- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 26 février 2017

C'est pas une épinoche qui va me stimuler l'appétit...


article précédent: le style et la manière




Au pays da-ga d'Aragon
Il y avait tu gud'une fill'
Qui aimait les glac's au citron
Et vanille

Au pays de-gue de Castille
Il y avait te-gue d'un garçon
Qui vendait des glaces vanill'
Et citron

Moi j'aime mieux les glac's au chocolat
Poil au bras
Mais chez mon pâtissier il n'y en a plus
C'est vendu
C'est pourquoi je n'en ai pas pris
Tant pis pour lui
Et j'ai mangé pour tout dessert
Du camembert
Le camembert c'est bon quand c'est bien fait
Viv' l'amour
A ce propos rev'nons à nos moutons
(...)

Aragon et Castille

Robert Jean-François Joseph Pascal Lapointe, dit Boby Lapointe  

Boby Lapointe
1922 - 1972
















Bonjour à toutes et tous!


Nous avions découvert dimanche dernier que l’étymologie de notre français style, “manière”, était loin d’être limpide.

Certes, nous pouvons sans heurts remonter jusqu’au latin stīlus.
Mais aller plus loin devient risqué.

Il n'y a guère, on avait coutume de rapprocher stīlus de cet autre latin stimulus, “aiguillon”. 

À l'origine de stimulus, mais donc aussi et surtout de stīlus, on proposait une racine indo-européenne, qui, selon les différents linguistes qui s’y sont intéressés, ressemblerait à *sti-, et évoquerait l’idée d’un objet pointu.

Le grand Félix Gaffiot lui même allait en ce sens.
Et établissait, en toute logique - selon cette démarche du moins -, le lien entre stīlus et le grec ancien στίζω, stídzô, “marquer d’un instrument pointu (d’où tatouer), piquer”, dont je parlais dimanche dernier.

Connaissez-vous la (fausse, évidemment)
lettre de Félix Gaffiot à Najat Vallaud-Belkacem,
Ministre française de l'Éducation nationale,
de l'Enseignement supérieur et de la Recherche.

Ce qui nous vaudra l'approximation du jour:
Najat Vallaud-Belkacem, qu'à la fin elle se casse.

On expliquait également le stimulus latin par un emprunt complexe à ce même grec στίζω, stídzô
Oh, si vous voulez vraiment tout savoir: 
Selon cette théorie, le latin aurait repris le grec στίζω, stídzô à son compte sous forme d'emprunt, pour en faire une forme verbale à présent perdue, et en tout cas non-attestée *stinguo, “piquer”. 
C’est sur *stinguo que se serait alors bâti en latin un hypothétique et très théorique *stigmulus, diminutif d’une forme de temps primitif perdue elle aussi, qui serait devenu par la suite, donc, le latin stimulus.

Ce double rapprochement, entre stīlus, stimulus et le grec στίζω, stídzô est évidemment tentant, mais hélas, même si rien ne prouve qu’il est impossible, rien ne permet non plus de l’affirmer.

Voilà pourquoi je ne le retiendrai pas.

Maintenant, c'est vous qui voyez!









Ce qui est certain, en revanche, c'est que, dérivé du grec στίζω, stídzô, “marquer, piquer”, il y avait στίγμα, stígma, “piqûre, signe, tatouage…”. 

Le latin l'a emprunté, classiquement pour en faire, bêtementstigma.

Et ce que la linguistique historique, dans son état actuel, avalise bien volontiers, c’est la présence, derrière les grecs στίζω, stídzô, “marquer, piquer” et στίγμα, stígma, “piqûre, signe, tatouage…”, d’une racine indo-européenne …

*(s)teig-, “piquer”.


Et je vous le garantis, il y a quelques surprises à en attendre…


Avant de nous y plonger:

Pour ce qui est de stimulus, je ne pense pas que je doive vraiment vous en détailler les dérivés français, stimulus, stimulation ou stimulant.

stimulants

Quant à stigma, j’ose espérer que vous aurez fait le lien avec nos stigmate, ou autres stigmatiser.



Le latin stigma s’employait au sens propre comme piqûre, marque (au fer rouge), coupure au visage, cicatrice, et au sens figuré, comme flétrissure, marque d'infamie.

Milady de Winter, marquée de la flétrissure de France,
infamante fleur de lys.
(ici, Faye Dunaway dans la version de Richard Lester des
Trois Mousquetaires, d'Alexandre Dumas)

Notre français stigmate en a repris les deux usages, en y ajoutant, spécialement, les cinq plaies de Jésus-Christ que certains saints, par mimétisme, auraient eues aux pieds, aux mains et au côté.



Alors, allons-y : *(s)teig- !

Commençons par les dérivés de son degré zéro: *stig-.


Vous connaissez, je suppose, l’épinoche.
Poisson (Acanthoptérygiens, enfin!) qui porte de deux à quatre épines dorsales indépendantes, et dont le ventre est muni de plaques osseuses (nom scientifique Gasterosteus aculeatus). Synonyme: arselet, cordonnier.
Dixit Le Grand Robert de la langue française

épinoche


Non, épinoche ne nous vient pas de là, mais simplement de épine, du latin spīna, de même sens.
Et si on appelle épinoche l’épinoche
- ou si on appelle l'épinoche épinoche, c'est comme vous voulez -,
c’est parce que son dos comporte des épines


En anglais, épinoche se dit stickleback. 
(Peut-être pas le mot le plus facile à placer, mais bon...)
Précisément pour les mêmes raisons!

Back, pour le dos, et stickle, du vieil anglais sticel, “dard, aiguillon”, ou “piqûre”.
Sticel provenait bien de *stig-, par une forme suffixée germanique *stik-ilaz.

stickleback


L’anglais to stitch, c’est coudre. Ou piquer, ou même suturer (une plaie). Voire brocher un livre.
Et en tant que substantif, stitch signifie aussi le point, le point de suture, la maille

Points de croix plutôt originaux



Le mot descend du vieil anglais stice, sémantiquement comparable à sticel: “dard, aiguillon, piqûre”.
Lui, c’est du proto-germanique *stikiz- qu’il dérive, descendant de notre *stig- indo-européenne par une forme suffixée *stig-i-.


Oh, et on a aussi l’anglais stick: bâton, baguette, stick (de hockey), branche
Ou en tant que verbe: “piquer, plonger, planter…”

Du vieil anglais sticca.

Sticca, provenait, lui, du germanique *stikkan-, toujours basé sur notre *stig-, ici sous la forme suffixée *stig-néh2-.

vieux sticks de hockey


- Bon, je crois qu’on a compris non? Plein de mots anglais dérivés de *stig-. C’est super, c’est cool. Et le français tu t’en fous, en fait!
- Bonjour, et très bon dimanche! Avez-vous bien pris votre café? Ou à l’inverse, n’en avez-vous pas trop pris?
C’est vrai, pour l’instant, nous n’avons évoqué que des mots et des racines germaniques.

Et le dérivé suivant, ne vous en déplaise, ne fera pas exception, car dérivant de l’indo-européenne *stig- par le statif germanique *stikkēn, “être piqué”, planté…”.

- Quoi? Et en plus tu persistes, et tu te f. de ma gl!
- Oui, je persiste, car voyez-vous, de *stikkēn s’est dérivé le francique *stikkan, “planter, percer…”.

Et qui dit francique

Oui!!














Nous l’avons repris en picard, fin du XIIème, sous les formes estequier ou estiquier, au sens de “enfoncer, transpercer”, ou même “attacher”.

En ancien français, le mot a évolué pour donner, au début du XIIIème, estechier, estichier.

Vous voyez où je veux en venir?

Non?

Ce que vous cherchez, c’est un substantif dérivé (fin du XIVème) de ce estechier, estichier / estequier, estiquier.
Ce mot a d’abord désigné un poteau fiché en terre, qui servait de but dans certains jeux.

Le Billon Poteau, vieux jeu picard
(source)


Oui, non??

Ce poteau, donc, par sa fonction même, désignait, signalait quelque chose…


Et maintenant? Mmmmh?
Non, toujours pas?

Le mot en est venu à désigner, au XVème, en vocabulaire juridique, 
  • soit par extension de la valeur de “signe, signal” qu’il revêtait, ou
  • soit tout simplement parce que certains de ces poteaux portaient une inscription
un petit écriteau indiquant le contenu d’un sac de procès, puis par la suite, aux XVème et XVIème, un mémoire contenant la liste des témoins d’un procès.


Alors, oui?

Aux XVIème et XVIIème, on utilisera même ce mot dans une locution, en langage juridique, pour signifier que l’on juge sur les apparences.



Cette locution, c’était… “juger sur l’étiquette”.

- Ah, ça y est, je sais: étiquette!
- Ah oui. Bien, bravo...!

















Eh oui, - encore bravo! - étiquette nous vient de là, par une première forme attestée en 1387:
estiquet / estiquette.

Par extension du sens juridique, et déjà fin du XVIème, étiquette désignera un petit morceau de papier fixé à un objet, pour en indiquer la nature, le prix…




Surprenant, non?

Franchement, vous vous attendiez, vous, à celle-là?

À ce rapprochement étymologique entre les grecs στίζω, stídzô, “marquer, piquer”, στίγμα, stígma, “piqûre, signe, tatouage…”, les anglais stickleback, stitch et stick, et notre étiquette?


“D'accord, OK. Mais euh... Et pourquoi parle-t-on d’étiquette quand on évoque les bonnes manières, le savoir-vivre?”me direz-vous.

Ce à quoi je vous répondrai: Excellente question!

étudiants à la International Butler Academy


Philippe le Bon
À la Cour de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, le mot s’appliquait à un formulaire contenant l’emploi du temps du duc et de sa cour.






Les périples de ce formulaire auraient pu être racontés par un Homère








Marie de Bourgogne
Car ce formulaire passera, sous le même nom, des Flandres en Autriche, par le mariage, en 1477 de Marie de Bourgogne avec l'archiduc Maximilien de de de…? d’Autriche. C’est bien, il y en a quand même quelques-uns qui suivent.


- étiquette!
- Oui, c'est bien, bravo, mais là, tout le monde a déjà trouvé depuis plusieurs lignes. Reposez-vous, maintenant.



Marie n’était pas vraiment ce qu’on appellerait une roturière.

Fille de Charles le Téméraire, elle fut ainsi duchesse de Bourgogne, de Brabant, de Lothier, de Gueldre, de Limbourg et de Luxembourg, comtesse de Flandre, d'Artois, de Bourgogne, de Hainaut, de Hollande, de Zélande, de Namur, de Charolais et de Zutphen, marquise du Saint-Empire, et tant qu'à faire, dame de Frise, de Malines et de Salins.



Oui, bon, il était beau intérieurement
Ah oui, et, excusez du peu, elle sera aussi la mère de Philippe le Beau, le père de ... Charles Quint.













Et justement: c’est peut-être à l’occasion du mariage de Philippe le Beau avec Jeanne Ière de Castille (la fille de la reine Isabelle Ière de Castille et du roi Ferdinand II d'Aragon elle-même), que le formulaire, son usage, et - surtout - son nom - furent introduits à la cour d’Espagne.






Le mot (étiquette, pour les moins vifs d'entre nous) sera emprunté en espagnol, pour devenir etiqueta, avec toujours ce sens de ”cérémonial de cour, noté sur un formulaire”.

De là, les amis, le mot espagnol sera emprunté, début du XVIIème … en français!
Et en profitera pour se (re-)franciser, en ... étiquette.

Il ne se répandra vraiment en français qu’à la fin du XVIIème, pour désigner alors le cérémonial en usage dans une cour - et forcément -, notamment à Versailles, puis, auprès d’un chef d’Etat, et par extension, des formes cérémonieuses entre particuliers…


Pas mal, comme Odyssée, non?


Mais le vieux français etiquet / *estiquet, etiquette, estiquette n’a pas fini de nous surprendre.

Car - le savez-vous? - il est passé en anglais.

Pour donner… ticket.

Qu’à nouveau, nous avons emprunté en français.



Ah, ces aller-retours charmants entre la France et la Grande-Bretagne, c’était du temps d’avant le Brexit, ça ma bonne dame!



Et nous, nous en resterons là!

Mais notre francique *stikkan a encore quelques secrets à nous livrer.

Ça, ce sera pour la prochaine fois.



D’ici là, passez un très bon dimanche, et une excellente semaine!




Frédéric

Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Et pour nous quitter, 
un emprunt - musical cette fois - à la Cour d'Espagne,
le doux, le mélancolique Pavane pour une Infante défunte, de Ravel.

Mais ici, dans une version très très personnelle
Et au piano uniquement.

Mesdames, Messieurs, voici le pianiste Maurice Ravel! 
Oui, c'est lui-même qui interprète sa composition, en 1922



dimanche 19 février 2017

le style et la manière





La vie n'a de sens qu'en elle-même.
Sa beauté est un coup d'aile sur la paille du fleuve
un chant qui saigne au bord de quelques nuits
et retourne au miroir.
Tout est devenu simple avec cette pensée
je prends des trains sans savoir où ils vont
je débarque nulle part il fait chaud il fait froid
je connais cette ville je ne la connais pas.
Je bois des vins de sable avec l'ombre qui passe.
J'ai connu cette femme c'était sur une plage
où neigeaient des oiseaux je crois que le soleil
a une éternité plus vraie d'avoir touché
douceur et cri
le point d'eau sombre de ses yeux
et le sourire de son sexe.
Je me souviens de la vitre incendiée
au cœur le plus tendre du soir.
Qui aura comme moi
le rêve de n'être plus
que le souffle
le tremblement
l'odeur de l'autre ?
Elle a été le lit du fleuve de mon être
par nous quelque chose du monde s'accomplissait
et je ne sais même plus
lequel des deux a quitté l'autre
qui est mort et qui est vivant
ni son nom ni le mien.
Comme les bougies qu'on souffle
aux courtes fêtes de l'enfance
les voix s'éteignent une à une.
Je la suis par les pontons et les agrès
d'une ville amarrée sous la lune étrangère
qui appareille au petit jour
laissant sur le quai du silence
la phrase nue et sans écho de notre vie. 


Poème pour Lia,

André Sempoux

le poème est tiré de son roman Le Dévoreur
André Sempoux, né en 1935,
poète, nouvelliste, essayiste, romancier et Belge
















Bonjour à toutes et tous!


*stā-. “Être debout”?





NON!

- Mais je?













- Je détecte de l'incompréhension. Mais vous avez bien lu. NON.

Pas ce dimanche.

Je vous propose une petite trève

Car, dimanche dernier, nous avions notamment parlé de style, ce descendant du grec στῦλος, ‎stûlos “colonne”, et qui, en botanique, désigne la partie allongée du pistil, entre l’ovaire et le ou les stigmates d’une fleur.

Et il m’a semblé intéressant de profiter de l'occasion pour nous pencher un moment sur notre français “style”.

L’autre style.

Le style, quoi.

Savile Row, classe et style

Style.

Selon le Grand Robert:
Aspect de l'expression chez un écrivain, dû à la mise en œuvre de moyens d'expression dont le choix, raisonné ou spontané, résulte dans la conception classique des conditions du sujet et du genre, et dans la conception moderne, de la réaction personnelle de l'auteur en situation. 
Manière particulière (personnelle ou collective) de traiter la matière et les formes en vue de la réalisation d'une œuvre d'art; ensemble des caractères d'une œuvre qui permettent de la classer avec d'autres dans un ensemble constituant un type esthétique. 
Manière personnelle d'agir, de se comporter, jugée d'après des critères de valeur.

Le français style, dans ces acceptions, n’a aucun rapport avec le grec στῦλος, ni a fortiori avec notre vaillante *stā-, “être debout”.

Et quand je dis aucun, c’est aucun.

Aucun, petit village des Hautes-Pyrénées (863 m d’altitude)

Vous le savez - si du moins vous me suivez depuis un certain temps -, j’ai des armes linguistiques de prédilection.

J’affectionne particulièrement le “American Heritage Dictionary of Indo-European Roots

de Calvert Watkins,

sans qui, d’ailleurs, ce blog n’existerait probablement pas, ou du moins pas sous cette forme.









Mais parmi les autres ouvrages qui me servent de référence, j’utilise également abondamment d'autres sources, provenant d’une école de linguistique historique moderne et réputée:

les dictionnaires d’étymologie indo-européenne de l’Université de Leiden, aux Pays-Bas:

Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series”,

rédigés par une équipe internationale de linguistes historiques de renom.









Le seul problème avec ces dictionnaires? (car il y en a quand même un) 
Leur prix, tout simplement.

Je profite d’ailleurs de l’occasion pour remercier à nouveau chaleureusement l’Université de Mons pour son aide précieuse. 
(de mon temps, il y avait beaucoup plus de filles moches,
et pratiquement que des mecs blancs
C'est vraiment bien, cette évolution!)

Je vous l'avais déjà raconté:
J’avais en effet sollicité l’aide de cette vénérable institution pour me permettre, d’une façon ou d’une autre, d’avoir accès à ces superbes ouvrages au prix prohibitif, et vraiment, l’Université de Mons...
- dont fait partie intégrante, à présent, l’école supérieure où j’avais appris la traduction il y a longtemps, et où j’avais suivi ce cours d’indo-européen dont je parle régulièrement, et à qui je dois la passion qui nourrit ces pages -
... m’a permis d’aller plus loin, de me dépasser


Car pour réponse à ma demande, mon Université, chères lectrices, chers lecteurs, a fait beaucoup plus pour moi que je ne pouvais l’imaginer: elle m’a offert une leçon de vie!
(et dire que certains reprochent aux Universités de ne pas être suffisamment en phase avec la vraie vie) 
Oui, merci à vous, membres du corps académique! Car vous m'avez aidé à comprendre que je pouvais y arriver seul, que donc je n'avais pas besoin d'un accès académique à ces dictionnaires, au demeurant d'aucun intérêt pour l’Université de Mons
De la linguistique historique, à l’Université de Mons!? 

On apprend tous les jours, et à tout âge, vous savez ; et il faut avoir le courage de se remettre en question.  
Et là - révélation! -, je compris que pour le monde académique montois, j’étais ce qu’on appelle, dans le jargon si fleuri du monde universitaire, bien plus qu'un simple alumnus, mieux qu'un ancien, j'étais une sous-merde. 
En toute cohérence, d’ailleurs, avec l’endroit où ils proposaient que je me carre la collection complète desdits dictionnaires.
(C'est du moins ce que j'en déduisis: les représentants de l'Université exprimèrent leur position en termes plus galants ; je vous en donne ici mon interprétation personnelle, forcément subjective, et peut-être légèrement exagérée.)
Et franchement, à présent j’ose le dire: ça m’a fait du bien.  
Oui, bon, je n’ai pas pu m’asseoir pendant un certain temps, mais par la suite, cet épisode m’a permis d’avancer sur le grand chemin de la vie.  
Une bonne gifle, ça n’a jamais fait de mal à personne. Parfois même, ça fait un bien fou (mais ça dépend à qui vous la donnez).


Ah, ça, ils ont bien raison, à l'UMONS!



Mais donc!

Dans mes recherches sur le grec στῦλος, ‎stûlos “colonne” de la semaine dernière, j’étais resté sciéinterloqué, hébété, voire médusé, si pas estomaqué devant un bien curieux passage de l’article de Robert Beekes sur στῦλος dans son monumental “Etymological Dictionary of Greek”, de cette fameuse série des Dictionnaires étymologiques de l’université de Leiden.

Robert Beekes, c'est lui!

Je cite:

“στῦλος, "colonne, pilier, support", aussi = latin stīlus "pièce de métal pointue" (tardivement), cfr. Sempoux Rev. belge de phil. 39 (1961): 736ff. ◀ indo-européen *sth2-u-lo- "poteau" ”
Mais??

Contre toute attente, et surtout à l’encontre de pratiquement toutes les sources auxquelles j’ai accès, Beekes semble dire qu’au grec στῦλος,  il y a également lieu de rapprocher le latin stīlus.

C’est du moins ce que j’avais interprété de ce laconique “also = ...”, dont il use ordinairement pour établir des liens.





Transi, fébrile, je suis allé voir chez son copain Alexander Lubotsky, en charge, lui, dans la même série, du dictionnaire étymologique de latin.

Alexander Lubotsky, c'est lui!

Et là, à stīlus, RIEN. Pas la moindre référence au grec στῦλος, ni à notre *stā- indo-européenne.

Mais enfin!?

euh... Maisje... 


- Mais coco, puisque Beekes cite ses sources: “Sempoux, Rev. belge de phil. 39 (1961)”, arrête de nous bourrer le mou, t’as qu’à y aller vérifier!
- Ben ouais. C’est ce que j’ai fait.

Oui, je les ai trouvées, ces
Notes sur l'histoire des mots « style » et « stylistique », d’André Sempoux (tant mieux pour lui), 
in 
Revue belge de philologie et d'histoire, tome 39, fasc. 3, 1961.
Langues et littératures modernes - Moderne taal- en letterkunde,
pages 736-746.

Et je les ai, au demeurant, beaucoup aimées.

Ça commence comme ça:
“NOTES SUR L'HISTOIRE DES MOTS «STYLE» ET «STYLISTIQUE» 
Contrairement à une opinion qui se rencontre encore, le latin stīlus n'a pas de rapport étymologique avec le grec ὁ στύλος qui désigne une colonne, un poteau, et remonte à l'indo-eur. *sthäu- *sthu-, « être debout ».” (…)
Plus clair que ça!

J'en conclus donc que le malheureux also = Lat. stīlus 'pointed piece of metal' (late)” de Beekes  voulait en réalité plutôt dire
à ce propos, voyez aussi le latin stīlus (avec ce qu’en dit Sempoux), que l'on a tardivement rapproché - erronément - de στύλος”.

Ouf.

Allez, on repart du bon pied. Mais vous n'imaginez pas le temps que ça prend, ce genre de détour...




Le français style, “manière”, ne provient donc pas de στῦλος, ‎stûlos mais bien du latin classique stīlus.

Le y de notre style est une réfection (un retour à l’étymon d’origine, donc) savante mais complètement stupide, ridicule, loufoque et farfelue, du temps où on croyait précisément que le mot descendait du grec στῦλος, ‎stûlos.



Qui dit réfection sous-entend que le mot en question avait connu un état précédent, d’avant la réfection. C’est assez logique.

Et OUI, avant de bêtement écrire style (fin du XIVème), on trouvait bien un très classique estile (fin du XIIIème), qui évoluera en stile au XIVème.


Nous devrions donc écrire “stile” pour du moins être en accord avec l’étymologie du mot.


le style hipster. Parfois, j'ai peur. Pour nous, pour l'Humanité.


Mais revenons un instant au latin.
Et nous devrons également expliquer comment, de pièce de métal pointue, on en est passé à manière!

Le stīlus latin pouvait désigner beaucoup de choses. 

Comme le disent Alain Rey, et avant lui Ernout et Meillet:
“Tout instrument composé d’une tige pointue”. 

Le mot s’était spécialisé en langage technique, pour désigner par exemple la tige du cadran solaire.



Et surtout, surtout, le mot désignera un poinçon (de fer ou d’os), terminé par une lame plate, la pointe servant à écrire sur la cire des, des… non, pas des abeilles: des tablettes, et la surface plate à … effacer.
















C’est ce sens bien précis qui explique que le mot, en rhétorique, deviendra synonyme de scriptura, “écriture”.
Oui, un peu comme notre “plume”, en français.

De là, il en viendra à désigner la façon d’écrire, puis, en s’étendant, la manière, d’une façon générale, la coutume, l’usage.


Le français reprendra tant les emplois concrets du mot, que ceux relatifs à la manière.
On y reviendra bien vite.


Mais avant tout, je me dois de répondre à cette question qui vous hante:

MAIS DE QUELLE RACINE INDO-EUROPÉENNE DESCEND-T-IL?


Mmmh. La réponse n’est pas immédiate.
Du tout.

Oh, oui, il y a des mots que l’on pourrait rapprocher du latin stīlus.

Comme le grec ancien στίζω, stídzô, “marquer d’un instrument pointu (d’où tatouer), piquer”)

Ou le - non-attesté- proto-germanique stikaną, “piquer”, “poignarder”…

Derrière στίζω, stídzô et stikaną, en tout cas, on détecte une racine indo-européenne de forme *stegh- ou *steig-, ou même *st(e)ig-, *(s)teig-, qui aurait signifié “être pointu, poignarder, percer, piquer, aiguillonner…”

Je dois vous l’avouer, bien peu de linguistes s’aventurent à faire le lien entre cette racine et stīlus, dont l’étymologie restera pour moi, jusqu’à nouvel ordre, inconnue, ou au mieux, incertaine.
  • Watkins ne l’évoque même pas, et nos amis de Leiden se montrent particulièrement réservés à son égard.
  • Alain Rey, lui, avance que le mot se rattache sans doute à une racine *sti-, mais sans aucune démonstration.
  • L’une des très rares références qui semblent ne pas douter de l’étymologie du latin stīlus, et le rapprochent bien d’une forme indo-européenne *steyg-, je l’ai trouvée en ligne, citée dans un article du wiktionary anglais: “l'Etimologico — Vocabolario della lingua italiana”, d’Alberto Nocentini et Alessandro Parenti, à l’article sur “stilo, istigare”.
  • André Sempoux, encore lui, le fait bien remonter à un primitif *stei- *sti-, « piquer ».

Et c’est tout ce que j’ai pu trouver.

Mwouais.
Moi, je resterai sur mes positions prudentes et conservatrices.


Bon, c’est pas tout ça.

Sur le latin stīlus, nous avons créé style, mais aussi, sans surprise, stylo (1912).

Abréviation de stylographe, emprunté dix ans plus tôt - oui oui, c’est bien ça: en 1902 - à l’anglais stylograph, 1882, construit lui-même sur stīlus et le grec γράφω, gráphô, “écrire”.

Le stylographe était, à l’origine, un porte-plume à réservoir.

un superbe stylographe des années 20



Par l’italien stiletto, “poignard à la lame mince et pointue”, diminutif de stilo, “poignard”,

stiletto


nous devons encore à stīlusstylet.
Oui, toujours affublé de ce stupide y.

Le stylet désigne toujours un poignard, mais peut désigner aussi l’aiguille d’un enregistreur (comme d'un sismographe),



ou en chirurgie, une petite tige métallique dont une extrémité est parfois percée d’un chas, destinée à explorer les canaux naturels et les plaies.




Et rien en entomologie? me demanderez-vous.
Mais si: rostre, pièce buccale pointue d’insectes piqueurs et suceurs. 




Pour dimanche prochain, je vous propose de continuer sur cette racine *steig-, “piquer, pointu”, qui pourrait bien vous surprendre…

Prenez cela comme de petites vacances, avant de reprendre le collier, avec notre intarissable *stā-.
Eh oui, vous ne pensiez quand même pas que j'allais oublier?




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très très belle semaine!



Frédéric

Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom: 
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen, 
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


et pour nous quitter, 
le premier mouvement, 
Pezzo en forma di sonatina,
Andante non troppo - Allegro moderato, 
en ut majeur, de la très belle
Sérénade pour cordes en ut majeur
(Серенада для струнного оркестра),
op. 48, 
de Piotr Ilitch Tchaïkovski