article précédent: Pas avant de t'avoir tué, lâche !
“La bonne jument se vend à l'étable. La rosse doit courir les foires.”
Proverbe français
Bonjour à toutes et tous !
Nous étions le 12 août 2012.
Et nous parlions de la racine indo-européenne *kers-1, “noir, sombre, sale” dans cet article qui lui était consacré,
Elle a les yeux nuage radioactif, elle a le regard qui tue,et où je mentionnais l'existence d'une racine jumelle (par la forme, pas par le sens),*kers-2, “courir”.
Je vous promettais d'en parler, de cette jumelle. Un jour.
Ben on y est.
C'est le moment, c'est l'instant.
Je sais, ça a pris du temps, mais... tout vient à point à qui sait attendre. Et surtout sait supporter la procrastination de certains...
procrastination, dont nous avions d'ailleurs étudié l'étymologie un dimanche de novembre 2013, sur la proposition de mon ami Cyrille ; relisez demain matin.
Cette retranscription en kers-2 est due au tout grand Calvert Watkins, l'auteur du seul dictionnaire de chevet que je me connaisse, qui nous quittait la même année - oui c'était déjà en 2013 - pour la steppe pontique éternelle, le paradis
- ou bien mieux, le *pairiḍaēza (“jardin, enclos, espace clos”) ; relisez Pravda, perestroika, Alotta Fagina -des indo-européanistes ; où il doit sûrement taper la carte avec Émile Benveniste, Antoine Meillet et bien d'autres chers disparus.
Calvert Watkins, 1933 – 2013 |
Je pourrais reprendre, en ce dimanche 10 juin 2018, la transcription de cette racine telle que proposée par Mallory et Adams dans leur
The Oxford Introduction to Proto-Indo-European and the Proto-Indo-European World
qui, me semble-t-il, est globalement acceptée à l'heure actuelle:
*ḱers-, “courir”
Mais peut-être par facilité, mais surtout par cohérence avec les retranscriptions que j'utilise habituellement dans ce blog, reprises des dictionnaires d'étymologie indo-européenne de l'Université de Leiden, je vous en donne la version de Michiel de Vaan
(Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages, Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series),qui en est vraiment, vraiment très proche (et qui évite de passer trois heures à reproduire des ḱ sur un clavier d'ordinateur):
*kers-, “courir”
Le décor étant planté, allons-y.
Et pour une fois, je vais faire simple, et vous donner immédiatement la fin de l'article: *kers- nous a donné le français courir...
D'autres questions?
Rassurez-vous. Si je me permets ce raccourci bien cavalier, et vous prive d'un délectable suspens, c'est que nous serions de toute façon bien vite arrivés à ce dérivé...
Ce qui est plus intéressant, nettement, c'est le chemin par lequel nous sont parvenus les divers dérivés de *kers-... Ainsi que la sémantique que l'on peut retrouver derrière ces mots...
Et puis, sachez déjà qu'hormis courir et d'autres dérivés finalement bien simples à déduire, *kers- nous a laissé aussi quelques très jolies surprises... Mais ça, ce sera pour plus tard...
Dites-moi, avez-vous lu ce remarquable livre de David W. Anthony qu'est
The Horse, the Wheel and Language (How Bronze-Age Riders From the Eurasian Steppes Shaped the Modern World) ?
Si vous lisez l'anglais, je vous le recommande chaudement. Vraiment.
David W. Anthony, passionné et passionnant,
c'est lui |
Eh bien, cette jolie *kers- nous renvoie, à sa façon, à ce lointain rapprochement entre l'homme et le cheval.
J'en ai assez dit. Revenons à notre point de départ.
*kers-, par son timbre zéro *krs-, a donné deux formes verbales particulières,
- *krs-e/o-, proprement “courir”, et
- son participe présent *krs-o-, “courant”.
C'est sur cette dernière (*krs-o-, allez, on le prend, ce deuxième café) que se construiront des dérivés dont la sémantique évoquera le chariot.
Oui, ce véhicule étroitement lié au cheval, cet animal qui court...
On retrouvera ces deux formes en proto-italique, avec les étymons
- *korse/o, “courir”, et
- *korso-, “chariot”.
Le latin en a fait le verbe currō, currere, “se mouvoir rapidement à toutes jambes” .
Et sur currō s'est créé currus, “chariot”.
Vous pouvez le deviner, c'est de currō, currere que provient notre français courir.
Vers le milieu du XIème siècle, currere a donné naissance à l'infinitif ancien français curre.
Un pt'it changement de conjugaison, et hop, curre s'est vu remplacé par curir (fin du XIème), qui aboutira en courir.
Ce vieux verbe courre s'entendait comme courir, mais aussi comme poursuivre, chasser...
Dans le vocabulaire de la chasse, précisément, il signifiait spécialement...
Chasser, poursuivre, traquer... (on parlait de “courre la biche, le brocard, le cerf, le chevreuil, le daim, le faon, le lièvre, le renard, le sanglier”).
Car c'est bien lui que l'on retrouve dans le toujours - hélas - actuel syntagme “chasse à courre”,
“chasse qui se fait avec les chiens courants et à cheval.”
Merci merci oh toi, Grand Robert de la langue française
“A-t-on jamais parlé de pistolets, bon Dieu!
Pour courre un cerf?”
Molière, les Fâcheux, ii, 6
D'ailleurs, d'ailleurs, notre actuel courir, dès le XIIIème, en emploi transitif, a repris cette acception de courre.
On parlera dorénavant de courir le cerf, le chevreuil, le daim, le lièvre, le sanglier, ou, bien entendu, le jupon...
“Ce maraud de farceur m'a fait si bien connaître,
Que les petits enfants, sitôt qu'on m'aperçoit,Me courent dans la rue et me montrent au doigt.”
Corneille, la Suite du Menteur, i, 3
- Bon ben ok, on a compris! Et donc, char, ça vient du latin currus, “chariot”!
- Eh ben non, justement...
Car notre char descend du latin... carrus, doublet de currus.
- Ah c'est malin! Et qu'est-ce que ça change, si tu es si intelligent ?? “nanana, c'est pas currus, c'est carrus” !?
- Mais ça change TOUT !
Car carrus, tout en étant un parfait dérivé de *kers-, n'est qu'un emprunt latin au... gaulois!
Au gaulois karró-, *karros, par lequel les valeureux Gaulois désignaient un grand chariot qui leur permettait de transporter leurs bagages, et dont ils se servaient la nuit pour entourer leur camp.
Et OUI
En l'occurrence, par l'étymon proto-celtique *karro-, “chariot”, dont dérivent ...
Bon, je dois vous laisser ici.
La récap', et on se retrouve dimanche prochain !
Car notre char descend du latin... carrus, doublet de currus.
- Ah c'est malin! Et qu'est-ce que ça change, si tu es si intelligent ?? “nanana, c'est pas currus, c'est carrus” !?
- Mais ça change TOUT !
Car carrus, tout en étant un parfait dérivé de *kers-, n'est qu'un emprunt latin au... gaulois!
Au gaulois karró-, *karros, par lequel les valeureux Gaulois désignaient un grand chariot qui leur permettait de transporter leurs bagages, et dont ils se servaient la nuit pour entourer leur camp.
Et OUI
- comme on l'a vu quelques lignes plus haut -,ce gaulois karró-, “chariot”, provenait de *kers- par son degré zéro *krs-o-, “courant”.
En l'occurrence, par l'étymon proto-celtique *karro-, “chariot”, dont dérivent ...
- le - aaaaaaaah, OUI, c'est LUI, le
*** !!! moyen gallois !!! ***
carr,
- le vieil irlandais carr,
- le cornique car,
- ou l'ancien breton carr, d'où le moyen breton carr, et le breton karr (le k faisant nettement plus breton).
Bon, je dois vous laisser ici.
Pour tout vous dire, je suis à Paris, où j'accompagne ma ... compagne à un salon de la miniature, dans le cadre duquel elle présente les réalisations de son association le Blondie's Miniatures Club à l'occasion du Salon International de la Maison de Poupée de Paris (le SIMP, http://www.simp-paris.com/).
Et que je termine cet article sans Internet, ou alors en puisant sur mon abonnement data, l'hôtel - dont je tairai le nom - où nous passons la nuit n'étant pas fichu d'offrir un accès Internet décent à ses clients, et le temps m'étant de toute façon compté... Là, je dois vraiment aller dormir...
La récap', et on se retrouve dimanche prochain !
racine indo-européenne *kers-, “courir”
⇓
degré zéro *krs-
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formes *krs-e/o-,“courir” et *krs-o-, “courant”⇓ ⇓
proto-italiques *korse/o, “courir” et *korso-, “chariot”
⇓
latin currō, currere, “se mouvoir rapidement à toutes jambes”
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currus, “chariot”
⇓
ancien français curre
⇓
changement de conjugaison
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curir
⇓
courir
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ancien français curre
⇓
courre (dans chasse à courre)
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racine indo-européenne *kers-, “courir”
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degré zéro *krs-
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forme *krs-o-, “courant”
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proto-celtique *karro-, “chariot”
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gaulois karró, “chariot”
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emprunt
⇓
latin carrus, “chariot” , doublet de currus
⇓
français char
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une superbe semaine !
À dimanche prochain,
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,
quoi de mieux que les doigts qui courent sur un clavier d'orgue,
nous transmettant ainsi le superbe Prélude et Fugue en Sol majeur, BWV 550?
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