article précédent : Coriaces, les Corses. Des durs à cuire.
« Panurge sans aultre chose dire jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les aultres moutons crians et bellant en pareille intonation commencerent soy jecter et saulter en mer aprés à la file. La foulle estoit à qui premier y saulteroit aprés leur compaignon. »
Rabelais,
extrait du Quart Livre, chapitre VIII, circa 1552
Bonjour à toutes et tous !
Ah,
*(s)ker-, “couper, découper”,
cette petite racine indo-européenne à qui nous devons tant ...
Je ne vais plus m'étendre sur la liste des dérivés de cette belle racine que l'on a déjà traités ici.
Il vous suffira de lire l'un ou l'autre de ces articles pour en retrouver quelques-uns...
j'ti jur', c't'article i' déchir sa race (bouffon),
D'interstice à armistice, il n'y a qu'un pas. De l'oie.,
couper les cheveux en quatre, ou s'arracher les cheveux?,
"κόρση, cortex, même combat" - slogan émanant d'un gilet jaune luttant pour la réhabilitation de la linguistique indo-européenne, et
Coriaces, les Corses. Des durs à cuire.
Un lecteur germanophone, qui plus est linguiste, dans un commentaire un peu ... rugueux, oserais-je dire, se plaint du peu d'attention que je prête à sa langue natale, en allant me perdre dans les langues “plus ou moins proches de l'aire francophone”, alors
- je paraphrase -que si j'avais un peu plus de connaissances linguistiques de l'allemand, j'aurais évidemment mentionné depuis longtemps des mots allemands on ne peut plus courants au nombre des descendants de notre chère *(s)ker-, “couper, découper”.
Alors, pour ce lecteur fidèle
- que je salue ici, et dont je ne mets pas la bienveillance en doute, loin de là -,
avant de poursuivre le fil de mes idées, je m'arrêterai en ce dimanche, sur l'allemand.
Ou plutôt... j'y reviendrai.
Car j'avais commencé cette série d'articles par là...
Article que je pourrais résumer comme suit :
racine indo-européenne *(s)ker-, “couper, découper”
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proto-germanique *skeran-, “couper”
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dérivés germaniques, dont vieil anglais scieran, “couper, raser...”
⇓
⇓
dérivés germaniques, dont vieil anglais scieran, “couper, raser...”
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moyen anglais sheren, scheren
⇓
anglais shear, “tondre, arracher...”.
Oui, j'ai commencé l'étude de *(s)ker-, “couper, découper” par ses dérivés germaniques, dont notamment l'allemand scheren, “tondre, couper...”, que ce lecteur charmant mais distrait me reproche maintenant d'avoir proprement ignoré.
Pô grave !
Au contraire ! Je dirais même que je suis enchanté de l'intérêt que suscite le blog !
Et en plus, ce retour en arrière va nous permettre de vagabonder quelque peu dans les langues germaniques, en sortant, mais très légèrement, du thème du moment, à savoir les dérivés de *(s)ker-, “couper, découper”.
Ce lecteur mentionne à juste titre qu'à côté de scheren,
partiellement synonyme de schneiden, “couper (notamment les cheveux)...”,
nous trouvons encore Schere, “paire de ciseaux”.
Paire de ciseaux Allemande années 1920 - 1940 (source) |
Oui ! Je l'avoue, j'avais mis de côté l'étymon germanique pour “paire de ciseaux”, le fil - non pas de mon rasoir, ahah, mais - de mes idées m'ayant emporté vers d'autres horizons.
Peut-être aurais-je fini par traiter de l'étymon en question, peut-être pas...
Pas sûr.
Mais puisqu'on y est, allons-y !
Cet étymon,
dérivé du verbe fort proto-germanique *skeran-, “couper”,
Si je l'avais ignoré au moment où nous abordions *skeran-, “couper”, c'est que sa descendance en anglais
- pour qui j'avoue ma préférence sur l'allemand, je ne peux le nier, mais ce n'est pas vous qui avez suivi, jeune ado mal dans sa peau, un cours d'allemand au secondaire donné par un professeur dont vous aviez peur, jusqu'à vous dégoûter à tout jamais de l'apprentissage cette belle langue -
ne méritait pas, à mon regard ô combien tronqué et subjectif, d'être mentionnée ici.
Mais puisque vous insistez
- et que depuis je suis devenu grand -,
sachez que l'étymon germanique *skēra- sera à l'origine du
oui, oui, OUI !!!
- vieux norois skæri,
et par là,
- du féroïen poétique...
(si si, ça existe, la poésie féroïenne, très savoureuse au demeurant, riche d'images de phoques ensanglantés, d'orques éventrés sur de magnifiques plages de sable noir, des rires de jeunes enfants pataugeant gaiement dans des carcasses encore chaudes de morses écorchés...)
...skærur,
- du vieil anglais scēar(r)a,
- du vieux frison
rocheskēre, - du néerlandais schaar, et
- du vieux haut-allemand scāra (au pluriel scāri), qui donnera naissance à l'allemand...
- allez, on fait un effort -
... Schere.
Tous
- tous, vous m'entendez, pour paraphraser le parolier de la Complainte de Mandrin -
signifiant... “paire de ciseaux”.
Paire de ciseaux Allemande années 1920 - 1940 (source) |
Roger Frison-Roche |
Voyez-vous, puisque j'avais déjà mentionné le verbe anglais shear comme descendant de *skeran-, il m'avait semblé inopportun, superfétatoire, d'en rajouter une couche avec le substantif pluriel anglais shears, “cisaille, grands ciseaux”, descendant bien de *skēra- par le vieil anglais scēar(r)a.
Donc,
⇓
proto-germanique *skeran-, “couper”
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proto-germanique *skēra-, “paire de ciseaux”
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vieux haut-allemand scāra
⇓
allemand Schere, “paire de ciseaux”
Mais aussi...
⇓
proto-germanique *skeran-, “couper”
⇓
proto-germanique *skēra-, “paire de ciseaux”
⇓
vieil anglais scēar(r)a
⇓
anglais shears, “cisaille, grands ciseaux”
Comme je vous le disais en début d'article, profitons donc de cet heureux retour dans les dérivés germaniques de *(s)ker- pour y flâner quelque peu...
anglais shears, “cisaille, grands ciseaux”
Comme je vous le disais en début d'article, profitons donc de cet heureux retour dans les dérivés germaniques de *(s)ker- pour y flâner quelque peu...
Car franchement, vous pourriez parfaitement vous demander si l'anglais shave (ou l'allemand schaben, hein), “raser” est apparenté à notre *(s)ker-.
La réponse est non.
D'autres questions ?
- voilà ! C'est exactement ce qu'aurait dit mon prof d'allemand. Il ne devait pas manquer d'humour ; il devait même être un homme adorable, mais moi, il me terrorisait. -
L'anglais shave (tout comme l'allemand schaben, je tiens à le préciser) provient d'une autre racine indo-européenne,
*skh₂bʰ-e-, “raser, racler”,
et ce par l'intermédiaire du proto-germanique *skaban-, “raser, racler”.
On pourra en reparler plus tard, si vous voulez, car *skh₂bʰ-e-, s'est retrouvée également dans d'autres groupes linguistiques, et mériterait vraiment un dimanche à elle toute seule...
racine indo-européenne *skh₂bʰ-e-, “raser, racler”
⇓
proto-germanique *skaban-, “raser, racler”
⇓
anglais shave, allemand schaben
⇓
anglais shave, allemand schaben
Eh bien,
on fait remonter l'ancien français mouton,
par le bas latin moltō,
au gaulois *multon- ou *multo-,
issu du proto-celtique *moltos-, mot vraisemblablement emprunté au substrat non-indo-européen.
Un substrat, en linguistique historique, étant une langue autochtone,
donc ici pré-indo-européenne, ayant existé sur place avant que les langues indo-européennes ne viennent s'imposer,
qui, en se mélangeant à la langue adoptée, aurait cependant contribué à l'évolution de la nouvelle langue.
Quant au sens premier que devait revêtir le proto-celtique *moltos-
- que l'on déduit par ailleurs par celui du vieil irlandais et du - YES YES YESSS - moyen gallois - mollt, ou encore du breton maout, “mâle châtré destiné à la boucherie” -,
il devait s'agir de ... “mâle, mâle châtré” .
Le sens se généralisant plus tard, le mot désignant alors tout ovin, d'une façon générique.
substrat non-indo-européen
⇓
emprunt
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proto-celtique *moltos-, “mâle, mâle châtré”
⇓
gaulois *multon- ou *multo-, “mâle, mâle châtré”,
puis générique pour “ovin, mouton”
⇓
bas latin moltō, “mouton”
⇓
ancien français mouton
Si je vous raconte tout ça, c'est que l'équivalent germanique du celtique *moltos-, c'est...
*skēpa-.
Plus question, ici d'un mot emprunté au substrat pré-indo-européen !!
Mais bien, tout simplement, d'un étymon construit sur ... , sur ...
Mais ouiii !!!
le germanique *skaban-, “raser, racler”, dont - c'est fou - nous venons à peine de parler quelques lignes plus haut.
C'est dingue.
Le mot germanique pour mouton, donc, proviendrait de l'emploi que l'on réservait au brave animal, destiné à être rasé, tondu.
Un peu comme le bézoard, dont nous parlions il y a quelques semaines.
Mais non, c'est pas qu'on tondait les bézoards, enfin ! Oh !
Rappelez-vous, c'était par son emploi (d'antidote) que les Perses connaissaient et définissaient l'objet, bien plus que par son origine, sa nature intrinsèque...
Mwouais, je vois.... Allez, on relit tous ensemble
Mais revenons à nos moutons.
Décidément, quel humour, aujourd'hui !
Nous devons bien évidemment au germanique *skēpa-, “mouton”...
- le vieil anglais scēp, scīp, d'où l'anglais sheep,
- le vieux frison
-roche- mais enfin, ça suffit, maintenant ?- skēp, - le vieux saxon skāp,
- le néerlandais schaap, qui, prononcé par un Néerlandais, vous permet de visualiser - que dis-je, de vivre - le lent et râpeux passage du rasoir sur la peau, et bien sûr
- le vieil haut-allemand scāf, d'où - je vous jure, je ne l'omettrai plus jamais - l'allemand Schaf.
Tous - tous, vous m'entendez - désignant le mouton.
Et donc...
racine indo-européenne *skh₂bʰ-e-, “raser, racler”
⇓
proto-germanique *skaban-, “raser, racler”
⇓
⇓
proto-germanique *skēpa-, “mouton”
Et voilà !
Après ce joli détour en mode école buissonnière, nous reprendrons, dimanche prochain, la suite logique des aventures de notre chère *(s)ker-, “couper, découper”.
D'ici là, je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très belle semaine !
Frédéric
PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,
Chasing Sheep is Best Left to Shepherds,
composé par Michael Nyman
- et ici interprété par lui et son orchestre ! -
pour cet extraordinaire film qu'est
The Draughtsman's Contract de Peter Greenaway, 1982
Faisons-nous plaisir...
revoyons quelques extraits du film où intervient cette fantastique musique...
... qui n'est elle-même qu'une superbe reprise d'un court morceau de Purcell, le
Prélude à l'acte III, Scène 2
tiré de son célébrissime
King Arthur,
prélude que vous entendez au tout début de cet extrait
(mais surtout, surtout, écoutez la suite..... aaaaah)
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