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dimanche 21 octobre 2018

Le comté serait-il un fromage fait à base de Hobbits?







As for the Hobbits of the Shire, with whom these tales are concerned, in the days of their peace and prosperity they were a merry folk. They dressed in bright colours, being notably fond of yellow and green; but they seldom wore shoes, since their feet had tough leathery soles and were clad in a thick curling hair, much like the hair of their heads, which was commonly brown. Thus, the only craft little practised among them was shoe-making; but they had long and skilful fingers and could make many other useful and comely things. 

Quant aux Hobbits de la Comté, dont il s'agit dans ces récits, ils étaient, du temps de leur paix et de leur prospérité, de joyeuses gens. Ils se vêtaient de couleurs vives et affectionnaient particulièrement le jaune et le vert, mais ils portaient rarement des chaussures, leurs pieds ayant la plante dure comme du cuir et étant revêtus d'un épais poil frisé, très semblable à leur chevelure, communément brune. Ainsi le seul métier manuel qui fût peu en honneur chez eux était-il la cordonnerie, mais ils avaient les doigts longs et habiles, et ils savaient fabriquer bien d'autres objets utiles et agréables à l'œil.



The Lord Of The Rings:

The Fellowship of the Ring, 1951

Prologue, 1. Concerning Hobbits,

John Ronald Reuel Tolkien
J. R. R. Tolkien, 3 janvier 1892 – 2 septembre 1973,
passionné de vieux norois et de moyen gallois...

Je suis né, jour pour jour, 70 ans
(“soixante-dix ans” pour mes amis Français,
ou encore, s'ils préfèrent, cinquante-vingt ans,
ou même quarante-trente ans. Ou trente-quarante ans?)
après lui...




“Hobbitoutai

Stromae



Bonjour à toutes et tous !


La semaine dernière, je vous avais exprimé mon parfait désintérêt pour la racine indo-européenne 
*kom-“avec, que l'on retrouvait absolument partout, au point que finalement, elle en perdait tout son charme (en eût-elle été dotée)...


La seule chose qui puisse m'émouvoir, ce sont ces mots où, si l'on creuse un peu, elle refait surface alors qu'on ne l'y attendait pas. C'était bien entendu le cas de contrée, étudié dimanche dernier. 



Mais voilà.

Voilà qu'une fidèle lectrice du blog, un peu trop rapide sur le coup, croit lire, dans l'article de la semaine dernière, au lieu de ce contrée, ... comté !

Bon, il faut lui pardonner. Quand, dans sa famille proche, on parle de “ankrrrrre” pour désigner le beurre, il est évident qu'on a droit à des circonstances atténuantes.

(Tout est là: vous voulez l'extrême-onction, avant le kouign-amann?)

Et voilà cette fidèle lectrice me lancer sur comté.

Et là, qu'est-ce que je dois faire, moi ?

Bonne âme, bonne poire... Oui, je retourne au charbon, et reprends mon dictionnaire étymologique, pour nous intéresser à ... comté.




Retenons les deux premières acceptions du mot, selon Le Grand Robert de la langue française:



  1. Domaine dont le possesseur prenait le titre de comte. Terre érigée en comté.
  2. Subdivision territoriale, en Grande-Bretagne et dans les pays anglo-saxons (traduit l'angl. county).


Vous l'aurez compris, point de comté sans comte.
Donc, en toute logique étymologique
- et dans étymologique, il y a logique -,
commençons par nous intéresser à ce dernier: comte.


L'infatigable Grand Robert de la langue française - toujours lui - nous apprend qu' ...

à la fin de l'empire romain et dans le haut moyen âge, comte était le nom de certains dignitaires (officier du palais, commandant militaire, gouverneur d'un territoire).
Ou encore, qu'à l'époque féodale, comte désignait le seigneur d'un fief.
Et qu'enfin, il s'agit toujours d'un titre de noblesse qui, dans la hiérarchie nobiliaire, prend rang après le marquis, et avant le vicomte.



Les Chants de Maldoror furent une révélation
pour l'ado que j'étais...

Portrait présumé d'Isidore Ducasse,
connu sous le nom de plume de
Comte de Lautréamont


Quant à son étymologie...


Ce nom masculin est issu

- oh, on est aux alentours de l'an mil -
du latin comitem, l'accusatif singulier de comes.

Comes ? Mais c'était le compagnon, le camarade, le partenaire. Ou alors le domestique, le serviteur...


Sur le nominatif comes s'était créé à la même époque l'ancien français ... cuens, cons.

Psss ! L'ancien français, descendant du latin, était encore une langue flexionnelle, et comptait deux cas, qui à eux deux reprenaient l'ensemble des anciens cas latins, à savoir les nominatif, vocatif, accusatif, génitif, datif et ablatif. 
Mais quels étaients donc ces deux cas ? Mais certainement:
  • Le cas sujet, qui reprenait le nominatif et le vocatif latins, et 
  • le cas régime, qui reprenait ben... tout le reste !
En d'autres termes, l'ancien français cuens, cons était un cas sujet.
Le cas régime du même mot, créé lui sur l'accusatif comitem, c'était, selon ses premières transcriptions, compte, qui évoluera rapidement en contes, puis - forcément - en comte.

Deux mots pour exprimer la même chose...

À un certain moment, à mesure que la langue perdait son caractère flexionnel hérité de son illustre ancêtre, il a bien fallu choisir, et n'en garder qu'un. 
Ce fut - nous le savons - le cas régime, contes, qui l'emporta !

Notez déjà qu'emprunté à l'ancien français comte et à l'anglo-normand conte, naîtra l'anglais count.

Count qui ne sert pratiquement, en anglais qu'à translater notre comte français ou ses cognats indo-européens, comme dans The Count of Monte Cristo; l'anglais ayant son propre mot d'origine germanique, earl, pour désigner les comtes britanniques. 
On y retrouve malgré tout notre comte dans le féminin de earl: countess.

Quant à ces cognats indo-européens, sachez que du latin comes dériveront notamment également, à côté du français comte, l'italien conte, ou encore le portugais et espagnol conde.




Bon, et ce comes latin, si on l'examinait d'un peu plus près, mmh?


C'est un composé.


De cum-

- m'enfin?? ça alors !!!? - 
et de .



Cum, “avec”, et eō, “aller”.

Pour être très précis, on le fait remonter à une forme italique *kom-i-t-“allant ensemble”, ou, au pluriel, “qui vont ensemble”.
Comes, au sens littéral, désignait celui qui va avec: qui va de pair, qui accompagne.

Eh oui, encore une fois, l'insipide, l'insignifiante, la plus que banale indo-européenne *kom-“avec” a réussi à s'imposer dans un de mes articles...

Pour ce qui est du latin eō, īre, sachez que lui descend, par le proto-italique *eō, de la racine indo-européenne *ei-aller, sortir, que j'avais mentionnée en un froid dimanche de 2011, précisément le 25 décembre, dans l'article que voici:

du passage des ans.




Mais revenons à comes.



Oscar Bloch et Walther von Wartburg...




- ce dernier bien meilleur linguiste que créateur de voitures - 


une de ces infâmes Wartburg est-allemandes...
...nous expliquent que dès le règne de Constantin, comes prit le sens de haut personnage faisant partie de la suite de l'Empereur (Constantin, on se ressaisit)“délégué plénipotentiaire que l'Empereur envoyait dans les provinces”. 

Constantin le Grand, 280 - 337


Par la suite, les Mérovingiens et les rois visigoths conservèrent le titre pour désigner leurs propres envoyés - on ne change pas une équipe qui gagne.

Et c'est sous les Carolingiens que le développement de la féodalité finira par faire de comte un titre de noblesse. 


Voilà pour comte.



Quant à comté, que l'on connaissait d'abord (nous sommes au début du XIIème) sous la forme cunté, conté, on le soupçonne d'avoir dérivé du latin médiéval comitatus, qui désignait notamment un “territoire administré par un - je vous laisse un peu chercher ?.... OUI !! - comte”.


Comitatus pouvait cependant désigner d'autres choses... Comme une cour de justice (fin du Xème). 


Tout en vous signalant qu'à l'origine, le latin comitātus était la substantivation du participe passé de comitoraccompagner... , construit sur ... comes, et désignait notamment une troupe de soldats, une escorte... 



L'anglais a emprunté notre ancien français comte ?

Bah, pourquoi s'arrêter en si bon chemin?

Et hop, de l'ancien français conté, l'anglais, par l'anglo-normand conté, fera, via le moyen anglais countee, counte, conte, l'anglais moderne... county.



quelques-uns des counties anglais


Depuis la fin du XVIIIème, le français - soyons fous - a emprunté ce county anglais, pour en faire une nouvelle acception à comté: 

circonscription administrative des pays de langue anglaise
Le mot est même institutionnel en français du Canada, excusez du peu.

Le genre de notre français - ou plutôt ancien puis moyen français - comté a mis du temps à se fixer...

Ben oui. L'analogie était trop forte avec des mots féminins en -té, comme société, parenté...
C'est ainsi qu'on le retrouve encore au féminin, dans le toponyme... Franche-Comté.

La Franche-Comté, ancienne province de France provenant de la division de la Bourgogne en 1381.



Besançon, préfecture du département du Doubs,
siège de la région Bourgogne-Franche-Comté, et surtout...
résidence de quelqu'un qui m'est cher, qui se reconnaîtra,
sans qui ce blog improbable ne serait connu que de quelques-uns...


Et c'est aussi au féminin que la première traduction française de l'oeuvre de Tolkien a choisi de mettre Comté, pour traduire l'anglais Shire.

Peut-être, très intelligemment, pour y placer une notion historique, temporelle, qui renvoie le lieu et son histoire à un lointain passé? Qui l'inscrit ainsi dans la réalité ?
Si vous en savez plus, contactez-moi !

Shire qu'on peut traduire par, voyons... comté.


Fondée au milieu du Troisième Âge, la Comté, The Shire, est une région du Nord-Ouest de la Terre du Milieu (Middle-earth), au cœur de l'Eriador, connue principalement pour être infestée de Hobbits.



The Shire


The Shire, en plus de grouiller de Hobbits, nous donne le mot de dimanche prochain...

Eh oui, on parlera de Shire.


Hobbits


Une p'tite récap', pour la route ?


racines indo-européennes *kom-“avec et *ei-aller, sortir
composé proto-italique *kom-i-t-, “allant ensemble”, 

composé latin comes [cum, “avec” + eō, “aller” ] au nominatif, comitem à l'accusatif

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nominatif latin comes


cas sujet ancien français cuens, cons 

élimination par comte


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accusatif latin comitem


cas régime ancien français compte

contes

ancien français, moyen français, français comte

---

accusatif latin comitem


cas régime ancien français compte

contes

ancien français comte

emprunt

anglo-normand conte

emprunt

vieil anglais, moyen anglais, anglais count, “comte

-----



racines indo-européennes *kom-“avec et *ei-aller, sortir
composé proto-italique *kom-i-t-, “allant ensemble”, 
composé latin comes [cum, “avec” + eō, “aller” ]

comitoraccompagner...

participe passé comitātus

substantivation

comitātus, “troupe de soldats, escorte...

latin médiéval comitatus“territoire administré par un comte”, “cour de justice”...

XIIème, ancien français cunté, conté

ancien français, moyen français et français comté

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ancien français conté


emprunt

anglo-normand conté

emprunt

moyen anglais countee, counte, conte

anglais county

emprunt

nouvelle acception au français comté:
circonscription administrative des pays de langue anglaise






Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très, très belle semaine !

À dimanche prochain ?




Frédéric



PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.

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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter, 

en hommage à cette pauvre *kom-“avec
qui essaie tant de me plaire, mais sans trop y parvenir,

Le Plat Pays,
d'un des plus grands chanteurs, compositeurs et interprètes francophones,
le grand, l'immense Stromae.

Quoi ? Ce n'est pas de lui ? Ah bon ?
Non, c'est d'un certain Brel, apparemment.



Et puis, Belge je suis.
Autant *kom- me laisse de marbre et Stromae m'exaspère, 
autant je vénère les Snuls, qui ne font vraisemblablement rire que les Belges.

Avec,
les Snuls




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Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
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