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dimanche 24 juin 2018

porter secours vaut mieux que grand discours


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Il court, il court, le furet







Il faut donner secrètement et sans bruit les secours destinés à soulager l'infirmité, l'indigence ou l'humiliation, afin qu'ils ne soient connus que de ceux qui les reçoivent ; quelquefois même il faut user d'un pieux artifice, et cacher à celui qu'on assiste la main qui donne.


Ambroise Rendu,
Traité de morale (1834)


Ambroise Rendu, 1778 - 1860
administrateur, pédagogue et traducteur
français
























Bonjour à toutes et tous !





Je commencerai par une minute de silence à ma façon.












Voilà, merci.

Car celui qui m'a appris ce qu'était l'indo-européen, ce professeur qui m'a fait découvrir cette richesse insoupçonnée, n'est plus. Il vient de nous quitter.

Et je suis fier de pouvoir affirmer que d'une certaine manière, j'ai repris le flambeau. 
Son enthousiasme, il me l'a transmis. 
Et moi, à ma façon, j'essaye d'en faire profiter mon Prochain. 

Sans lui, chers lecteurs, il n'y aurait jamais eu de dimanche indo-européen...


Adieu, Monsieur le professeur.
Et merci.


Monsieur René Hotterbeex, à l'époque où je l'ai connu
(début des années 80)














Oui. Avec le coeur lourd, la tête ailleurs, mais aussi sincèrement reconnaissant, je poursuis.







La racine indo-européenne ...

*kers-“courir”,

nous a donné ...
(vous le savez déjà si vous avez lu Rien ne sert de courir, sauf quand on n'est pas parti à point, bien sûr et Il court, il court, le furet)

... courir, cargo, caricature, corrida, corridor, corsaire, corso, cours, curriculum, cursus, ou succursale.


En ce dimanche, je vous propose de continuer tranquillement notre tour des dérivés français de ladite racine, par ceux qui nous sont arrivés du latin currere.



racine indo-européenne *kers-“courir

degré zéro *krs-
formes *krs-e/o-,“courir” et *krs-o-“courant
⇓                                        ⇓
proto-italiques *korse/o“courir et *korso-, “chariot

latin currō, currere, “se mouvoir rapidement à toutes jambes” 
plein de mots français !



Un petit mot sur secours ?




Nous l'avions trop rapidement évoqué en parlant de succursale, la semaine dernière...

Au XIème, nous utilisions socors pour désigner une aide dans le danger (spécialement militaire), ou remédiant au besoin. 

Par extension, socors signifiait ce qui utile, qui aide...

Socors était issu du latin populaire succursumle supin du latin succurrere (sub- currere), “porter secours”. 




Notre secours n'est en fait qu'une réfection
(un retour à l'étymon de départ, ici le latin succursum)
de la fin du XIIème de socors.



Et citons encore, dans la même famille de mots, nos ...
parcours, concours, accourir, encourir, occurrence, récurant ...   
Ou même coursier, précurseur...

Je vous le disais: il y en a des tonnes !!!
Je ne m'y étendrai pas, ils sont décidément un peu trop... prévisibles.




En revanche, nous connaissons un mot très ... courant, dont le sens n'a vraiment rien à voir avec la notion de courir, et qui pourtant descend bien du latin currere...

J'ai nommé...


Discours !

Le composé latin dis-cursus désignait en un premier temps l'“action de parcourir en tous sens”.

Jusque là...

Mais voilà: bien plus tard, du côté du Vème, son sens a glissé vers celui de “conversation, entretien”. 
Oui, par une métaphore portant sur le chemin hasardeux de l'échange verbal...






Qui dit précurseur pense naturellement aussi à ... curseur.

Non non, le terme n'est pas aussi récent que vous pourriez le croire...
Nous connaissions, fin du XIVème, courseur, emprunt au latin cursor, “coureur”, formé
sur le supin de currere, cursum


Hop, une réfection savante, et on obtint curseur. 
Qui, non, ne désignait pas vraiment la marque mobile, sur un écran de visualisation, indiquant l'endroit où va s'effectuer la prochaine opération, mais bien le coureur, le messager.

Petit aparté: en cherchant des représentations d'un curseur sur Internet, j'ai été effaré de constater que peu font la distinction entre le curseur et le pointeur (cette petite flèche qui suit les mouvements de la souris). 
Le pointeur sert notamment à placer le curseur à un endroit précis de l'écran.  Pour quelqu'un qui apprend à se servir d'un traitement de texte, il est évidemment capital de distinguer l'un de l'autre. C'est pour cela que nous avons deux mots, un mot pour l'un, un mot pour l'autre. 
D'où l'intérêt de connaître et maîtriser son vocabulaire.... 
Plus précisément vous définirez le monde qui vous entoure, plus vous en verrez les détails précis, les subtilités, mieux vous le comprendrez...
curseur


Ce n'est qu'au XVIème que notre curseur s'est spécialisé en technique, pour désigner une pièce mobile adaptée à un instrument gradué.


comme ici, sur un compendium (balance à tissus)


Courrier, à présent:

Nous l'avons emprunté à l'italien corriere (XIIIème), “porteur de message”, évidemment dérivé de correre, “courir”.

Mais à l'époque, nous avions notre propre mot pour désigner le messager: cursier.

Les mots ont une vie bien à eux. Avec l'avantage qu'eux, ils peuvent disparaître, et puis revenir...

Évincé par le moderne et fringant courrier, le pauvre cursier a disparu corps et biens...
Pour réapparaître sous la forme coursier plusieurs siècles plus tard, fin du XIXème (!!), désignant “l'employé chargé  d'effectuer diverses courses”.





Ce courrier me fait songer à la poste ... Aviez-vous lu Se faire la malle de Bergame à Bombay... ?? Non ? Ben alors, cliquez.


- Tiens, et qu'en est-il de courtier, alors?
- Oui, bien vu ! On le fait dériver
- mais sans trop la ramener: les preuves manquent (ou ne courent pas les rues, si vous y tenez, mais moi je ne voulais pas tomber si bas) -
de notre ancien verbe courre.


un courtier dans le monde enchanté de la pub



Maintenant, prenons un verbe latin. Disons euh, voyons voir... currere“courir”.
Et nous en faisons un composé, avec le préfixe in-.
Ça nous donnera, en toute logique, incurrere
Au sens littéral de “courir dans, se précipiter dans”, autrement dit “se jeter sur, faire irruption dans”.
(Au sens figuré, incurrere signifiait “s'exposer à”)

Le supin de incurrere, c'était incursum
Eh. 
Notre incursion n'est en qu'un emprunt savant, du milieu du XIVème.

Mais sur incurrere s'est construit aussi ... encourir. Le mot avait un sens bien concret, hérité de son parent latin: “s'élancer, se ruer sur”. 

Au figuré, et un peu plus tard, encourir signifiera “commettre une faute envers quelqu'un”.

Et puis, quelqu'un a dû se souvenir du sens figuré du latin incurrere, et notre encourir en est finalement venu à signifier
- et c'est toujours le sens usuel que nous lui donnons -
“se mettre dans le cas de subir (quelque chose de fâcheux)”.



Enfin
- je sais, j'anticipe: vous alliez me poser la question -,
notre excursion est emprunté au latin excursio, “voyageou carrément, dans le domaine militaire, irruption dans un pays ennemi”. 

Oui, à présent, c'est son cousin incursion que nous utilisons dans ce sens.

la fameuse excursion scolaire



Allez, un p'tit dernier, pour la route. Allez, sans façon...

Il n'est plus question de français, cette fois.

Mais de ... breton.

On m'a gentiment fait comprendre que je devais en parler. Et bon, vous connaissez les Bretons. Alors, que dire des Bretonnes !???




Donc, voilà, je m'exécute. 

Et je ne le regrette pas, pour tout vous dire !
- faux-c*l !
- Pardon ?
- non, rien...
Le mot est intéressant, car il n'est pas issu de l'étymon proto-celtique *karro-, “chariot”, dont dérive
- on en a parlé il y a quinze jours, dans Rien ne sert de courir, sauf quand on n'est pas parti à point, bien sûr -
l'ancien breton carr, d'où le moyen breton carr, et le breton karr.

Non non !

Et ce mot est d'autant plus troublant qu'il semble provenir en ligne droite de notre jolie *kers- indo-européenne, tant il lui ressemble...

On pourrait croire qu'il a simplement subi un léger glissement de sens: de courir à ... marcher, se promener.

Ce verbe breton, c'est 
- vous allez voir la troublante ressemblance ! -
kerzhout.

Retirez-en le suffixe verbal -out, Et OUI, il en restera kerzh.

Kerzh désignant l'action de marcher, en d'autres termes, la marche à pied.
Là, c'est tout bonnement confondant, non?

Mais voilà, il ne descend pas de notre jolie *kers- ! On le fait plutôt descendre de *kerd-osciller... 

Cette racine à la base de l'étymon celtique *kerd-o-, placer, bouger...”, qui donnera le vieil irlandais fo-ceird, “placer, jeter”, ou le - OUIIIIIIII !!!! moyen gallois kerddet“marcher, aller...”.



Allez, je vous laisse !

La semaine prochaine, encore quelques dérivés bien français de notre adorable *kers-.

Mais nous aurons ensuite à parler de ses dérivés germaniques, et même un peu plus ... orientaux...

Et je vous le promets, quelques petites surprises...






Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une superbe semaine !

À dimanche prochain,






Frédéric

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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter, 

Du Handel.

La suite pour clavier en si bémol major, HWV 440 (oui, comme le la).

Avec, au piano, au jeu précis et mesuré, le talentueux Daniel Wnukowski.

Ah oui, et la courante, c'est le 2ème mouvement...



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Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
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