. 13, de Beethoven.

Oui, la Pathétique,
ce qui colle particulièrement bien à la façon dont on a fait de ficatum le foie.

Mais aussi, Beethoven serait peut-être mort d'une hépatite infectieuse.





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