article précédent : Je suis Brésilien, j’ai de l’or, Et j’arrive de Rio-Janeire.
Bonjour à toutes et tous !
Je m'interrogeais sur l'origine du français blesser.
Et me demandais par là même s'il n'y avait pas de rapport entre notre blesser et l'anglais to bless, “bénir”.
Mais enfin, coco, t'es à la masse, ou quoi ?
Blesser, ben c'est euh... blesser, faire mal, quoi, meurtrir, alors que to bless, mais c'est exactement l'inverse !!!
Enfin, presque: “accorder sa bénédiction”.
Et tout cas, c'est vraiment pas blesser.
Bonjour Monsieur Ucon,
Ce que vous dites n'est pas faux.
J'ajouterais même “curieusement” et “pour une fois”.
Mais... on pourrait être surpris. Il y a peut-être, malgré tout, un lien - étymologique s'entend - entre ces deux mots.
Et vous, qu'en pensez-vous ?
Oui oui, c'est à VOUS que je m'adresse, vous qui êtes en train de lire cet article.
Mmmmh ?
La façon la plus simple de le savoir
- s'il existe un lien entre ces deux mots, on reprend de ce café, et on suit ! -,
c'est de retrouver l'étymologie de blesser, de s'intéresser ensuite à celle de to bless, et de voir si nous tombons sur un ancêtre commun à ces deux mots.
Simple.
Allons-y donc, et commençons par ...
Blesser !
Le ©Grand Robert de la langue française, intarissable, nous raconte que ce verbe signifie (notamment)...
frapper d'un coup qui cause une lésion à l'organisme,
occasionner une blessure à (qqn, un animal, une partie du corps), ou
causer une douleur, faire mal à (qqn, une partie du corps).
Et blesser,
que ce bon Rachi, qui adorait tellement gloser, orthographie - mais nous ne sommes qu'au XIème siècle ! - blecier,
Rachi de Troyes |
signifie tout d'abord “meurtrir”, certes, mais plutôt “des olives, des fruits, pour les faire mûrir”.
“Meurtrir des olives pour les faire mûrir ! V'là aut' fose !”, aurait dit ce bon Monsieur l’abbé Couture, curé de Miramas, qui eût été auffi abafourdi devant ces propos que moi devant le rejet d'une Phèdre de compétition par un Hippolyte pubère et hétérosexuel.
Olives |
L'abbé Couture qui, dans un Mémoire sur la culture de l’olivier
- Mémoire auquel l’académie de Marseille a quand même accordé le second accessit en 1781, excusez du peu -,
écrivait...
“Le temps de la maturité d'un fruit , eft celui où l'on fe difpose à le cueillir. Cependant on cueille l'olive encore verte pour la confire & la mieux conferver. On n'attend pas même fa parfaite maturité pour l'olivaifon. Il fuffit que la moitié du fruit noirciffe ou que la plupart des olives aient pris cette couleur , ou foient rouges.
Cependant les fentimens font partagés sur cet état de maturité , & fur le temps auquel il faut faire la cueillette. On fait dire à Ariftote que les olives n'acquierent jamais une parfaite maturité fur l'arbre , y reftaffent-elles plusieurs années. D'après cette idée quelques-uns ont cru que pour les faire mûrir , il falloit les cueillir & les entaffer. En effet , après quelques jours elles noirciffent davantage , mais l'on a peut être pris un commencement de pourriture pour un point de parfaite maturité.”
Et ne vous moquez pas, furtout; effayez, vous, de parler avec la bouche remplie d'olives...
Ce n'est que vers 1100 - attesté dans la Chanson de Roland - que notre blesser, sous sa forme blecer, voit son sens évoluer pour donner “mettre à mal, porter atteinte à (qqn)”.
Son sens deviendra enfin, fin du XIIème, chez Chrétien de Troyes, “porter une blessure à quelqu'un”.
Son sens deviendra enfin, fin du XIIème, chez Chrétien de Troyes, “porter une blessure à quelqu'un”.
L'ancien français blecier provenait,
par une forme gallo-romane *blettiare, “meurtrir”,
du francique *blettjan.
Quant à ce *blettjan, il est vraisemblablement, par une forme verbale, issu de l'adjectif proto-germanique *blaita-, “pâle, blême...”.
- Mais enfin ! N'importe quoi !! Quel est le rapp...
- On y arrive, patience...
Vous comprendrez plus facilement le lien sémantique entre blesser et pâle quand je vous aurai dit que *blaita- se retrouve aussi dans le vieux haut-allemand bleizza, “décoloration bleuâtre”, “lividité, pâleur”, mais que l'on peut traduire également par... “ecchymose, trace d'une... blessure”.
En effet - vous l'aurez compris -, la pâleur en question n'est ici que la trace d'une blessure.
Signalons
- moi, franchement, je m'en f.s un peu, mais bon, vous en ferez peut-être quelque chose ? -que c'est encore du germanique *blaita- qu'est issu le vieil anglais blāt, toujours au sens de “pâle”.
On fait remonter *blaita- à la délicate *bʰloid-o-, le timbre o d'une racine disons... plus spécifiquement européenne que proprement indo-européenne .
Donc, entendez “(relativement) récente”, créée sur le tard, qu'on ne retrouve que dans les langues strictement européennes, bien après cette époque glorieuse où l'on pouvait encore parler d'un tronc commun indo-européen qui ne s'était pas encore (trop) ramifié.
(source) |
Et comme vous ne me laisserez pas tranquille si je n'en parle pas, voici quelques-uns de ses dérivés ailleurs que dans le groupe germanique.
Dans les langues balto-slaves, avec,
via l'étymon proto-balto-slave - on s'accroche - *bloiʔd-(w)ó-
et via l'étymon proto-slave *blědъ-,“pâle”
- le - YES YES YESSSSS- vieux slavon d'église блѣдъ (blědŭ),
- le russe dialectal бледо́й (blidój) - la version standard étant бле́дный (blédneuil), ou encore
- le serbo-croate blijed,
- et plein d'autres encore, mais tous, tous signifiant toujours “pâle”,
et, via cette fois l'étymon proto-balte *blaivas-,
- le lituanien blaīvas, “blanchâtre, bleu...” .
L'étymologie de blesser : fait.
Voilà donc la première moitié de cette étude terminée.
Voilà donc la première moitié de cette étude terminée.
Enfin, oui et non...
Car - et vous l'avez peut-être déjà deviné -, nous avons hérité d'un autre mot français du francique *blettjan.
Et pour ceux qui ne l'ont pas vu arriver, le fait que blecier, le dérivé de *blettjan, signifiait “meurtrir des fruits pour les faire mûrir” devrait vous mettre méchamment sur la voie...
Car OUI, l'ancien français qui s'employait pour désigner un fruit meurtri, un fruit blessé
- ou comme on l'écrivait à l'époque, blece -,
par une réfection (un retour à la forme francique d'origine) que l'on date de la fin du XIIIème, est devenu... blet, blette !
L'adjectif blet, blette,
attesté en un premier temps au féminin (ah, l'inclusion, déjà !) car, tout simplement, pratiquement tous les noms de fruits en ancien français étaient féminins,
désignait un fruit trop mûr, trop meurtri...
Vous aviez fait, vous le rapprochement entre blesser et blet ?
Vous auriez imaginé, ne fût-ce qu'un instant, que le lituanien blaīvas, “blanchâtre, bleu...” eût pu être si proche de notre blesser, ou du vieil anglais blāt, “pâle” ?
Sans rire ?
Ben oui, c'est ça, l'indo-européen.
À présent, amis lecteurs, il nous reste à passer à l'étymologie de l'anglais “to bless”, “bénir”.
Mais pas aujourd'hui.
Non, ça, ce sera pour dimanche prochain...
Une p'tit' récap', et on se retrouve dans une semaine...
racine indo-européenne tardive *bʰloid-o-, “pâle”
⇓
proto-germanique *blaita-, “pâle, blême...”
⇓
francique *blettjan, “meurtrir”
⇓
gallo-roman *blettiare, “meurtrir”
⇓
ancien français blecier, “meurtrir (des fruits)”, puis blecer
⇓
français blesser
Chères lectrices, chers lecteurs,
Passez un EXCELLENT dimanche, et une TRES BELLE semaine !
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,
Coeur blessé,
ou plutôt
coeur blessééée,
par Petula Clark et son a-do-ra-ble accent...
Coeur blessééée,
torwtiurwéée,
par tiou le mal que tu m'as fééé...
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"Parler avec la bouche pleine d'olives" ! Morte de rire, mais excellent article Frédéric ! Quant à l'étymo de "bless", je pense la connaître, mais je n'ai pas de mérite : j'avais étudié *blettjan dans le cadre d'une étude sur les apports germaniques en ancien français. En tout cas, vivement dimanche prochain :-)
RépondreSupprimerBonjour, Françoise (je devine que c’est toi, même si Google ne te reconnaît pas). Ahaha, merci, vraiment ! Et pour « bless », attention, « Leiden » est passé(e) par là, et a fait quelques mises au point... passe une excellente soirée !
RépondreSupprimerOui, c'est moi, le commentateur anonyme (désolée pour la virgule oubliée entre "article" et "Frédéric"), je suis démasquée :-)
RépondreSupprimerJe te souhaite aussi une bonne soirée, Frédéric ; encore une fois, j'ai hâte de lire la suite :-)
(je vais tout de même essayer de trouver ce que Leiden dit de *bless).
Bonjour Frédéric. Merci pour votre précieux article. Le thème des meurtrissures infligées aux fruits verts en vue de hâter leur maturation m'a fait ressouvenir du fameux verset biblique où le prophète Amos se présente en ces termes (Amos 7,14) : "Je n'étais pas prophète, je n'étais pas fils de prophète, j'étais bouvier, je traitais les sycomores ; en hébreu : bōlēs šiqmīm, littéralement : "j'étais un pinceur de sycomores". Bōlēs est le participe actif, mode exprimant l'être même de celui qui accomplit l'action exprimée par le verbe, du verbe bālas, qui signifie soit "pincer les tiges" soit "scarifier les fruits verts" pour les faire mûrir plus rapidement. Amos pinçait les sycomores en vue de nourrir son bétail.
RépondreSupprimerCe verbe bālas est un hapax de l'Ancien Testament, et je suis tenté d'opérer le rapprochement entre l'étymon hébreu BLS et le francique *blettjan. Dans ce cas, j'ajouterais cette racine BLS au fonds commun aux langues indo-européennes et sémitiques. Avec mes cordiaux messages.
Jean-Charles Bichet, pasteur, hébraïsant.
Bonjour Jean-Charles,
RépondreSupprimerVotre commentaire est particulièrement intéressant. Je vais, de mon côté, aller voir du côté du nostratique si y est référencée une racine commune.
Je vous tiens au courant ; encore merci pour votre contribution !
Bien à vous, Frédéric