article précédent : Buona pulcella fut Eulalia ; Bel avret corps, bellezour anima.
L’ignorance vincible est le manque de connaissance dans celui qui peut la faire disparaître.
Abbé Arthur Robert,
Professeur de Philosophie à l'Université Laval, Québec,
Leçons de logique, 1929
Comme annoncé la semaine dernière, nous continuons aujourd'hui notre tour des dérivés latins et français de notre jolie racine indo-européenne...
*uik-e-, “vaincre, triompher de”.
Allez, un point rapide.
Nous avons passé en revue, le 25 avril, une série de dérivés germaniques de notre *uik-e-, “vaincre, triompher de”, dont notamment :
- le gotique 𐍅𐌴𐌹𐌷𐌰𐌽, weihan, “se battre”,
- le vieil anglais wīgan, “se battre, faire la guettre, batailler”, d'où...
- les vieux anglais... oferwīgan, “l'emporter au combat, conquérir”,
- wīgend, “soldat, guerrier”, et wigian, “se battre”,
- le vieil anglais wīġ, “guerre, bataille” et son composé ānwīġ,
- “ duel
- ” ,
- le vieil anglais poétique wiga, “guerrier, combattant”, “héro, homme”,
- le vieux francique *wīg, “combat”, second terme du prénom *Mārīwīg, “fameux (*mārī) au combat(*wīg)”, latinisé pour devenir... Meroveus, d'où Mérovingiens,
- le vieux norois vega, “se battre”, dont seront issus...
- le danois archaïque veje, “occire, tuer au combat”, l'islandais vega...,
- le vieux norois... víg, “combat, bataille, homicide, meurtre” dont descend probablement le prénom Viggo, Wiggo,
Oft ic wig seo, frecne feohtan, 25 avril 2021.
Le 2 mai, il était question des dérivés celtiques de *uik-e-,
ou pour être précis, de sa forme de base et au degré zéro *uik- (ou *wyk-),
au nombre desquels nous pourrions citer :
- le vieil irlandais fichid,“se battre, combattre”,
- le moyen gallois amwyn, “entourer, défendre”,
- le gauloisAdcovicus, “qui est fortement avec les vainqueurs”,
- le gaulois Blandovicu, “qui combat avec douceur”,
- le gaulois Exalbiovix, “qui combat en dehors du monde céleste”,
- l'ethnonyme gaulois Lemovices, “(ceux qui) combattent / vainquent avec l'orme”,
- le celte Aquincum, “qui a eu la victoire rapide”...
Fichid le vieil Irlandais avait la victoire rapide, 2 mai 2021.
Le 9 mai, nous abordions les dérivés italiques et romans de *ueik- (ou *wyk-), passés en proto-italique par l'étymon *wink-(e/o-), “lier, plier” puis “l'emporter sur” :
- le latin vincō, vincere, “vaincre...”,
- l'osque uincter, “prouver la culpabilité de quelqu'un” (emprunt probable au latin),
- le pélignien uicturei, “vainqueur” (emprunt au latin),
- l'osque vikturrai, “victoire” (emprunt au latin),
et puis, issus du latin, citons, dans les langues romanes...
- le français vaincre,
- le catalan vèncer,
- l'espagnol vencer,
- l'italien vincere,
- (Gérard) le normand veincre,
- le picard vinke,
- le portugais vencer,
- ...
Le 16 mai, nous étions en plein dans les dérivés latins de *ueik-, avec le latin “vaincre...” et ses propres dérivés,
vincō, vincere,
- le français vaincre,
- l'anglais vanquish, “vaincre...”,
- le latin victor, “conquérant, vainqueur ; victorieux, triomphant...”,
- le latin victōria, “victoire”, et ses dérivés comme le français victoire et l'anglais victory,
🜛🜛🜛
Rappelons-nous que le latin vincō, “vaincre...”, descend de notre charmante
*ueik-
par le proto-italique (reconstruit) *wink-(e/o-), “lier, plier” :, “vaincre, triompher de”,
racine proto-indo-européenne *ueik-, “vaincre, triompher de”
⇓
degré zéro *uik-
⇓
infinitif présent avec infixe nasal *ui-n-k-, “lier, plier”
⇓
proto-italique *wink-(e/o-), “lier, plier”
⇓
latin vincō, vincere, “vaincre...”
Le latin vincibilis, dérivé de vincō, signifiait “qui peut être vaincu”, “qu'on peut vaincre”, ou même, en parlant d'un procès, “facile à gagner”.
Nous en avons hérité le français vincible, calque du latin ecclésiastique vincibilis dans l'expression ignorantia vincibilis, traitant de l'ignorance que l'on peut vaincre, ou éviter.
Si vincible est à présent rare, voire désuet, son antonyme, invincible, est toujours bien là.
Comme vincible, notre invincible est emprunté comme terme de théologie, dans l'expression
- tenez-vous bien... -
ignorantia invincibilis.
Ben oui.
Notons quand même que invincibilis, créé évidemment sur vincibilis, n'est apparu, lui, qu'en bas latin.
Tiens, savez-vous que la locution Invincible Armada,
désignant, en 1588, la flotte d'invasion armée espagnole à destination de l'Angleterre, et supposée flanquer une bonne rouste à la prostestante Élizabeth Ière,
n'existe pas en espagnol ?
Eh oui. En espagnol, on n'a jamais parlé que de la Grande y Felicísima Armada, la grande et très heureuse flotte.
Et d'Armada, nous avons établi l'étymologie il y a déjà quelque temps : l'artisan sonna l'alarme quand l'Armada fut en vue.
Le cas de notre français convaincre est particulièrement intéressant. Enfin, moi j'trouve.
Comme vaincre, il ne s'agit que d'un emprunt (ca 1430), cette fois au latin convincō, convincere, con- (cum) + vincere.
Ici, plus question de théologie, mais bien de vocabulaire juridique.
Vous le savez déjà, le verbe sur lequel convincere est construit
(vincere, pour les Brexiteers et autres lents à la comprenette)
pouvait déjà, notamment, signifier “être victorieux (dans un procès), gagner (un procès, une cause), avoir gain de cause...”.
Et donc, ce préfixe con- n'est employé, dans le composé convincere, que comme intensificateur.
En vocabulaire juridique, le mot latin signifiait ainsi “prouver la culpabilité de”, “dénoncer (une faute, une erreur...)”, “prouver victorieusement contre quelqu'un que...”
Oh, merci, merci, Alain Rey.
Et son introduction en français s'est faite, sans surprise, dans le domaine... juridique, avec une construction ressortissant à un beau latinisme : convaincre quelqu'un de quelque chose, au sens d'amener quelqu'un à reconnaître sa culpabilité.
Ce n'est que plusieurs siècles plus tard que le verbe prendra son sens courant, d'...
amener (qqn) à reconnaître la vérité, la nécessité d'une proposition ou d'un fait,
- ô toi, ô toi, ©Le Grand Robert de la langue française, si tu savais -
nouvelle acception qui le rapproche de notre persuader.
Bien entendu, comme vous le savez, le premier sens du verbe, juridique, ne s'est pas éteint pour autant.
Ainsi, nous lirons encore que le tribunal de police déclare l’accusé convaincu d’injure verbale., ou que l’accusé est convaincu d’imposture et de trahison.
Nous retrouvons encore convaincre, et ses deux acceptions dans le nom conviction,
dérivé du supin de convincere, convictum,
qui, avant de passer dans l'usage général avec le sens de certitude, fut d'abord utilisé au sens juridique d'action de prouver la culpabilité de quelqu'un, et de preuve de culpabilité.
On parlait d'une pièce de conviction (1790), locution qui devint un peu plus tard, probablement parce qu'on en avait oublié le sens de départ, pièce à conviction.
Peut-être un aïeul de Monsieur Ucon était-il juriste, à l'époque ?
- mmmh ? - non non, rien. Fernand Ucon, sans qui le français serait tellement plus... logique |
Notons encore le très juridique intime conviction, où les deux acceptions semblent, d'une certaine façon, se relayer, avec le tribunal qui a l’intime conviction (qui est convaincu) de la culpabilité de l’accusé, et ensuite, avec l’accusé, qui est convaincu du crime.
Le glorieux passé juridique de ces convaincre / convaincu / conviction se reflète admirablement en anglais.
Mais oui. Comm' d'hab', le moyen anglais a emprunté l'un de nos beaux mots, qu'ainsi nous pouvons toujours admirer, en anglais moderne, alors que nous, nous l'avons bassement et lâchement éliminé de notre propre vocabulaire.
Je veux parler du moyen français convicter, au sens (juridique) de convaincre, créé vraisemblablement sur le participe passé de convincere, convictus, “dont la culpabilité à été prouvée...”.
Notre beau convicter fut repris pratiquement in extenso en moyen anglais, pour donner convicten, toujours au sens juridique d'action de prouver la culpabilité de quelqu'un.
Il deviendra, en tant que verbe, l'anglais to convict, notamment “déclarer coupable”,
l'anglais he was convicted pouvant se traduire par il a été déclaré (ou reconnu) coupable,
et en tant que substantif, il désignera - carrément -, non plus le coupable, mais bien - par un pragmatique mécanisme de cause à effet - le prisonnier, le détenu. Soyons fou.
Pendant longtemps, longtemps, la justice britannique s'est rendue en français, dans les tribunaux anglais, gallois et irlandais... Ce n'est qu'en 1730, figurez-vous (!!), que l'anglais devint obligatoire dans les cours de justice d'Angleterre et d'Écosse.
Imaginez le dédain, le mépris prodigieux que les magistrats devaient éprouver pour le vil peuple, pour ne pas rendre justice dans la langue même des justiciables, mais en français (ou encore en latin).
Cette version du français particulière aux tribunaux, qui trouve son origine en ancien normand et en anglo-normand, c'est ce que l'on appelle Law French, transposition du normand Louai Français, repris lui-même de l'ancien français... Droit Français.
Nous sommes en l'an de grâce 1338, et voici un extrait du droit maritime tel qu'il est pratiqué à la cour d'Angleterre, sous le règne, si je calcule bien, de sa Très Gracieuse Majesté Édouard III d'Angleterre.
(Je le précise : il s'agit bien ici du texte original, non d'une traduction !)
J'ai simplement colorié mes notes, la plupart reprises du quatrième tome de la Collection de lois maritimes antérieures au XVIIIè siècle de ce bon Jean-Marie Pardessus, dont l'ouvrage fut imprimé en janvier 1837.
EXTRAIT DE L'ENQUÊTE DE 1338ART. IV.
Se aucun est endité (ou indicté : accusé) qu'il a coupé le cable d'une nef vulentairement , sans cause raisonnable , par quoi une nef est perye ou aucun homme mort , pour la mort de cet homme il sera pendu ; et si nul homme est mort , et il a de quoy, il rendra au seigneur de la nef ses dommages selon la discretion de l'admiral , et fera fin au roy (faire fin, c'est à dire payer une amende ; amende se dit toujours fine en anglais) ; et s'il n'a de quoy d'acquiter la dite nef , et le seigneur de la nef le vuille poursuyr, il sera pendu s'il est de ce convicte (déclaré convaincu) par xij (XII ; par douze [jurés]) ; et en tel cas il ne sera mye (mye : adverbe de négation) condemptné à suyte le roy (la poursuite criminelle n'aura pas lieu à la cour du roi - sous-entendu : mais sous la juridiction de l'amirauté) ; et la bataille (le combat juridique, la poursuite judiciaire) ne gist mye en cest cas (n'a pas lieu en ce cas) .
Aaaah, la mouvance woke,
ces braves gens et leur cancel culture, et leur vision très, très, très réductrice du monde... L'inclusivisme n'en est qu'une des manifestations.
Tracey Ullman en a fait un sketch que j'adore :
(Désolé, je ne l'ai qu'en anglais)
Autre verbe latin composé sur vincō, vincere, “vaincre...” : pervincō, pervincere.
Son sens commun ? “Venir à bout de”, “vaincre complètement”.
Mais il pouvait également signifier “finir par persuader quelqu'un de”, “amener (quelqu'un) à croire, à vouloir, à faire...”.
On ne lui connait pas franchement de descendance, si ce n'est le verbe roumain (mais hélas obsolète ; on l'utilisait encore au XVIème) previnge, “triompher sur, conquérir, vaincre...”.
Mais qu'à cela ne tienne... sur pervincō, pervincere, s'est construit l'adjectif latin... pervicāx, qui permet de qualifier celui qui finit par venir à bout de, qui finit par persuader quelqu'un de...
Une personne comme ça ne peut être que “déterminée, tenace”, voire bien plus : “entétée, tétue, obstinée, archarnée...”.
Le mot a été emprunté, notamment...
- en portugais : pervicaz,
- en italien : pervicace,
- en anglais (rare) : pervicacious.
Nous parlions des emplois juridiques de vincō et pervincō...
Nous pouvons encore mentionner un verbe latin construit sur vincō, et qui ne s'employait pratiquement qu'en justice : le latin impérial evincere, dont le sens tel qu'employé par le vulgum pecus
- pardonnez-moi -
était “triompher de”, mais qui, en droit, signifait “déposséder juridiquement”.
Nous en avons fait, faut-il le préciser, évincer, emprunt savant du début du XVème.
Quant au bas latin... juridique - on n'en sortira pas - evictio, “recouvrement d'une chose par jugement”, nous l'avons emprunté fin du XIIIème pour en faire, évidemment, éviction, d'abord dans un sens juridique (ben oui), même si son sens s'est étendu par la suite.
Allez, un p'tit dernier, pour la route :
Le participe passé de vincō, c'était... victus, “vaincu”.
Le français l'a repris tel quel, dans la langue scolastique.
Vous pouvez en admirer un beau spécimen dans La Chose impossible, l'un des contes de Jean de La Fontaine :
Et puis, et puis, terminons en beauté, avec l'antonyme de victus : invictus, littéralement, “invaincu”.
Sol Invictus, le Soleil invaincu, était une divinité - vous avez le choix : solaire ou lunaire ? - solaire, bien !! apparue dans l'Empire au IIIème siècle, et qui était une sorte d'amalgame de la mythologie d'Apollon et du culte de Mithra.
Une grande fête à la gloire du Soleil invaincu avait lieu le 25 décembre
- correspondant à la date du solstice d'hiver selon le calendrier julien -,
le Dies Natalis Solis, le jour de naissance du Soleil.
La suite, vous la connaissez déjà.
Le rouleau compresseur de la christianisation a vite fait de remplacer cet odieux rite païen
- décidément, pardonnez-moi -
par ce que nous appelons Noël.
Libre à nous d'y voir toujours la naissance de l'Enfant-Lumière, la Lumière qui vainc les ténèbres... Astronomiquement, certes, mais aussi, si possible, en nous.
Protégez-vous, prenez soin de vous et de vos proches,
Portez-vous bien.
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,
Johann Sebastian Bach et Glenn Gould.
D'autres questions ?
Voici un jeune Glenn Gould au piano et Leonard Bernstein à la direction d'orchestre, dans le
Concerto pour clavecin No. 1 en ré mineur, BWV 1052.
Avant ça, une très belle introduction à Bach et à Gould, par Monsieur Leonard Bernstein lui-même ; le concerto commençant réellement à 5:09.
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