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dimanche 29 mai 2022

OMAR M'A TOUER

   




Le titre de cet article, bien évidemment, nous replonge dans l'affaire Omar Raddad, tragique affaire criminelle française du début des années 90.







 


Chers lecteurs, bonjour.


Nous avions, le 24 avril, épinglé une série de mots français (ou presque) descendant du latin dūcō, dūcere, « mener, guider, conduire » ; « tirer , pousser » :
  • conduire,
  • induire,
  • déduire,
  • séduire,
  • traduire,
  • éduquer,
  • duc,
  • doge,
  • ducat.
  • duce,
  • condottiere,
  • douche.
Et ce latin dūcō, dūcere était lui-même issu de la racine indo-européenne...

*deuk-
« tirer ; pousser ; mener... ».
 


Ensuite, le 1er mai, nous avons évoqué la descendance de notre jolie *deuk- en grec ancien, avec...
  • le verbe δαδύσσομαι, dādússomai« être égaré, déchiré, tourmenté... »,
et
  • le couple ἐνδῠκέως, endukéōs« soigneusementavec soin » / ἀδευκής, adeukḗs, « amer ? ; sans soin ? ».


Le 8 mai, nous avons débusqué une série de dérivés britonniques de la racine *deuk- :

  • le moyen gallois dwyn, « apporter, prendre, voler... »,
    • d'où le gallois dwyn,
  • le moyen breton do(u)en, « porter, transporter »,

d'où les bretons... 

  • douger«porteurobjet servant à porter »,
  • douger-banniel, «porte-drapeau »,
  • dougerez,  «femme enceinte »,
  • dougidigezh, «penchantinclination »,
  • dougus«portable »,
et
  • le cornique doen« prendre, apporter, voler ».



Le 15 mai, il était question de dérivés germaniques de la racine indo-européenne *deuk-« tirer ; pousser ; mener... ».

Avec...
  • le gotique 𐍄𐌹𐌿𐌷𐌰𐌽, tiuhan« mener, guider »,
  • le participe vieux norois toginn« tiré »,
  • le vieil anglais tēon, « tirer »,
  • le vieux saxon tiohan« tirer », mais aussi... « éduquer »,
  • le moyen néerlandais tien« tracter, tirer ; avancer, procéder»,
    • d'où le néerlandais tijgen« tirer, aller »,
  • le vieux haut allemand ziohan« mener, élever, éduquer »,
ou encore...
  • l'allemand ziehen, « tirer ; extraire ; déménager ; étirer... »,
  • l'allemand Zug« train»,
et
  • le composé allemand Herzog, « duc».



Le 22 mai, nous découvrions une nouvelle série de dérivés germaniques de notre *deuk-« tirer ; pousser ; mener... », évoquant tous la répétition :
  • le vieux norois toga« traîner, entraîner... », d'où l'elfdalien tugå, de même sens, et le vieil islandais toga« tirer, remorquer... », 
  • l'anglais tug« tirer fort, tirer sec, secouer, remorquer... », 
  • l'anglais tow« tirer, tracter, remorquer... », 
  • le moyen néerlandais togen, d'où le néerlandais togen« tirer, traîner... »,

ou encore...

  • le vieux haut allemand zogōn, zockōn, zohhōn« tirer fermement, secouer... ». 

 

Ce dimanche, nous poursuivrons sur notre lancée !
Eh oui, les langues germaniques se sont particulièrement bien servies de la racine indo-européenne *deuk-« tirer ; pousser ; mener... ».

Et toujours, toujours, toujours, ses dérivés germaniques sont construits, de près ou de loin, sur un étymon germanique commun (reconstruit, n'en demandez pas trop) : *teuhan-« tirer ».

La semaine dernière, nous avions mis au jour une série de mots issus de sa forme fréquentative*tukk/gōn-, « tirer par saccades, secouer... ».


Aujourd'hui, mes amis, nous allons attaquer la montagne par une autre face,



en nous intéressant aux mots dérivés d'un autre étymon proto-germanique, de radical en -ti, créé sur le degré zéro de *teuhan- : *tuhti-.


*tuhti-, bon dieu d'bon dieu, *tuhti-, pas tutti !


Ce suffixe germanique -ti permettait de former des noms abstraits à partir de racines verbales (souvent des verbes forts).
On le fait descendre lui-même d'une forme indo-européenne *(é)-tis-, qui sera à l'origine, notamment, 
  • du -tiō latin, comme dans dictātiō«dictée... »gradātiō«gradation... »...,
mais aussi...
  • du -tiu vieil irlandais, 
  • du -τις, -tis grec ancien, 
et même...
  • du -ति, -ti sanskrit..., 
tous, tous, tous appelés à former dans leur langue respective...
- allez, tous en chœur -
des noms abstraits à partir de racines verbales - euh.

C'est ainsi que l'on attribue à *tuhti- 


le sens d'«action de tracter, traction ; action de tirer... »



Tiens, au fait... Je me rends compte que je vous parle une nouvelle fois
- une nième fois, me direz-vous - 

de proto-germanique (ou germanique commun, c'est du pareil au même)… mais... dites-moi, les enfants, vous ai-je déjà précisé en quoi consistait ce proto-germanique, ce que l'on en sait, et à quelle époque on le rattache ?

non, non ! Raconte, Papy !


Le proto-germanique est la proto-langue, reconstruite, à l'origine des langues germaniques.
Les peuples qui la parlaient vivaient, vous vous en doutez, dans le nord de l'Europe, entre
- à la grosse louche, évidemment ; vous y étiez, vous ? -
750 avant Jésus-Christ et 300 après Lui.

L'état de langue que représente le proto-germanique correspond en fait à l'accomplissement des lents processus de transformations phonétiques, répartis sur plusieurs siècles,
qu'a décrits Grimm dans ce qu'on appelle désormais la Loi de Grimm,
qui permirent à ce que l'on pourrait qualifier de dialectes indo-européens de devenir ce proto-germanique, une nouvelle langue (même si théorique, reconstruite, d'où le proto-) à part entière, distincte de son illustre ancêtre, l'indo-européen.

Quelque part entre le Vème siècle avant Jésus-Christ et le Vème siècle après ce même Jésus-Christ, le proto-germanique va lentement, progressivement, évoluer en trois grandes branches (en perdant du coup sa qualité de germanique commun) :
  • le germanique de l'Ouest, 
  • le germanique de l'Est et 
  • le germanique du Nord,
d'où naîtront les langues germaniques telles que nous les connaissons à l'heure actuelle.

On considère généralement que la scission du germanique commun en ces trois grandes composantes correspond au début de la période migratoire, au IVème siècle de notre ère.


Mmmh ? La loi de Grimm ? Mais c'est la toute première loi linguistique établie, qui explique comment les consonnes occlusives ont évolué de l'indo-européen au proto-germanique.

 

Jacob Ludwig Karl Grimm,
4 janvier 1785 – 20 septembre 1863 


Cette véritable somme qu'est la loi de Grimm tient dans un tout petit tableau tout mimi (que mon cher prof d'indo-européen à qui je dois tant nous faisait apprendre par cœur pour l'examen) :
indo-européen ⇒ proto-germanique



Ici, un petit schéma bien sympathique qui reprend, lui,
l'évolution des voyelles indo-européennes en proto-germanique

 

Et c'est là que l'on situe le foyer du proto-germanique



Cela étant dit, entrons dans le vif du sujet...

Le domaine de prédilection des dérivés de l'étymon proto-germanique *tuhti-, «action de tracter, traction ; action de tirer... »

maintenant, vous allez arrêter avec ça.

est l'enseignement. D'une manière générale, ou dans un sens très lâche, si vous préférez.
Oui, l'enseignement, l'éducation.

Cela n'a rien de choquant au vu des acceptions de certains des dérivés de *teuhan-« tirer » ; je pense...
  • au vieux saxon tiohan« tirer », mais aussi... « éduquer »,
  • au vieux haut allemand ziohan« mener, élever, éduquer ».
Mais bon, nous sommes ici dans un monde germanique. Et l'éducation, ça passe OBLIGATOIREMENT par... la DISCIPLINE. Une façon SAINE et AUSTÈRE de se comporter...

Prenez cela comme une clé de compréhension pour le sens des mots que voici, et que l'étymon proto-germanique *tuhti- permet d'expliquer :
  • le gotique 𐌿𐍃𐍄𐌰𐌿𐌷𐍄𐍃, ustauhts«aboutissement (d'un parcours d'études, d'un entraînement, par exemple), la perfection (die Perfektion)... »,
  • le vieil anglais tyht«conduite, pratique... »,
  • le moyen néerlandais tucht,
    • d'où le néerlandais tucht«discipline, régime, punition, auto-discipline... », et même dans un emploi tristement obsolète, «chasteté »,
  • le vieux haut allemand zuht,
    • d'où l'allemand Zucht«élevage, ferme d'élevage... », mais aussi, certes un peu daté«discipline, éducation, manières... ».


Et si vous êtes quelque peu surpris par ces glissements de sens, remarquez que notre français conduite évoque tant le conduit que la discipline, les manières.



Et voilà pour ce dimanche !


- Mmmh ? Le titre ? Oh, mais oui, pfff,  j'allais oublier...

Vous qui avez une meilleure mémoire que moi, vous vous rappelez ces mots de la semaine dernière, du vieux norois toga, «traîner, entraîner... » aux anglais tug, «tirer fort, tirer sec, secouer, remorquer... », et tow, «tirer, tracter, remorquer... », en passant par le moyen néerlandais togen, ou le vieux haut allemand zogōn, zockōn, zohhōn, «tirer fermement, secouer... ». 

Eh bien, on peut reconstituer, grâce à ces mots attestés, le francique *togôn«tirer, remorquer... ».

L'intérêt de ce genre de reconstitution, me direz-vous, n'est guère manifeste.





Peut-être, oui, mais
Qui dit francique, dit souvent...
- du moins sur ce blog -
dérivé français.

Et c'est de ce joli *togôn francique qu'est issu, attesté au XIIIème, le terme de marine français... touer, « faire avancer (un navire, une embarcation) en tirant à bord sur une amarre... ».
(Et je remercie chaleureusement ici un lecteur assidu du blog qui se reconnaitra ; c'est lui qui a pensé à ce mot formidable.)

Dans ses premières attestations, sur l'île d'Oléron, touer signifie remorquer (un navire).


Quant à toue, le déverbal de touer, il a désigné, fin du XIVème, un bateau plat à une voile servant de bac, ou alors le câble qui servait à, à... touer.
En 1680, toue est encore attesté dans le sens de l'action de touer...

Notons encore touage, vieux mot technique qui a refait sa vie au Canada, et y a retrouvé une seconde jeunesse, en permettant de traduire l'anglais tow away zone, désignant une zone où les voitures en stationnement sont immanquablement remorquées à la fourrière.


En français du Canada, on parlera de... zone de touage.


J'adore quand l'étymologie vous saute aux yeux, quand l'histoire des mots est à ce point passionnante.
Je devrais peut-être m'intéresser à l'indo-européen, tiens...





Et nous en terminerons avec un mot français qui désigne le cordage servant à haler un gros cordage (aussière, câble…)...


Une idée ? 


Ce mot technique, attesté en 1872, est la francisation de l'anglais tow line : touline.

Je suppose cependant qu'on le prononce à la française (sauf peut-être à Nice).





Je vous souhaite un excellent dimanche, et une très belle semaine. 

Portez-vous bien.




Frédéric



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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter,

Un magnifique motet
(une pure merveille ; presque aussi beau que du Stromae),

du grand

William Byrd.

William Byrd,
 c.1539/40 ou 1543 – 4 juillet 1623




Voici,

interprété magistralement par

VOCES8,

Haec Dies a 6,

de William Byrd, 1589.


Haec dies quam fecit Dominus :
exultemus et laetemur in ea,
alleluia.

Voici le jour que le Seigneur a fait :
soyons en heureux et réjouissons-nous en,
alléluia.



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