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“Et c’est le même secret que je t’enseigne. Ton passé tout entier n’est qu’une naissance, de même que, jusqu’aujourd’hui, les événements de l’empire. Et si tu regrettes quelque chose, tu es aussi absurde que celui-là qui regretterait de n’être point né à une autre époque ou petit alors qu’il est grand ou dans une autre contrée, et qui puiserait dans ses absurdes rêveries son désespoir de chaque instant.”
Antoine de Saint-Exupéry,
Citadelle (1948)
Bonjour à toutes et tous !
Et moi, où je puise mon inspiration ?
nettement moins connues que les autres, et pourtant, c'est plus souvent elles que nous implorons... |
Où je puise mon inspiration ? C'était ça, la question ?
Oh, ben, parfois, je cherche dans le dictionnaire, ou je pioche dans un de mes dictionnaires d'étymologie indo-européenne préférés, par racine ou étymon (Watkins, ou “Leiden”, pour faire court).
Ou alors, bien sûr, je réponds à une suggestion, à une demande précise.
Ou moi-même je sèche devant un mot, et me demande vraiment quelle en serait l'origine...
Pour ce dimanche, c'est ce dernier scénario qui l'a emporté.
Je me demandais ce que pouvait bien vouloir dire notre français contrée.
Et quels étaient ses liens avec l'anglais country.
At the British countryside... |
Alors, qu'en est-il ?
Pour tout vous dire, j'avais déjà traité de la racine indo-européenne à l'origine du mot, mais jamais dans un article qui lui était dédié.
Pourquoi ? Mais parce qu'on la retrouve PARTOUT, et qu'en soi, et à mes yeux du moins, trop commune, trop courante, elle ne présente que peu d'intérêt.
Ouais... Si ce n'est dans ces mots comme contrée, où vraiment, on ne l'attend pas, où elle surgit sans qu'on l'ait invitée.
Honnêtement, je ne faisais pas le lien entre elle et contrée...
Oui, oui, oh, on y vient !!
Cette racine indo-européenne à l'origine de contrée, c'est ...
*kom-, “avec”.
- Et vraiment, c'est pas demain la veille que je lui dédierai un article -
Oui, bien sûr, *kom-, qui nous a donné le latin cum, et à sa suite cette multitude, cette masse, cette déferlante, cette flopée, ce fatras de mots follement passionnants, de commun à comprendre, de compatriote à comparse...
Pfff.
Vraiment - c'est peut-être strictement personnel -, mais je n'y trouve aucun intérêt.
C'est comme ça.
D'où ma grande surprise, précisément, en découvrant cette même *kom- derrière contrée...
C'est curieux, j'ai l'impression que vous trépignez...
Non ?
Allons-y.
Nous retrouvons notre contrée attesté sous les formes cuntretha et cuntrede, mi-XIème, pour évoluer en contree fin de ce même XIème siècle.
Et c'est de l'adjectif féminin bas latin (non attesté) *contrāta que tout ce petit monde descendait.
*contrāta, ellipse de contrāta regio, ou contrāta terra, désignant la région, ou la terre, là, en face...
Ce lopin de terre, cette étendue de terre, ou carrément ce pays, tant qu'à faire, qui
- étymologiquement -vous fait face.
Vous l'aurez deviné, l'adjectif *contrāta s'est créé sur le latin contrā, “en face de, vis-à-vis, au contraire de, en sens contraire de, par opposition à”.
C'est bien évidemment lui
- faut-il vraiment le préciser ? -qui nous a légué notre français “contre”, via, au IXème, la forme latine contra, évoluant, fin du XIème, en cuntre et enfin contre, vers 1170.
Et donc,
ça aussi, vous l'aurez compris,le latin contrā s'est construit, lui, sur cum.
Sur cum ? Ah bon ?
Mais oui !
Un mot, peut-être, avant d'aller plus loin...
Nous assistons ici, mais en un léger différé de quelques millénaires, au même processus qui a donné le latin extrā à partir de ex, ou intrā à partir de, de ... in (bravo si vous aviez trouvé).
Aaah [soupir], Ernout et Meillet en parlaient déjà.
Mais oui, et je savoure toujours autant la science de Messieurs Ernout et Meillet, ou Chantraine, qui avaient déjà compris l'importance des racines indo-européennes dans la reconstruction étymologique du latin, ou du grec...
Et donc, dans leur fameux, célèbre et indispensable dictionnaire étymologique de la langue latine, ces incroyables érudits qu'étaient Alfred Ernout et Antoine Meillet avaient déjà établi le parallèle formel entre le latin contrā (ou plus exactement son masculin contrō) et l'osque contrud.
L'osque ehtrad étant, lui, le pendant du latin extrā.
Même procédé, terminaison équivalente.
Remarquez la concision de l'osque. On parle d'ailleurs souvent de l'osque court.
Au secours (source) |
Ernout et Meillet allaient même jusqu'à proposer une sémantique à ce suffixe, qui, selon eux, devait probablement marquer l'opposition de deux notions...
Et ils avaient même été un peu plus loin...
En remarquant que ce suffixe latin -trō/-trā,
présent donc sous la forme -ōd/-ud en osque, allez, on suit,devait être d'origine indo-européenne, car c'était vraisemblablement toujours lui que l'on retrouvait terminant l'adverbe gotique aljaþrō, “d'ailleurs”, ou qui terminait les sanskrits अत्र (“atra”), “ici”, et तत्र (“tatra”), là”...
Ça ne vous dit rien, un suffixe indo-européen marquant l'opposition ?
Mais oui, oh !!!
Allons, allons, réfléchissez...
Si du moins vous une meilleure mémoire que la mienne
- et ça, c'est facile -,
et que vous suivez ce blog depuis au moins le 2 septembre de cette année
(2018, pour les générations à venir),vous vous souviendrez que nous avons évoqué, dans
Épenthèseuh, épenthèseuh, est-ce que j'ai une gueule d'épenthèseuh?,le suffixe contrastif *-t(e)ro- (ou *-t(e)ros-).
Ouiiii! Bingo. C'est bien de lui qu'il s'agit !
En ce 2 septembre 2018, nous en avions présenté un bel exemple en grec ancien, où, combiné à l'adjectif δεξιός, dexiós, littéralement “de droite, à droite”, il avait donné δεξιτερός, dexiterós, littéralement “ne concernant exclusivement que le côté droit (par opposition au côté gauche)”, d'où son très, très lointain dérivé, notre français ... “dextre”.
Eh oui ! Ernout et Meillet avaient eu le nez creux.
Respect.
En revanche,
et ici, c'est Michiel de Vaan qui parle,nous n'avons rien retrouvé qui permette d'affirmer que ce suffixe indo-européen *-t(e)ro-ait été associé à la racine *kom- ailleurs que dans le groupe italique.
De là, la proposition selon laquelle la reconstruction italique *kom-tero- est une innovation propre au proto-italique, car non-existante en indo-européen commun.
Bon, voilà pour ce qui est de l'étymologie de ce beau contrée.
Oui, car je ne l'ai pas dit, je trouve ce mot réellement beau. Particulièrement évocateur, doté d'un charme délicieusement suranné et désuet qui a tout pour me ravir...
le charme délicieusement suranné et désuet du Windsor Hôtel Cairo |
Mais...
Reprenons le sens de contrée, tel qu'il nous est transmis par son étymologie, voulez-vous ?
Redisons-le, il serait donc issu d'une forme italique innovante, mariant deux racines indo-européennes que personne n'avait visiblement jamais imaginé associer:
- *kom-, “avec”,
- ce fameux suffixe contrastif *-t(e)ro-.
Quant à son sens original, comment faut-il l'interpréter ?
La terre d'en face, certes, mais pensons à cette ingénieuse construction italique d'un “avec” “opposé”, “contrasté”.
En opposition, oui, mais par rapport à quoi ?
Au reste. À tout ce qui n'est pas “avec”.
En d'autres termes - et c'est bien ce que l'on retrouve dans notre français “contre” -, implicitement
- mais l'étymologie nous rend cela explicite -,la relation que vous établissez entre un objet et ce contre quoi il [se trouve, est adossé, est posé, est appuyé...] - que sais-je -, est une relation absolue, d'un objet à l'autre, à l'exception de tous les autres.
Selon cette logique, seul un objet (ou un seul ensemble d'objets, on va pas chicaner) peut être contre celui que vous désignez.
Suis-je clair ? Peut-être pas, hein...
Ce que je veux dire, c'est qu'étymologiquement, le terme contrée ne peut faire référence qu'à une étendue de terre proche, voisine, immédiatement face à vous.
Littéralement juxtaposée.
En totale opposition avec d'autres étendues, éloignées car non-attenant à l'endroit où vous êtes.
La contrée ne peut-être qu'un lieu que vous connaissez, où vous vivez, que vous pouvez contempler là, précisément devant vos yeux, à l'exclusion d'autres terres.
Il y a là, au cœur même de la sémantique du mot contrée, une formidable, une puissante notion d'appartenance, ou en tout cas de localisation.
L'expression “en nos contrées” si l'on part du sens originel du latin contra, serait ainsi un vilain pléonasme, ce nos étant dès lors parfaitement superflu ; “en ces contrées” pouvant amplement suffire.
De même, parler de contrées lointaines serait une pure hérésie, un oxymore de derrière les fagots...
Bon, bon, oui, peut-être, il n'y a que de grands malades comme moi qui peuvent trouver passionnant ce genre de considérations...
Mais bon, on n'se r'fait pas, mon bon monsieur.
Ah oui, j'allais oublier...
Et donc, l'anglais nous a emprunté
- pour faire simple -le moyen français contree via
- forcément -l'anglo-normand, précisément contré, countré, cuntré, pour créer country.
Country qui, remarquons-le, a étendu le sens original, “localisé”, du mot, pour désigner un pays, une région, ou la campagne, mais en a parfois conservé, malgré tout, un sens restreint, comme dans l'expression “to die for one's country”, que l'on pourrait parfaitement traduire par “mourir pour la patrie”.
Et je finirai en beauté, en vous donnant un exemple édifiant de cette notion d'appartenance, de localisation encore bien palpable dans un autre dérivé roman du latin contrāta...
Je veux parler de l'italien contrada, au pluriel contrade, qui désigne encore, à Sienne
- pour citer un exemple bien connu, mais il y en avait ailleurs -des subdivisions territoriales correspondant à des regroupements culturels particulièrement marqués au sein des quartiers médiévaux de la ville.
L'appartenance à l'une ou l'autre de ces contrade vous conférait, à l'époque de Sienne cité-État rivale de Florence sur la Toscane, une véritable identité, qui teinterait - le mot est faible... qui définirait, scellerait ! - votre vie tout entière.
Et voilà !
Mes remerciements sincères à Ernout et Meillet, Michiel de Vaan, Alain Rey et à l'Oxford English Dictionary pour leur aide précieuse dans la conception de cet article.
Récap' ?
racine indo-européenne *kom-, “avec” + suffixe contrastif *-t(e)ro-
⇓
proto-italique *kom-tero-
⇓
⇓
osque con-trud, latin con-trō, con-trā, “en face de, par opposition à...”
⇓
IXème, latin postclassique contra
⇓
fin du XIème, ancien français cuntre
⇓
vers 1170, ancien français contre
⇓
moyen français contre
⇓
IXème, latin postclassique contra
⇓
fin du XIème, ancien français cuntre
⇓
vers 1170, ancien français contre
⇓
moyen français contre
⇓
français contre
---
racine indo-européenne *kom-, “avec” + suffixe contrastif *-t(e)ro-
⇓
proto-italique *kom-tero-
⇓
⇓
latin con-trō, con-trā, “en face de, par opposition à...”
⇓
adjectif latin contrāta dans contrāta regio / contrāta terra
⇓
ellipse
⇓
mi-XIème, ancien français cuntretha et cuntrede
⇓
fin XIème, ancien français contree
⇓
moyen français contree
⇓
français contrée
---
fin XIème, ancien français contree
fin XIème, ancien français contree
⇓
moyen français contree
⇓
anglo-normand contré, countré, cuntré
⇓
moyen français contree
⇓
anglo-normand contré, countré, cuntré
⇓
anglais country
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très, très belle semaine !
À dimanche prochain ?
À dimanche prochain ?
Frédéric
PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,
un peu de musique de la campagne,
de la musique ... Country.
Maren Morris, jeune et talentueuse auteur/compositrice/interprète dont j'ai découvert le premier album il y a peu, qui mélange habilement Country et Rock/Pop,
dotée d'une superbe voix, et d'un sens de la mélodie irréprochable...
Ici, dans une version acoustique, épurée - minimaliste comme on dit dans la presse intello-branchouillarde - d'un morceau que j'ai pratiquement écouté en boucle pendant les dernières vacances:
Company You Keep
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