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Quod potes id tempta ; nam litus carpere remis
Tutius est multo quam velum tendere in altum.
(Ce que tu peux, tente-le, car il est plus sûr de ramer vers la côte
que de naviguer en haute mer.)
Amis lecteurs,
La semaine dernière, en recherchant l'étymologie du mot Rus'
- comme dans Rus' de Kiev -,
nous sommes remontés vers le nord, par les fleuves,
jusqu'à la Baltique, jusqu'au berceau des Væringjar, les Vikings suédois.
Nous avions vu qu'il était probable que le vieux slave oriental Рꙋсь, Rusĭ, descende d'un mot suédois, Roden ou Roslagen, issu du vieux suédois roðer, “rame, aviron, gouvernail”.
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étymon vieux norois
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vieux suédois roðer, “rame, aviron, gouvernail”
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probablement
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Roden ou Roslagen,
⇓
vieux slave oriental Рꙋсь, Rusĭ
⇓
Русь, Rus'
⇓
emprunt
⇓
grec byzantin Ρωσσία, Rossía
⇓
emprunt
⇓
russe Россия, ukrainien Росія (XVème)
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Je vous propose, tel qu'annoncé dimanche dernier, de nous pencher un peu plus sur ce vieux suédois roðer, “rame, aviron, gouvernail”.
Nous quitterons donc, vous l'aurez compris, les langues slaves pour les langues... germaniques.
Mais pas que.
Gus Kroonen fait remonter tous ces mots germaniques évoquant le gouvernail, l'aviron, à un étymon germanique
(reconstruit, on se calme)
*rōþra-, de même sens.
Et tous ces mots, ben, les voici, car outre le vieux suédois roðer, il y a...
- l'elfdalien ruoðer
- l'elfdalien se parle ou s'expectore dans la coquette bourgade suédoise de Älvdalen -,
- le vieux frison
rocherōder,
- le néerlandais roer,
- le vieux haut allemand ruodar,
- l'allemand Ruder...
- le vieil anglais rōdor, dont sera issu l'anglais rudder,
le rudder, le gouvernail du HMS Bounty (qui sombra en 1789) |
ni, bien entendu,
- le féroïen róður, dont le sens s'est spécialisé, en “la rame rougie avec laquelle s'éclate la cervelle des pinnipèdes”.
Et ce *rōþra, “rame, aviron, gouvernail”, en réalité, un nom à l'instrumental, dérive lui-même
- ah, c'est marrant, ça, la rame qui dérive. J'en suis écroulé. Attendez quelques instants, que je finisse de me taper sur les cuisses, et je suis à vous -,
ce *rōþra, “rame, aviron, gouvernail”, disais-je, dérive lui-même d'un verbe germanique
(toujours reconstruit, hein)
*rōan-, “ramer”.
Cet hypothétique *rōan-, “ramer”, permet d'expliquer...
- le - ouiiiiiii ! - vieux norois róa, “ramer”,
- l'elfdalien ruo, “ramer”,
- le vieil anglais rōwan, “ramer”,
ça, c'est subtil |
- d'où l'anglais to row, “ramer”,
- le moyen néerlandais roen, roeyen, “ramer”,
- d'où le néerlandais roeien, “ramer”,
- le moyen haut allemand rüejen, “ramer”,
- le féroïen rógvan, “ramer ; ramer en direction d'une orque suppliant d'être achevée”.
Et d'où qu'y v'nait, c'te *rōan-, “ramer”, mmmmh ? (Appréciez donc l'épicène c'te ; moi aussi, je peux être politiquement correct·e·s·x.)
Ben ouais, v’là-ti pas qu'y v'nait d'une forme indo-européenne !? Pour être précis, d'un verbe : *h1róh1-e-.
Oui, je sais, ce *h1róh1-e- est totalement imprononçable.
Ce n'est pas pour rien qu'on ne l'emploie plus depuis longtemps ; nos ancêtres n'étaient pas plus fous que nous.
- Mais... il n'y avait pas une petite racine, à l'origine..., à tout hasard ?
- Mais ouiiii, ce verbe intensif de timbre o devait provenir d'une racine indo-européenne que l'on reconstruit en *h1reh1-. Elle sera à l'origine de dérivés en *erə-, *rē, ou, par son timbre o, en *rō.
*rō |
Cette racine *h1reh1- a bien servi.
Car, sachez-le, c'est toujours elle qui serait à l'origine...
- du lituanien ìrklas, “gouvernail”,
- du letton (mais osons la question : l'est-on VRAIMENT ?) ìr̃t, “ramer”,
- du vieil irlandais ráïd, “ramer”,
La Saint-Patrick, mais c'était ce 17 mars !
ou encore
- soyons fous -
- du sanskrit अरित्र, áritra-, toujours “rame”.
Pour faire simple, on la retrouve un peu partout, cette racine.
Partout où il fallait savoir ramer, du moins.
Car à côté des langues germaniques, celtiques, baltes et indo-iraniennes, elle est également présente dans les langues helléniques,
pensons notamment au grec ancien ἐρέτης, erétēs, surtout au pluriel, “rameurs”, et strictement au pluriel, “rames”.
D'où, notamment, le grec ancien τριήρης, trierēs, francisé en “trière”, désignant un bâtiment à trois rangs de rames (en anglais, three rows of rows).
trière |
Mais surtout, surtout...
Nous pouvons encore la retrouver, bien plus près de chez nous, dans le latin... rēmus, “rame”.
- rēmus ? Mais enfin, Blondieau, et d'où viendrait ce “m” ?? Tu nous racontes encore n'importe quoi.
- Monsieur Ucon, quel plaisir ! Curieusement, il s'agit d'une question intéressante.
Michiel de Vaan fait remonter le latin rēmus à un étymon italique *rē(s)mo-, héritier de notre *h1reh1- par une forme à l'instrumental, *h1reh1-smo-. Ce qui expliquerait la présence, dans le dérivé latin, de ce suffixe *-smo- caractérisque de... l'instrumental. Remarquez par ailleurs que le germanique *rōþra, “rame”, est, lui aussi, un nom à l'instrumental.
Fernand Ucon, qui, curieusement, n'écrit pas encore en “écriture (supposée) inclusive”. M'est avis que ça ne saurait tarder. |
Mais reprenons : le latin... rēmus, “rame”...
...d'où les latins birēmis, voire... trirēmis, désignant respectivement une birème, bâtiment à deux rangs de rames,
et une trirème, bâtiment à... tr... Oui, bravo ! trois rangs de rames. (En anglais, three rows of rows).
Et du latin rēmus, “rame”, est issu l'ancien français reim, raim, dont la jolie définition était, fin du XIème, “pièce de bois à faire se mouvoir une embarcation”.
Vous l'aurez compris, nos rame et ramer en descendent.
Iam subeunt Triuiae lucos atque aurea tecta.Daedalus, ut fama est, fugiens Minoia regna,praepetibus pennis ausus se credere caelo,insuetum per iter gelidas enauit ad Arctos,Chalcidicaque leuis tandem super adstitit arce.Redditus his primum terris, tibi, Phoebe, sacrauitremigium alarum, posuitque immania templa.
Déjà, ils pénètrent sous les toits dorés dans le bois sacré de Trivia,Selon la tradition, Dédale, fuyant le royaume de Minos,eut l'audace de se confier à des ailes rapides pour gagner le cielet vogua par une route insolite en direction des Ourses glacées,pour finalement se poser avec légèreté sur la citadelle chalcidienne.Revenu sur terre, en tout premier lieu il t'a consacré, Phébus,
l'appareillage de ses ailes, puis a construit un immense temple.
Si je me permets de mentionner ici Virgile (et son Énéide), c'est que nous lui avons emprunté l'emploi poétique qu'il fait de remex quand il désigne l'aile, dans remigium alarum, “mouvement consistant à ramer des ailes”.
Nous avons ainsi fait du latin remex, remigis, “rameur”, notre français rémige, emprunt récent (1789 - oui, 1789, l'année où sombrait HMS Bounty) et savant (zoologique), qui s'est employé tout d'abord comme adjectif (“plume rémige”) avant d'être substantivé, en 1823, pour désigner les grandes plumes (ou pennes) des ailes des oiseaux (les rémiges, pour les moins-bien-comprenants).
Auriez-vous imaginé qu'au détour d'un article consacré à l'étymologie de Rus', nous puissions tomber sur les français rame, ou rémige ?
Eh. C'est ça, l'indo-européen.
Amis lecteurs,
Je vous souhaite un bon dimanche, une belle semaine.
Portez-vous bien.
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,
Les King's Singers nous interprètent un morceau ô combien apaisant,
un chant de Noël folklorique ukrainien,
Long the night.
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Bonjour Frédéric,
RépondreSupprimerMerci pour cet incroyable dimanche!
Je ne peux m'empêcher d'épingler le néerlandais roeiriem (aviron, rame). Un doublon à lui seul puisqu'il est composé de deux éléments (roei et riem) à la même ascendance.
Très belle semaine !
:-) Merci LeScrat ! :-)
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