article précédent: porter secours vaut mieux que grand discours
“They had no conversation together, no intercourse but what the commonest civility required. Once so much to each other! Now nothing! There had been a time, when of all the large party now filling the drawing-room at Uppercross, they would have found it most difficult to cease to speak to one another. With the exception, perhaps, of Admiral and Mrs. Croft, who seemed particularly attached and happy, (Anne could allow no other exception even among the married couples) there could have been no two hearts so open, no tastes so similar, no feelings so in unison, no countenances so beloved. Now they were as strangers; nay, worse than strangers, for they could never become aquainted. It was a perpetual estrangement.”
Autrefois, ils étaient tout
l’un pour l’autre : maintenant plus rien. Ils ne se parlaient
pas, eux qui autrefois, au milieu de la plus nombreuse
réunion, eussent trouvé impossible de ne pas se parler !
Jamais, à l’exception de l’amiral et de sa femme, on n’eût
trouvé deux cœurs aussi unis qu’ils l’étaient autrefois.
Maintenant ils étaient moins que des étrangers l’un pour
l’autre.
Quand Frédéric parlait, c’était pour elle, la même voix, le
même esprit.
Jane Austen, Persuasion, XIII
(Remarquez au passage la sibylline traduction française,
réalisée par Mme Letorsay à la fin du XIXème,
qui ressemble plus à un résumé qu'à une véritable traduction...)
Voilà, j'ai pu aller rendre un dernier hommage à mon cher Professeur, Monsieur René Hotterbeex, qui m'a insufflé sa passion pour l'indo-européen.
Sachez bien que je ne suis qu'un vecteur. Je ne fais que transmettre.
René Hotterbeex, 17 juillet 1928 – 22 juin 2018 |
*kers-, “courir” !
Oui, reprenons le ... cours de notre agréable conversation, où nous l'avions laissée.
Un p'tit rappel, peut-être?
La délicieuse racine indo-européenne
*kers-, “courir”,
nous a donné ...
(s'il y a le moindre doute - et je ne vous le dirai plus -, relisez donc ...
Rien ne sert de courir, sauf quand on n'est pas parti à point, bien sûr,
Il court, il court, le furet et
porter secours vaut mieux que grand discours)
... courir, cargo, caricature, corrida, corridor, corsaire, corso, cours, curriculum, cursus, secours, succursale. coursier, courtier, curseur, discours, encourir, excursion, incursion...
Mais pas le breton kerzh, “marche”, même si les apparences sont avec lui.
Continuons donc, avec notre français ... cargaison.
Nous avions vu que cargo nous est venu,
par l'anglais,
de l'espagnol cargar.
Eh bien, cargaison, quoi que vous en pensiez, et - encore une fois - contrairement aux apparences, nous arrive de *kers-, “courir”, certes ; mais pas par le même chemin.
Du tout...
Du tout...
Non, cargaison nous vient de l'ancien occitan cargar, “charger”, l'équivalent, vous l'aurez compris, de l'espagnol cargar.
Ci-dessus, le SS (steam ship: bateau à vapeur) Politician,
célèbre pour sa cargaison.
En 1941, le bâtiment, après s'être échoué sur un banc de sable au large de l'île écossaise d'Eriskay et réduit à l'état d'épave,
allait voir sa cargaison (du whisky!!) pillée par les autochtones.
Un roman, ainsi qu'un film éponyme des studios Ealing en
ont été inspirés: Whisky Galore. Et il semblerait qu'un remake se prépare...
J'en parlais déjà ici, à propos de l'anglais wreck, “épave”... Un gars, une fille
Une des bouteilles retrouvées... |
- Et l'anglais carry, “porter, transporter”, vient évidemment de l'anglais cargo, celui qui est créé sur l'espagnol cargar !!
- Eh ben non, pas du tout. Cette fois, il s'agit d'un emprunt au...
- je vous aide: ça commence par fran et ça se termine par çais -
OUII! au français.
Je vais me répéter, je sais, mais l'anglais
- celui d'avant le Brexit ; il faut le préciser, maintenant [soupir] -
n'a jamais tressailli à l'arrivée de mots étrangers, a fortiori français.
Que du contraire: les emprunts français sont légion en anglais. Et c'est une des raisons pour lesquelles...
- oh bien sûr, il y en a d'autres, de raisons, liées au domaine socio-économique -
...l'anglais occupe une place dominante à l'heure actuelle...
Et cet amour pour le français remonte à bien, bien longtemps...
Savez-vous qu'entre les murs du Parlement britannique même s'utilisent toujours de vieilles formules en anglo-normand...
- anglo-normand, issu pour une bonne part de l'ancien normand, dialecte de la langue d’oïl -,...datant de l'époque de Guillaume le Conquérant?
Soit baille aux Communes s'emploie lorsqu'un projet de loi est envoyé par la Chambre des Lords à celle des Communes.
Si le souverain donne son assentiment à ce même projet de loi, il sera mentionné que ... Le Roy/La Reyne le veult.
(Regardez les quelques secondes de la vidéo que vous trouverez à quelques lignes du haut de la page que voici, pour entendre un superbe La Reyne le veult: http://royalcentral.co.uk/state/la-reyne-le-veult-why-are-acts-of-parliament-confirmed-in-norman-french-rather-than-english-81184)
Et s'il s'agit particulièrement d'un projet de loi de finances, on utilisera la formule Le Roy/La Reyne remercie ses bons sujets, accepte leur benevolence et ainsi le veult.
Guillaume le Conquérant, prenant la pose ici lors de l'élaboration de la tapisserie de Bayeux |
Hélas - on s'en aperçut trop tard -, il avait bougé. |
Et donc, l'anglais to carry, issu du moyen anglais carrien, est un emprunt à l'anglo-normand carier, dérivé de ce fameux latin carrus, celui-là même qui nous a donné notre français char, via le latin tardif carricō, carricāre, “charger”.
Oui, non ?
Allez, petit rappel:
racine indo-européenne *kers-, “courir”
⇓
degré zéro *krs-
⇓
forme *krs-o-, “courant”
⇓
proto-celtique *karro-, “chariot”
⇓
gaulois karró, “chariot”
⇓
emprunt
⇓
latin carrus, “chariot”
⇓
français char
Ce qui fait que, parallèlement, nous aurons:
racine indo-européenne *kers-, “courir”
⇓
degré zéro *krs-
⇓
forme *krs-o-, “courant”
⇓
proto-celtique *karro-, “chariot”
⇓
gaulois karró, “chariot”
⇓
emprunt
⇓
latin carrus, “chariot”
⇓
latin tardif carricō, carricāre, “charger”
⇓
ancien français et anglo-normand carier
latin tardif carricō, carricāre, “charger”
⇓
ancien français et anglo-normand carier
⇓
moyen anglais carrien
moyen anglais carrien
⇓
anglais carry, “porter, transporter”
anglais carry, “porter, transporter”
Vous en aurez également déduit que l'anglo-normand carier signifiait “transporter”, mais avec comme premier sens “transporter ... sur un chariot”...
C'est d'ailleurs précisément ce sens que l'on attribue à l'ancien français carier (oh, là, on est aux alentours de 1100), autre descendant du latin carrus.
Carier, qui nous a donné le français... charrier.
Si le français char provient du latin carrus,
la forme normande de char, c'était ... car.
Vous voyez où je veux en venir...Eh oui, le normand car est passé, par l'anglo-normand carre, au moyen anglais carre, d'où l'anglais... car, “voiture”.
Saleté de français, qui pollue l'anglais avec ces mots d'importation, qui le dénature, pour finalement l'affaiblir.
Mais ... Comment le - désormais - anglais car est-il (re-)passé au français ?
Mmmh ?
Allez, les enfants, je m'en vais vous raconter l'histoire.
- Oh oui, merci Papy !
Alors voilà:
Avec l'avénement du chemin de fer, l'anglais a créé le composé autocar, proprement voiture automobile, pour “voiture sur rail”.
C'était à notre tour de jouer les emprunteurs.
En reprenant autocar, que nous avons ensuite abrégé en car.
Fin du XIXème, nous utilisions car pour désigner une voiture de tramway, ou un compartiment de ladite voiture.
oh merci ©Le Grand Robert de la langue française
Nous avons ensuite généralisé son sens, en l'appliquant à tout transport en commun (ou presque)...
Car:
Véhicule automobile de transport en commun, conçu et aménagé pour les transports interurbains (à la différence du bus, de l'autobus) ou spéciaux.
Et voilà pourquoi, les enfants, les Britanniques parlent de car pour désigner une voiture, alors que nous, nous l'utilisons en référence à un ... euh... car.
A british car. Soooo british |
Des cars. Français, Madame. Oui, un même mot, mais pour une tout autre définition... (si vous aimez les vieux cars, regardez ici !) |
Dans la longue liste des dérivés du gaulois karró, “chariot”, n'oublions pas notre français charger, issu de l'ancien français chargier, toujours dérivé du latin tardif carricāre, l'infinitif présent actif de carricō, dérivé
- j'espère que vous l'avez compris -de carrus.
un peu trop chargé |
Sans parler de notre charrue !
On le fait descendre (oui, le mot, hein) d'un dérivé latin de carrus: carruca.
On peut aussi s'y arrêter quelques instants, car son histoire le mérite...
À l'origine, et selon les attestations qu'on en retrouve, il semble que carruca désignait non pas une charrue, mais bien un char d'apparat destiné à des personnages de rang très élevé!
J'éviterai prudemment, évidemment, ce type de remarques gaucho-populistes du genre “on ne parlait donc pas, à l'époque, de mettre la charrue avant les boeufs, mais bien d'y mettre les boeufs”.
Par la suite, il semble désigner absolument n'importe quel type de voiture à deux roues.
Parallèlement, en Gaule, le mot se spécialisera pour désigner la charrue à deux roues (celle importée par les Francs),
charrue gauloise |
par opposition à l'aratrum, la charrue romaine (origine de notre français araire).
aratrum |
Allez, encore un lointain dérivé du gaulois karró, “chariot”.
Oui, oh, j'abuse, peut-être, mais franchement, reconnaissez que c'est pas tous les jours qu'on a un mot gaulois aussi prolifique à se mettre sous la dent...
Carrière !
Carrière à ne pas confondre avec carrière, bien sûr.
- Euh, maisje ??
Mais oui, oh !
Je veux vous parler, non pas de
carrière
Lieu d'où l'on tire de la pierre, des terres (oh merci merci, ©Le Grand Robert de la langue française), qui provient, lui, du vieux français quarrière, lui-même du latin populaire *quadraria, “lieu où l’on taille les pierres”, de quadrus (lapis), “pierre carrée”, désignant la pierre de taille, la pierre cubique.
mais bien de
carrière
Métier, profession qui présente des étapes, une progression.
aux éditions du Québec-Livres. Vive le Québec-Livres |
Car lui aussi mérite ses 15 minutes of fame, ou plutôt ses quelques lignes de célébrité, tant son parcours est
Vous vous souvenez, j'ai commencé cette série d'articles consacrés à la jolie *kers-, “courir” en vous parlant du cheval, et de son galop... Retenez-le, ça vous servira.
(Non, si j'étais vous, je n'oserais même pas penser à faire un jeu de mots aussi puéril que ce galop romain qui vous vient à l'esprit.)
A l'origine, le latin carrus, vil emprunt au gaulois karró, “chariot”.
Toujours d'accord ?
OK.
En latin populaire, on désignera un chemin de chars par l'expression “via carriara”, littéralement “voie charrière”.
(oui, c'est ça, comme dans marche arrière, continuez comme ça, c'est vraiment de mieux en mieux.)
En ancien provençal, on ne retint de l'expression latine que ce carriara, pour en faire le substantif carreira, carriera, “chemin de chars”.
De là, un passage à l'italien, qui en fera carriera, sans surprise “chemin de chars” (XIIIème), puis, plus tard (XVIème), “course rapide d'un cheval”.
Enfin, par un nouvel emprunt, le français en a fait carrière.
Mais au prix d'un léger glissement de sens, car le mot désignera, en un premier temps, un lieu disposé pour les courses de chars, de chevaux…
De “lieu où l'on fait courir les chevaux”, son sens s'étendra à l'idée d'“espace à parcourir”, comme la trajectoire d'un astre (début XVIIème).
Ensuite, de manière plus abstraite, dès la seconde moitié du XVIIème, il désignera la voie où l'on s'engage dans la vie.
Le sens évoluera encore légèrement, pour par exemple désigner une profession qui présente des étapes, pour - enfin - en arriver à notre acception moderne, de “temps pendant lequel on exerce une profession”, ou même, au sens littéraire, “entreprise, voie où l'on s'engage”.
Merci Alain Rey !
Heureux de terminer une carrière politique qui m'était odieuse, je rentre avec amour dans le repos.
François-René de Chateaubriand,
Mémoires d'outre-tombe, IV, 1.
Costaud, non, ce carrière ??
racine indo-européenne *kers-, “courir”
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degré zéro *krs-
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forme *krs-o-, “courant”
⇓
proto-celtique *karro-, “chariot”
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gaulois karró, “chariot”
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emprunt
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latin carrus, “chariot”
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latin populaire via carriara, “chemin de chars”
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ellipse + substantivation de l'adjectif
⇓
ellipse + substantivation de l'adjectif
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ancien provençal carreira, carriera, “chemin de chars”
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emprunt
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italien carriera, “chemin de chars”, XIIIème, puis “course rapide d'un cheval”, XVIème
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emprunt
emprunt
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français carrière, “champ de course...”
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métonymie (espace à parcourir...)
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“temps pendant lequel on exerce une profession”
français carrière, “champ de course...”
⇓
métonymie (espace à parcourir...)
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“temps pendant lequel on exerce une profession”
Les dérivés germaniques, ce sera pour la prochaine fois...
Et attendez-vous à quelques surprises...
Si si, vraiment...
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une superbe semaine !
À dimanche prochain,
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,
Un morceau qui n'a absolument aucun lien avec ce que je viens de raconter.
Introduction & Polonaise brillante en Ut mineur, Op 3
de Frédéric Chopin,
Un morceau aux accents étrangement modernes,
ici prodigieusement interprété par
Mstislav Rostropovich (au violoncelle, forcément),
et
Alexander Dedyukhin, au piano
(sans médire, ils auraient eu l'air moins fier si on leur avait dit:
“Non, non, Mstislav, toi tu prends le piano, et toi, Sacha, tu prends le violoncelle”)
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