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dimanche 22 avril 2018

ah ça, le charme arménien ...






“Sur ce, vous pouvez croire en Dieu de deux façons,

ou comme la soif croit à l'orange, ou comme l'âne croit au fouet.”


Victor Hugo,
L'Homme qui rit















Bonjour à toutes et tous !



Nous en avons presque fini avec la délicieuse 
racine indo-européenne *bhāgo-“hêtre”, qui
- ne l'oublions pas -
nous a notamment légué

  • l'allemand Buche,
  • les anglais bookbeech et le buck- de buckwheat,
  • le bok- du norvégien bokmål euh... bokmål,
  • le latin fāgus,
  • nos bouquin et faîne,
  • le fago- de fagopyrum et enfin
  • une invraisemblable collection de toponymes, d'origine gauloise ou latine, de Bavay à Fayt-lez-Manage.



Oui, nous en avons presque fini avec elle...

C'est toujours un moment un peu difficile, celui où l'on doit s'éloigner d'une racine avec qui on a partagé des moments d'étude, de recherche, mais aussi de formidables découvertes... 


Should auld acquaintance be forgot...


Alors, essayons au moins de finir en beauté, ce sera le plus bel hommage que nous puissions rendre à cette ancêtre multimillénaire, sans qui nos langues modernes ne seraient pas tout à fait les mêmes, sans qui un habitant de Fayt-lez-Manage n'aurait pas d'endroit où loger.
- T'habite où, toi ?
- ... [silence embarrassé] ... Ben euh, 'sais pas, c'est près de Manage...

Une fois n'est pas coutume, je vous propose maintenant, non pas des mots qui dérivent de 
*bhāgo-, mais bien des mots qui n'en dérivent pas.






- Mais enfin, c'est complètement stupide !

- Bonjour Monsieur Ucon, vous allez bien ? 






Ce que je veux dire, c'est que certains mots ont été attribués erronément à notre vaillante *bhāgo-.
À mon sens tout au moins, me fiant, comme souvent, au résultat des recherches des linguistes de Leiden.

Donc, voilà quelques mots qui ne dérivent pas de cette jolie *bhāgo-, même si, à un moment ou un autre, on le crut...

En un mot Commençons par l'albanais... bung (“châtaigne / marron, chêne”), qui proviendrait plutôt d'une autre racine indo-européenne, que Watkins retranscrit sous la forme *bheuə-, et à qui il associe le champ sémantique “être, exister, grandir”.


Les Albanais et les châtaignes...


Vachement intéressante, cette petite *bheuə-, je pense qu'on y reviendra...

Pas non plus issu de *bhāgo-, le slave *bazъ“sureau”, d'où par exemple le russe бузина́ (bouziná), devinez... OUI ! “sureau”.





- Et fagot
- Mmmh ?
- FAGOT, le français fagot !!
- Ah oui, fagot... Bof...

L'étymologie de notre fagot est plus qu'incertaine.
Oui, Pierre Guiraud l'a bien rattaché au latin fāgus, mais ce n'est qu'une supposition

Quant à eux, Bloch et Wartburg ont bien tenté d'en faire un emprunt, par le provençal fagot, à l'ancien grec φακελος, phakelosfaisceau, botte

Or, on sait maintenant que le mot est arrivé en français avant le mot provençal... 

Donc: comme je disais: bof.





En revanche !!!

Je vous livre encore ici quelques beaux dérivés de notre gentille *bhāgo-...

Si l'on en croit Հրաչ Մարտիրոսյան
- je veux dire le linguiste arménien Hrach K. Martirosyan -,
même si la photo n'est vraiment pas terrible, c'est lui:
Hrach K. Martirosyan


on peut retrouver notre *bhāgo- en arménien: բոխի, boxi, “charme” (l'arbre), via le proto-arménien *bo(k)-x-i.


charme



Nara Noïan, ou le charme arménien


Et nous retrouverons bien notre infatigable *bhāgo- dans les langues ... slaves !

Mais il ne s'agit ici, plus que vraisemblablement, que d'emprunts au germanique, preuve en est le lien étroit que l'on y retrouve entre les acceptions de lettre et de hêtre, si caractéristiques des étymons germaniques.

Et donc, le germanique *bōk(j)ō-,“hêtre” serait passé dans le groupe slave par le proto-slave *bukъ, “hêtre, lettre(peut-être par le gotique?).


C'est lui, à l'origine du russe бук (bouk)“hêtre”, ou du russe бу́ква (boukva)“lettre”.

plein de lettres russes...


Mais notre *bhāgo- ne s'est pas arrêtée en si bon chemin...

Que nenni !

Car nous pouvons la suivre jusqu'en ancien grec !


Par une forme proto-hellénique *pʰāgós
dont le sens est incertain: hêtre, chêne ? -,
elle a donné...
  • le dorique φᾱγός, phāgós, et surtout
  • l'ancien grec φηγός, phēgós, “chêne”, ou - je vous prie de m'excuser - “gland”.
chêne grec


chaîne grecque




Et là, et là, nous sommes arrivés au bout de notre chemin avec *bhāgo-.


Le bouquet final, nous le ferons avec un de ses dérivés français, que je vous réservais à cet effet, rien qu'à vous...




Un mot que JAMAIS vous n'auriez associé aux anglais book ou beech, au bokmål... bokmål ou au russe бу́ква. 

Ni à faîneBavay, ou Fayt-lez-Manage, soyons clairs.


JAMAIS !


JA - MAIS !!


Ce mot, le voici:

...


...


...


fouet !




Car, oui!!, notre fouet descend du latin fāgus“hêtre”.

Il est en réalité le diminutif de l'ancien français fou, descendant direct de fāgus.

On suppose que le mot - qui devait en tout vraisemblance signifier petit hêtre
- je ne veux pas vous embarrasser, mais on parle bien d'un diminutif -,   
en est venu à signifier “baguette de hêtre”, puis enfin - fin du XIVème -, fouet.


Eh oui, book et fouet. Vous les auriez associés, franchement ?? 
En dehors, bien sûr, de Fifty Shades of Grey, ce bouquin de l'auteur britannique E. L. James.




Bon ben voilà.

La semaine prochaine, une nouvelle aventure nous attend !





Allez hop, une petite récap, et on se quitte ...



racine indo-européenne bhāgo-“hêtre
étymon proto-arménien *bo(k)-x-i


arménien: բոխի, boxi, “charme”

-----

racine indo-européenne bhāgo-“hêtre
étymon proto-germanique *bōk(j)ō-, “hêtre

emprunt

proto-slave *bukъ, “hêtre, lettre

russe бук (bouk)“hêtre”, ou russe бу́ква (boukva)“lettre”

-----

racine indo-européenne *bhāgo-, “hêtre”

étymon proto-hellénique *pʰāgós

dorique φᾱγός, phāgós, ancien grec φηγός, phēgós, “chêne, gland”







Chères lectrices, chers lecteurs, 

Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une superbe semaine !





À dimanche prochain, 




Frédéric


PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.


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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

de l'ensemble baroque canadien Tafelmusik, 

une version endiablée de 

l'allegro , le troisième mouvement du

concerto pour 2 violons en ré mineur BWV 1043, 

de Johann Sebastian Bach.

Pourquoi ?
Parce que.
C'est beau.

D'autres questions ?




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Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
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