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dimanche 1 mai 2022

C'est Chantraine, Beekes et Benveniste qui entrent dans un bar.

                

article précédent : Mes Clygés par amors conduit




Du sens  de « conduire », le verbe ducere a évolué vers la notion plus abstraite et plus générale de « juger ». La construction est alors soit prédicative, soit avec une proposition infinitive : aliquem (avec un prédicat adjectif à l'accusatif) ducere « tenir quelqu'un pour », ou bien ducere régissant une proposition infinitive au sens de « croire, juger, estimer ».


Premier paragraphe du chapitre 12 du
vocabulaire des institutions indo-européennes
(1er tome, économie, parenté, société),

Émile Benveniste, 1969


le tout grand Émile Benveniste,
1902 - 1976






Chers lecteurs, bonjour.


La semaine dernière, nous avions épinglé une série de mots français (ou presque) provenant du latin dūcō, dūcere, « mener, guider, conduire » ; « tirer , pousser » :
  • conduire,
  • induire,
  • déduire,
  • séduire,
  • traduire,
  • éduquer,
  • duc,
  • doge,
  • ducat.
  • duce,
  • condottiere,
  • douche.

Et ce latin dūcō, dūcere descendait lui-même de la racine indo-européenne...

*deuk-« tirer ; pousser ; mener... ».



En ce premier dimanche de mai, 



nous allons nous plonger dans les eaux encore froides de la mer Égée. Oui, nous allons voguer vers le grec ancien.


Michiel de Vaan, chez qui j'étais allé chercher l'étymologie du latin dūcō, dūcere, n'hésite pas à nous donner quelques cognats de dūcere dans d'autres langues indo-européennes.

Et il nous renvoie ainsi à deux mots de grec ancien bien sympathiques : 

  • le verbe δαδύσσομαι, dādússomai« être égaré, déchiré, tourmenté... »,
et
  • l'adverbe ἐνδῠκέως, endukéōs« soigneusementavec soin ».


Ma foi, l'article de ce jour sera bien vite ficelé !



Bon, commençons par δαδύσσομαι, dādússomai« être égaré, déchiré, tourmenté... ».
Pour le sens, pensez simplement à « être tiré de toutes parts (être tiraillé), être écartelé... »

Le verbe est attesté chez Sophron. 

Euh, je pensais humblement que Sophron était l'un des auteurs préférés de mes voisins, dans mon quartier du nord-ouest de Bruxelles, car parfois, j'entendais un « si si, j'ti jir', c'est di Sophron... », et, impressionné, je me disais qu'un brave homme de ma rue citait Sophron, vraisemblablement en réponse à un interlocuteur qui avait dû confondre l'un ou l'autre passage des dialogues de Socrate avec un extrait des dialogues de ce gai poète. Ce n'est que plus tard que je compris : mes voisins parlaient évidemment du safran. 
Ce qui est bien aussi ; ne me prêtez pas de pensées malsaines, je n'ai strictement rien contre le safran. J'ai d'ailleurs plein d'amis qui aiment le safran.


Alors, oui, Sophron !

- oui, en silence, c'est encore mieux.

Sophron de Syracuse, poète grec sicéliote (il n'en pouvait rien, non plus), vécut probablement entre 470 et 400 avant Jésus-Christ.

Sicéliote le dragon

Sicéliote Ness


Même s'il débordait d'imagination et de lyrisme, ses dialogues sont bien souvent qualifiés de prosaïques.
Ce n'est pas bien méchant, rassurez-vous.
Car si Sophron est toujours présent dans bon nombre de recettes de tajines, mais aussi de pâtes, de paella ou autres plats de riz...,


nous lui devons aussi des dialogues en prose.

Ses dialogues rythmés, il les écrivait dans l'un des dialectes doriens, cet ensemble de dialectes du grec ancien qui, avec le grec nord-occidental, constituait la partie occidentale des dialectes grecs durant l'époque classique (à la grosse louche, au cours des Vème et IVème siècles avant J.-C.). 


On fait descendre le dorien des... montagnes d'Épire
- ça, c'est de l'humour que même Monsieur X pourrait apprécier (s'il pouvait le comprendre, bien sûr) -,
dans les Balkans (là où habitaient les Doriens, si vous voulez vraiment tout savoir).

l'Épire (Ήπειρος, Épeiros)



Chantraine 

- oui, l'un des plus grands hellénistes qui fût, Pierre Chantraine -

Pierre Chantraine,
1899 - 1974

Chantraine, disais-je, nous précise que le mot se retrouve également sous la forme δαιδύσσομαι, daidússomai.
(daidússomai  
Non non, ne cherchez pas, ce n'est pas du Stromae. Stromaeoutai ?)

Mais surtout, pour lui, il s'agit d'un terme expressif, peut-être propre au... dorien
- jusque là, me direz-vous -,
mot auquel il n'attribue... aucune étymologie ! AUCUNE !

LUI, le grand Pierre Chantraine !




Quant à cette variation entre δα- et δαι-, elle reste pour lui... inexpliquée.





Ah oui, quand même...




Alors, je me tourne vers Robert Beekes.

Robert Stephen Paul Beekes,
1937 − 2017 


(Et je vous avoue que je crains le pire.... Cette histoire de variation, ça puuuuue...)


Beekes nous explique que oui, ça fait déjà un bon moment, depuis les travaux de...

Wilhelm Heinrich Roscher,

Wilhelm Heinrich Roscher,
Göttingen, 1845 - Dresde, 1923,
philologue classique allemand et spécialiste
des mythologies grecque et romaine

 

et de

Hermann Osthoff, 

Hermann Osthoff,
Billmerich, 1847 - Heidelberg, 1909,
linguiste allemand

... que l'on relie notre δαιδύσσομαι, daidússomai, au latin dūcō.

Ouuuuf.



Ouais...

Si ce n'est que Beekes, lui, reprend la thèse de Chantraine : il n'y trouve... aucune étymologie.

et

- et ça, oh, je m'y attendais, mais qu'est-ce que je m'y attendais -,

au vu de cette variation δα-/δαι-, il pourrait pencher pour une origine... pré-grecque.


je le savais !

J'exagère : en réalité, hésitant, il ne se prononce pas.

Selon son code particulièrement prosaïque

(relisez donc Harry Potter et l'influence de l'environnement et des effets de substrat sur les substances déterminant la valeur du moût et du vin si vous l'avez oublié),

Beekes attribue à δαδύσσομαι la note...

◀ ? ▶,

que vous pourriez traduire par « 'tain d'b*rd*l de m*, même moi, Beekes, j'en sais f**trement rien, de cette étymologie à la c... ».

Moi, je ne me le permettrais pas ; pardonnez-moi.
Je peux apprécier (même si du bout des lèvres) le langage fleuri, mais pas la vulgarité.




Bon, et cet adverbe ἐνδῠκέως, endukéōs« soigneusementavec soin », alors ? Mmmmh ?
Il va nous rattraper le coup, évidemment !

Avant tout, précisons qu'il s'agit d'un adverbe homérique, et qu'il pouvait encore signifier « gentiment »

Je suis navré, mais si vous ne voyez pas le rapport entre le soin et la gentillesse, vous n'avez pas souvent dû prodiguer des soins.
Pensez au rapprochement soindouceur ; prendre soin de, c'est être gentil avec...

Je sais, oui : « ouais, mais quel est le rapport avec *deuk-« tirer ; pousser ; mener... ??? ». Vous êtes tellement prévisibles.



Avant de tenter de répondre à cette excellente question, je vous donnerai encore un autre mot homérique, l'adjectif alpha-privatisé (c'est nouveau, ça vient de sortir)

- l'alpha privatif, α-, exprimant la négation ; vous le savez certainement -

ἀ-δευκής, a-deukḗs, qui lui, en toute logique, pourrait signifier « sans douceur », donc « amer... ». Ou alors, « sans soin ».

Tout ça..., au conditionnel.


Chantraine, désabusé

- je le sens au bord des larmes -,

nous dit que...

« puisque le sens du mot est, en définitive, ignoré, il est difficile d'établir son étymologie ». 

On ne peut pas vraiment lui donner tort.


Quant à ce qu'il pense plus particulièrement de son étymologie indo-européenne ?
« On n'en peut rien dire ».
Admirez ici la réponse d'un homme du monde, civil, urbain, poli.


Ce qui est surprenant, c'est que, de son côté, Beekes aimerait pouvoir, lui, rattacher ἀδευκής, adeukḗs, à *deuk-.

Formellement, certes, y a pas photo.
Mais il faudrait aussi que sémantiquement*deuk- eût pu correspondre à l'idée de « soin ».
Et ça, c'est une autre histoire... 

Il lui attribue donc la note...

◀ IE ? *deuk-« soin » ? ▶,

que nous comprendrons par « il se pourrait que le mot soit d'origine indo-européenne ; dans ce cas-là, il pourrait provenir de la racine *deuk-, si tant est qu'elle ait pu véhiculer une sémantique liée à soin ».


Mais pourquoi diable Beekes serait-il si enclin à accepter cette parenté d'avec *deuk- ?
(Et donc, à lier soin à mener.)

Je pense qu'il faut y voir l'influence, directe ou indirecte, du grand Benveniste, qui, dans son somptueux vocabulaire des institutions indo-européennes, au chapitre 12, le compte et l'estimation, démontre magnifiquement bien la progression sémantique remarquablement parallèle de ces deux verbes indo-européens que sont le latin dūcō et le grec ancien ἡγέομαι, hēgéomai, qui partent tous deux d'un sens propre « mener, commander » pour donner au figuré « croire,  juger, estimer ».

Pour résumer très grossièrement, le commandement implique
(ou devrait impliquer, je ne citerai personne)
le raisonnement, la réflexion, la prévision.
D'où ce passage naturel de commander à penser, s'intéresser, estimer.

Et prendre soin de quelqu'un, lui accorder de l'attention, c'est faire preuve d'intérêt à son égard, c'est... estimer cette personne.


Si la sémantique du latin dūcō s'est développée de la sorte, peut-être le mot à l'origine de cette fratrie ἐνδῠκέως, endukéōs« soigneusementavec soin » / ἀδευκής, adeukḗs, « amer (?), sans soin (?) » pouvait-il, lui aussi, évoquer le commandement ?

Je trouve en tout cas ce raisonnement particulièrement subtil, motivant, revigorant. 


Mais il cache mal la dure réalité : il y a peu de chances que nous puissions trouver des dérivés de notre *deuk-« tirer ; pousser ; mener... », en grec ancien.

Et pour ce qui est de Michiel de Vaan qui nous a menés jusqu'ici, je crois que le jour (ou la nuit blanche ?) où il rédigea l'entrée dūcō, -ere, de son formidable dictionnaire, il ne fumait pas que du havane.

Mais bon, aux Pays-Bas, vous savez...



Bon ben, voilà un article qui commençait si bien. Espérons que le reste du week-end se déroulera mieux.



Amis lecteurs,

Je vous souhaite un excellent dimanche, et une très belle semaine. 

Portez-vous bien.




Frédéric



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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter,

rien que du bonheur.


Cette variation δα-/δαι- m'a inspiré.


Oui, vous aurez droit à un (court) extrait des Variations (dites) Goldberg, BWV 988,

la Variation XX,

par l'impressionnant...

Jean Rondeau.



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article suivant : Arcʼhant douget nʼint ket arcʼhant dispignet.

2 commentaires:

Marie-Claire a dit…

J'admire ces grands hommes, grands esprits, immenses chercheurs, qui n'ont aucun scrupule à dire : "je ne sais pas". Voilà, c'est la grande classe, l'élégance absolue.

En tout cas merci à vous Frédéric pour ces billets hebdomadaires toujours si agréables à lire.

Frédéric Blondieau a dit…

@Marie-Claire

Grand merci à vous, Marie-Claire, de me lire, et de m'écrire...