- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 4 novembre 2018

j'ti jur', c't'article i' déchir sa race (bouffon)








Il ne faut pas toujours tourner la page, il faut parfois la déchirer.”


Achille Chavée


Achille Chavée, poète surréaliste
belge,
Charleroi le 6 juin 1906
-
La Hestre le 4 décembre 1969

























Bonjour à tous !

Dimanche dernier, je m'interrogeais sur la racine indo-européenne à l'origine de l'anglais shire, “comté.

Selon Robert S.P. Beekes, il s'agirait d'une racine *skeir-, à laquelle, par recoupement, j'attribuerais le sens de “couper, séparer”.


Le souci, toujours bien présent au moment où j'écris ces lignes, est que cette racine *skeir-, je ne la retrouve nulle part ailleurs... 



Une petite pensée pour Philippe Gildas

Peut-être est-elle tout simplement retranscrite différemment selon les linguistes, pensais-je benoîtement... 







Pfff

La réalité est nettement plus complexe...




*skei-/*skey*(s)kel-*(s)ker-...


Ça, là, tout ça, tout ce tas de racines indo-européennes, toutes ces racines pourraient correspondrent au profil recherché.

Tant par la forme que par leur champ sémantique reconstruit, “couper”.

Chacune de ces racines pourrait bien être cette élusive *skeir-.

En tout ou en partie !





Ce qui ne serait rien encore, si les sources que j'ai consultées ne se contredisaient pas, attribuant telle ou telle filiation à l'une ou l'autre racine de celles-là, comme dans un immense jeu de vogelpik (le belge pour jeu de fléchettes).




Et ce n'est pas tout ! Parfois, les correspondances se font, tout semble s'éclairer, oui ... 




Mais... Comment voulez-vous faire entièrement confiance à une seule source, qui plus est un peu... dépassée ? 

Pokorny, par exemple, sans qui il n'y aurait quasiment pas de dictionnaires d'étymologie indo-européenne, mais qui n'a fait qu'ouvrir la voie (pour reprendre l'image du train) à de nouvelles générations de linguistes coriaces et précis, qui ont permis de préciser davantage, mais aussi d'infirmer, les découvertes du Maître.


Pfff.


Ce n'est pas difficile: j'ai failli tout laisser tomber, et passer sans autre forme de procès au sujet suivant sur ma liste des “à traiter.







Je ne vais donc absolument pas vous garantir que la racine dont nous allons parler en ce dimanche est bien la même que celle dont nous parlions dimanche dernier.


Tout en vous précisant que, selon moi, l'étymologie que j'ai proposée de shire tient parfaitement la route.


Non, mon souci ici est plutôt d'ordre ético-technique :


je pressens que la forme *skeir- pourrait n'être une version allongée, une variante de la racine *(s)ker-“couper, découper”. Tout semble l'indiquer.

Mais aucune des sources que je considère comme fiables ne le précise. Je préfère donc rester dans le doute, plutôt que me fourvoyer et vous induire en erreur.

Sachez cependant que Wikipedia va bien dans ce sens
- voir https://en.wiktionary.org/wiki/shire -,
mais qu'aucune source ni référence n'y est mentionnée. Alors, prudence...

Considérez donc cet article comme n'ayant rien à voir avec le précédent, c'est préférable.


Voilà qui est dit.




En ce dimanche, nous parlerons d'une racine bien connue des linguistes comparatistes, et pour laquelle
- ouf -
mes sources se recoupent :


*(s)ker-“couper, découper”.
Oui, ooh ! Ce curieux s entre parenthèses représente un s-mobile, phénomène par lequel certains des dérivés d'une racine indo-européenne commençant par un *s- suivi d'une consonne perdront ce *s- initial. 
Tout (ou presque) a déjà été dit, ici : 
Es war einmal mitten im Winter, und die Schneeflocken fielen wie Federn vom Himmel herab...

Avec *skeir-, nous en étions, la semaine dernière, à explorer les langues germaniques. 

Eh bien... restons-y !

Mais avec *(s)ker-couper”, cette fois, si vous m'avez bien suivi...

*(s)ker-, qui a donné le verbe proto-germanique... *skeran. 

Glorieux germanique *skeran dont le sens était bien toujours couper”, certainement, même si, à la vue de celui de certains de ses descendants, il devait tendre vers celui de ... tondre, arracher, raser”.

Nous retrouvons toute la sensibilité 
- que dis-je ? la sensiblerie si caractéristique des moeurs vikings dans son dérivé vieux norois skera, “couper, massacrer, abattre”, passé très naturellement dans le féroïen skera, de même sens.




Ce qui, personnellement, ne m'étonne qu'à moitié.

Le vieil anglais, lui, héritera du germanique *skeran, le verbe scieran, “couper, raser...”.

Scieran qui deviendra le moyen anglais sheren, scheren, pour enfin donner l'anglais shear, “tondre, arracher...”. 





C'est toujours bien *skeran qui se cache derrière ...

  • l'elfdalien stjärå, “couper”,
  • le vieux frison skera, d'où - si vraiment ça vous intéresse - le frison occidental skeare, 
ou encore
  • le vieux haut-allemand sceran“raser, tondre, couper”, d'où l'allemand scheren. 


Remarquez enfin, aux antipodes du suave et doucereux vieux norrois skera, “couper, massacrer, abattre”, le cinglant néerlandais scheren“raser, écrémer



écrémer à la poche
(source)



Notons encore, comme dérivés de *skeran, les ...


  • danois skære, 
  • norvégien bokmål skjære, 
  • norvégien nynorsk skjera, et
  • suédois skära,

qui héritent tous, et en toute logique, du sens de base “couper”, mais qui y adjoignent celui de “graver”.
Les runes, c'est pas à l'encre de Chine et sur du papier de soie qu'on les calligraphie, non plus.
(source)



Bon. Il se fait tard.

Je n'ai pas pu, hélas, perdu dans mes longues et vaines recherches,




consacrer beaucoup de temps d'écriture à cet article.


Mais qu'au moins, il nous serve de camp de base pour exploration ultérieure, dans les semaines qui viennent...



Everest, camp de base
(source)

Mais !


Je terminerai sur un dérivé de notre charmante *(s)ker-couper”, qui devrait ravir les plus francophiles d'entre nous...


Ce dérivé ne nous arrive pas du latin, que nenni !


Eh non, mais bien du ... francique.



D'un verbe francique (non attesté),

dérivé en droite ligne de notre germanique *skeran,
qui devait ressembler à *skeran, ou *skerian, et devait signifier, sans grande surprise, “couper, arracher”, d'où - au prix d'un léger glissement de sens -, “séparer, diviser”.

Le francique *skeran / *skerian est passé dans l'ancien français escirer“diviser, mettre en morceaux”. 


Encore en ancien français, le préfixe dé- s'est substitué à l'original es-, pour donner descirer, qui deviendra le moyen français deschirer.


Ben oui, il nous est arrivé sous la forme... déchirer.




Ce fut court, aujourd'hui, mais quand même...


Saviez-vous que notre français déchirer était un parent très proche de l'anglais shear, “tondre, arracher...”, ou - encore mieux - de l'elfdalien stjärå, “couper”?


Hein ?


Merci qui ?


Mais oui, merci l'indo-européen, pardi !




Allez, une p'tit' récap, et on remballe :



racine indo-européenne *(s)ker-“couper, découper”
proto-germanique *skeran, couper”

dérivés germaniques, dont vieil anglais scieran, “couper, raser...”

moyen anglais sheren, scheren
anglais shear, “tondre, arracher...”. 

-----


racine indo-européenne *(s)ker-“couper, découper”
proto-germanique *skeran, couper”

dérivés germaniques, dont vieux francique skeran /*skerian, “couper, arracher, séparer, diviser

ancien français escirer“diviser, mettre en morceaux
substitution du préfixe dé- à es-
ancien français descirer (début XIIème)
moyen français deschirer
français déchirer




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très, très belle semaine.

À dimanche prochain.




Frédéric



PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.

******************************************
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
******************************************

Et pour nous quitter, 

du Bach !

- Et ça me consolera, aussi ; je trouve toujours refuge dans la musique de Bach -

Le prélude en Ut majeur mais - enfin ! - suivi cette fois de la fugue à laquelle il est supposé amener, toujours également en Ut majeur, BWV 846.

Ces deux courtes pièces nous sont interprétées par le grand organiste néerlandais

- la crème de la crème ? -

Siebe Henstra 



******************************************
Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
******************************************

article suivant : D'interstice à armistice, il n'y a qu'un pas. De l'oie.

Aucun commentaire: