- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 28 février 2016

"crever un pneu, c'est mourir un peu" - J.P. Beltoise








Comme les premiers grains d'une giboulée, quelques-unes se détachèrent, distinctes, roussâtres; ensuite toute la nuée creva, et cette grêle d'insectes tomba drue et bruyante. À perte de vue les champs étaient couverts de criquets, de criquets énormes, gros comme le doigt.
Alors le massacre commença.

Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin, «  Les sauterelles  ».





Bonjour à toutes et tous !


“État grippal”, “mal de tête”, “mal de gorge”, “toux”, “mal partout”.

Ouais, j’en suis là.

J’essaie de ne pas trop tousser, car vraiment ça me fait mal à la tête.



Alors, en ce dimanche, quoi de plus naturel: “crève”.

J’ai la crève.
J’ai attrapé la crève.


Crève. 
Ce déverbal de crever ne date que du début du siècle dernier (1902).



Dès l’origine
- on en trouve des occurrences à partir de la première moitié du XIIème siècle -, 
le verbe français crever a deux sens: fendre, et mourir.

Le sens d’éclater suivra bien vite.

En vous disant qu’à l’époque, le terme était loin d’être vulgaire ou grossier quant il évoquait la mort de quelqu’un. 



Il s’employait sans aucune faute de goût pour porter l’idée d’une mort violente.
Qu’il s’agisse d’un animal, ou d’un être humain.

Cette notion de fatigue que véhicule également le mot à présent - et qui me concerne particulièrement en ce moment - provient vraisemblablement d’un usage familier.

Fin XIXème, Zola utilisera “crevant”, repris de l’usage populaire au sens de “qui fait mourir de fatigue”, ou même “qui fait mourir de rire”.

tiré de "Au bonheur des Dames"



Fendre, mourir, éclater?
Amusant, voire surprenant, non, ces acceptions si diverses


Crever nous était arrivé du latin - rien de surprenant -, fin du Xème.
Le mot parent latin, c’était crĕpo, crepāre.
Dont le premier sens - et aussi le sens premier - n’était ni fendre, ni mourir ni éclater.

Ben mince!

Non, c’était craquer. Ou claquer, péter.

En d’autres termes, “émettre un bruit intense”.

De là, le mot se dira de tout se qui se fend, ou claque, éclate… avec bruit. (du bois, une porte…)

les portes qui claquent


De cette idée de “fendre” arrivera la notion de “se fendre”, d’où… se rompre, crever.
Mourir.

difficile d'être plus crevé

Comme vous le voyez, le français a oublié le premier sens (et sens premier) du mot latin, “faire du bruit”, pour ne garder que l’idée de fendre, éclater, mourir.


Quoique…
Oui, nous sommes bien d’accord, crever n’évoque plus l’idée de bruit intense.

Mais de crĕpo, -āre, nous avons quand même tiré un autre verbe: crépiter!
Faire entendre une succession de bruits secs
s'il y a bien quelque chose qui crépite...


Crépiter se base précisément sur le fréquentatif (d’où cette idée de répétition, de succession) de crĕpo : crepitō, lui-même construit sur le supin de crĕpo: crepitum.


Vous auriez cru, vous, que crever et crépiter étaient aussi proches?
Moi: non!


- Tiens, et décrépit ?
- Bonjour! En voilà une question qu’elle est bonne.

la décrépitude poétique des cinémas indiens (source)


La réponse est : bof. Ou plutôt : oui, certainement, mais on ne se l’explique pas.

On fait bien de décrépit le lointain parent du latin dēcrepitus, participe passé d’un verbe
- non attesté, d’où l’astérisque - 
*dēcrepo, construit sur crĕpo.

Tout le monde a l’air d’accord là-dessus.
Mais de là à en expliquer le sens?

Comment serait-on passé de crĕpo, “claquer, fendre…” à un dē-crepitus, “Qui est dans la décrépitude, dans une extrême déchéance physique” ?

Aucune théorie avancée n’est vraiment convaincante.

Alfred Ernout et Antoine Meillet se contentent de citer l’illustre Michel Bréal
(mais oui, on le considère souvent comme le père de la sémantique moderne, les amis, respect!), 
1832 - 1915, qui supposait (le verbe est important) que la vieillesse décrépite se comparait ainsi à un mur qui se lézarde, ou à un arbre qui se fend. 


Une très belle photo de Michel Bréal


Mwouais, pourquoi pas.
Le souci, c’est que le préfixe latin -dē marque d’ordinaire la cessation, le manque.
“Qui arrête de se fendre”??
Ou alors, il marquerait ici l’achèvement : “qui achève de se fendre”??

Comme vous le voyez, c’est franchement peu clair.
Mais ce qui est sûr, c’est que l’expression latine, issue de la langue familière, semble avoir eu ce sens dès le début de son usage.


À Michel Bréal, on doit la sémantique moderne, mais aussi, ne riez pas, le marathon moderne. 
(C’était son truc, inventer n’importe quoi, mais il fallait que ce soit moderne).
Eh oui, c’est Bréal qui, en 1894, suggéra à Pierre de Coubertin d'introduire l’épreuve (le marathon ; on se ressaisit) dans les premiers Jeux olympiques modernes, qui allaient avoir lieu en en...? 1896.

Les jeux olympiques d'Athènes, 1896


Alors oui, surtout ne confondons pas décrépit avec décrépi, du verbe décrépir : “dégarnir du crépi
Décrépir un mur lézardé, fissuré.

Le Grand Robert nous précise d’ailleurs, pour bien marquer la distinction - et ce n’est pas courant, me semble-t-il -, qu’une maison peut être à la fois décrépie et décrépite.



Si l’on considère que le latin crĕpo signifiait d’abord “craquer”, son composé discrepō, lui, signifiait “faire entendre un bruit discordant”, d’où au sens figuré, “être en désaccord avec”.

Discrepantia désignait ainsi le désaccord.

Et OUI, c’est du latin discrepantia que nous arrive l’anglais discrepancy, différence, divergence, écart…


discrepancy


Toujours dérivé de notre latin crĕpo, -āre, notre français… crevasse.

Le mot nous arrive précisément du bas latin (de même sens) crepacia, crevacia, construit sur crĕpo, vous l’aurez deviné.

C'est évidemment ici son sens de fente, fissure, qui a été utilisé.




Je vous cite encore grèbe, nom d’un oiseau aquatique qui, selon Guiraud dans son Dictionnaire des étymologies obscures, pourrait provenir de crĕpo, -āre, dans le sens d’oiseau qui craque, qui fait entendre un cliquetis.

Ou alors, il s’agirait d’une construction dialectale sur grabber, “fouiller en grattant”.
D’où, soit dit en passant, et toujours selon Guiraud, grabuge.
superbe photo d'un grèbe huppé (source)


Sachez encore que pour Pierre Guiraud, regretter pourrait lui aussi venir de crĕpo, -āre, par un latin populaire *recrepitare, “faire éclater sa douleur en cris et lamentations”.

Alain Rey, lui, avance simplement que le mot est d’origine incertaine.
Et qu’il pourrait provenir de l’ancien scandinave (du vieux norois, quoi !) *grâta, pleurer, gémir.

Mais les amis, faut s' bouger un peu, et lire les ouvrages en anglais !

Et là, plus aucun doute possible, hélas: le mot, par le vieux francique *grētan (“pleurer, se lamenter…”), provient du proto-germanique *grētaną ‎(“gémir, pleurer”). 

Rien à voir avec le sujet du jour !

À l’origine du germanique *grētaną, une racine proto-indo-européenne, que Guus Kroonen transcrit dans son Etymological Dictionary of Proto-Germanic sous la forme *ǵʰrehd-.

Cette fois, bien dérivé du latin crĕpo, -āre, l’espagnol… quebrar. “Casser, briser, rompre…”



Bon, avec tout ça, je ne vous ai pas encore donné la racine proto-indo-européenne d’où nous arrive crĕpo, -āre.

Ce sera vite réglé, tiens :

*ker-2.


Son sens? Mais euh… disons... qu'elle n’en a pas.

Oui, c’est une racine dite “expressive” ou imitative - ce qu’on qualifie en anglais de “echoic” : “qui fait écho, qui imite”.

Ce que je peux vous en dire, c’est qu’elle est à l’origine d’une flopée de dérivés désignant souvent un bruit sourd, intense, sec, ou un oiseau.
Ben oui, c’est à leur cri que certains oiseaux doivent leur nom. Et c'est bien fait pour eux.

Et notre crĕpo, -āre, base de ce dimanche, provenait d’une forme allongée, créée sur le degré zéro de notre racine, *kr- : *krep-.



Un dernier petit dérivé, pour la route ?
Allez oui, soyons fou.


Criquet.

Oui, je parle de cet adorable insecte orthoptère volant mais aussi - excusez du peu - sauteur, de couleur grise ou brune, très vorace, et qui fait disparaître toute végétation sur son passage.
(Les criquets sont appelés fréquemment et abusivement sauterelles)

Le mot criquet, que l’on connaît tout d’abord (du coté de 1120) sous la forme criket, est issu de l’onomatopée krikk.

Qui imite bêtement le bruit atroce, infernal et strident de cette saloperie de grillon.
(visiblement, on confondait allègrement les membres de cette famille d'insectes)
Non, moi je suis quelqu’un du nord, voyez-vous, il y a du sang germanico-celtique qui coule dans mes veines, et franchement, franchement, s’il y a bien une chose qui me rend dingue, c’est le cri-cri du grillon.
Moi, j’aime bien faire la sieste en silence, c’est si difficile à comprendre ?
Moi, ce que j’aime à la campagne, c’est le silence, le chant des oiseaux, le doux souffle du vent.
Pas ce krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk krikk incessant, qui vous écorche les oreilles.
Saletés de grillons.

Alors, en plus, n’allez surtout pas croire que que nous avons inventé le mot criquet.

Même pas !

C’est encore pire que ça : il a fallu faire appel au moyen néerlandais kricken (“craquer, grincer, crisser…”), donc IMPORTER un mot d’origine étrangère pour bêtement nommer par onomatopée un stupide insecte qui fait krikk krikk.
La honte.
criquet égyptien














grillon


Il va de soi que le moyen néerlandais kricken provenait de notre racine *ker-2.

C’est encore une forme allongée de son degré zéro, cette fois *kri-, dérivée dans le germanique *krik-, qui en est à la base.
(et bien sûr, l'anglais cricket - désignant l'insecte, pas le jeu - est repris du français)


J’ai encore PLEIN de choses à vous dire sur cette formidable *ker-2, qui devrait déjà vous avoir surpris
- pensez donc : sans rire, vous auriez associé crever et décrépir, criquet / cricket et crevasse? -
et va vraiment vous étonner….


Mais bon, là, vu mon état de santé et de fatigue, je dois mesurer mes efforts.




J’ai encore un peu de force, un tout petit peu… pour vous donner rendez-vous ... la semaine prochaine !

Je vous souhaite, à toutes et tous un radieux dimanche, une superbe semaine, et vous propose donc de continuer notre étude de la proto-indo-européenne *ker-2 dimanche prochain.




Frédéric



Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom : on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine !

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Cézanne peint.
"SILENCE, les grillons !": les premiers mots de cette très belle chanson.
Je ne l'invente pas...


Et puis, un morceau classique basé sur l'imitation :

La Symphonie no 101 en ré majeur, dite « L'horloge », de Joseph Haydn. 
Mais oui, écoutez, le « tic-tac » présent tout au long du deuxième mouvement.

C'est autre chose que des grillons

dimanche 21 février 2016

Walter, héraut d'armes à Vladivostok


article précédent: Be My Valentine



(...)
Hélas, le cours préparatoire, lui, était obligatoire.
En août, comme son mari s'apprêtait à y inscrire Plectrude, la maman protesta:
– Elle n'a que cinq ans !
– Elle aura six ans en octobre.
Cette fois, il tint bon. Et le 1er septembre, ce ne fut plus deux mais trois enfants qu'ils conduisirent à l'école.
La petite dernière n'y était d'ailleurs pas opposée. Elle était plutôt faraude à l'idée d'essayer son cartable. On assista donc à une rentrée étrange: c'était la mère qui pleurait en voyant s'éloigner l'enfant.
Plectrude déchanta vite. C'était très différent des leçons de ballet. Il fallut rester assise pendant des heures sans bouger. Il fallut écouter une femme dont les propos n'étaient pas intéressants.
(...)

Amélie Nothomb, 
Robert des noms propres



Bonjour à toutes et tous!


La Saint-Valentin, c’était dimanche dernier.

Nous savons déjà que Valentinus, le nom latin du fameux Saint, provenait de la racine proto-indo-européenne *wal-, “être fort”.

Et que de *wal-, par le latin valeō, valēre, nous avions vraisemblablement reçu valoir, vaillant, convalescence, ou encore l’anglais available, ou même le va- de vadrouille !


Nous continuons en ce dimanche, avec d’autres dérivés de *wal-, mais cette fois, dans le groupe germanique


Une forme allongée de *wal- au timbre o
(où donc la voyelle-pivot e se transforme en o), 
*wold(h)-se retrouve dans le proto-germanique *waldan-, “gouverner, régner, exercer de l’autorité sur”.

Ce qui ne semble pas particulièrement surprenant en germanique, il faut bien le reconnaître.


De ce *waldan- germanique sont issus les vieux anglais wealdan, régner, et wieldan, gouverner.

De ces mots, une seule forme a subsisté en anglais moderne :
wield : (notamment) exercer de l’autorité, commander, contrôler… 

Notez aussi que wield peut également signifier manier, brandir. 

Le rapport avec l’autorité exercée ?

Eh bien... brandir l’épée qui représentait le pouvoir, l’autorité.

Ce brandissement de l’épée pour affirmer son pouvoir est particulièrement bien rendu dans Excalibur, de John Boorman, dont je n’arrête pas de vous parler…



Amusant - comme tout se tient ! -, vous verrez dans cet extrait le grand Patrick Stewart, celui-là même qui incarnera le capitaine Picard, aux commandes de l'Enterprise, à la suite de James Kirk.
Oui, Star Trek est aussi un des univers que je fréquente…


Toujours en vieil anglais, *waldan- se retrouve aussi sous la forme “weald” dans des noms propres, désignant toujours le pouvoir.

Ainsi, Osweald, qui deviendra Oswald, et qui se traduirait littéralement par “pouvoir de Dieu”,
Os étant basé sur une racine proto-indo-européenne *ansu- désignant le Grand Esprit, le Créateur, la Divinité
Faudra d’ailleurs qu’on en parle un de ces quatre… 
Frédéric, celui du 23 avril 2017, vous le dit : chose faite ! Avec Oscar Wilde ne manquait certes pas d'esprit


Lee Harvey Oswald


De même sens, en vieux haut-allemand, on trouvait encore Answald, et en … (mais ouiiii!) vieux norois, Ásvaldr.


Restons dans les noms propres. 
Et en vieux haut-allemand, tant qu’à faire.

Car le germanique *waldan- est devenu, en vieux haut-allemand, -walt, -wald. “Pouvoir”.

D’où Walter, celui qui commande à l’armée.
(le er de la fin du mot provenant du vieux haut-allemand hari, heri, l’armée, issu lui-même de la racine proto-indo-européenne *koro-. Décidément, ‘faudra aussi qu’on en reparle un jour…)
Walter Matthau, 1er octobre 1920 - 1er juillet 2000


Quant à notre Gérald, il provient d’une forme Gērald / Gērwald, où le vieux haut-allemand gēr, découlant du proto-germanique *gaizaz-, désignait la pointe, la pique, la lance.

Gérald : le pouvoir de la lance.

Non non, rien de guerrier derrière tout ça…
Mais notons que le germanique *gaizaz- provenait bien d’une racine proto-indo-européenne: *ghaiso- (“lance, bâton”).
PS : Gérard, lui, basé sur le vieux haut-allemand Gērhart, se comprendrait plutôt comme "fort avec la lance" - donc il ne descend nullement de *wal-)


Ronald, lui, provient du vieux norois Rögnvaldr
(je vous le demande : fallait-il vraiment préciser qu’il s’agissait de vieux norois??), 
“qui a la puissance de ceux qui décrètent”, entendez “les dieux”.
Rien que ça.

Rögn, pluriel de regin, peut en fait se traduire de différentes façons: avis, décision, puissance, décret…

À droite, Ronald Reagan



Allez, encore un prénom dérivé, mais cette fois dans le groupe slave.

Ce prénom nous arrive du … vieux slavon d’église (aaaaaaah) Владимѣръ, "Vladimir"
On l’avait déjà entre-aperçu auparavant, il y a bien longtemps: des Bantous aux Teutons
"мир" ("mir") c'est la paix.
C’est la racine *mei-4, “relier”, qui se cache derrière мир.
Oui, elle aussi, on en parlera un jour!

la station spatiale Mir


Et Влад, “Vlad”,
qui descend de notre *wal- par le proto-slave où l’on retrouvera par exemple *volsti- (“pouvoir, règne, souveraineté…”) ou *volstь (“régner”), 
c'est tout simplement le pouvoir.

On pourrait ainsi traduire Vladimir par la paix régnante, celui qui règne dans la paix…
C’est du moins ce que j’ai toujours cru, et que Watkins confirme.

En vous disant que мир se traduit également par "le monde"!
D’où une autre interprétation possible: “le pouvoir sur le monde”, le pouvoir absolu, en quelque sorte.

Cependant, Max Vasmer, dans son Russisches Etymologisches Wörterbuch, présente une toute autre théorie, ma foi bien intéressante…


Max Vasmer


Pour lui, Vladimir évoque tout simplement la notion de royauté, de pouvoir régalien.

Avant la réforme de l’orthographe russe, en 1918
(tiens, ça ne vous évoque rien / sa ne vou évok rien?), 
les deux mots russes pour paix et monde s’écrivaient respectivement ...
  • миръ (paix) et 
  • мiръ (monde).
Mais encore plus fort, le “mir” de Vladimir s’écrivait d’une troisième façon: мѣръ.

Ce мѣръ, selon Vasmer, n’était que la transposition slave du gotique -mērs, “grand” (< *meg(h)-, “grand”, dont provient le sanskrit maha, ou le latin magnus…).
(Relisez à ce sujet Ceci n'est pas une pomme)
Владимѣръ pouvait alors se comprendre comme “grand en son pouvoir”, “dont le pouvoir est grand”…


Quoi qu’il en soit, c’est le même Vlad que l’on retrouve dans Владивосток, "Vladivostok": "le pouvoir sur Восток, l’Orient", "qui domine l'Est"...). 

Vladivostok, le terminus du Transsibérien


Ou dans Vlad Țepeș, mieux connu en tant que Vlad l’empaleur. 

Oui oui, lui ! À l’origine de la légende de Dracula.

Vlad l'empaleur


C’est toujours *wal- qui se cache derrière le russe о́бласть ‎(óblastʹ), “région, province”, dont on vient de parler tout dernièrement:
Un apéritif pareil, ça réchauffe. Plus besoin de couvertures...

Le russe о́бласть est un emprunt au vieux slavon d’église область ‎(oblast’), basé sur le proto-slave *obolstь, évolution d’une forme antérieure *obvolstь, *obvoldtь, composé de *o(b)- ‎(“sur”) et de *volstь ‎(“règne, pouvoir, autorité…”), désignant donc originellement “une région sur laquelle s’exerce une autorité”.

l'oblast de la ville de Vladimir


On trouvera encore pas mal d’autres dérivés de *wal- dans les langues slaves et baltes ; j’en veux pour preuve le lituanien valdýti ou le letton (mais l’est-on vraiment ?) vàldît (régner, gouverner…).

Mais, mais… il se pourrait que toutes ces formes balto-slaves ne soient en réalité que des emprunts au germanique
Des calques, si vous voulez, des copies, ne descendant donc pas, en ligne droite du moins, de notre gentille *wal- proto-indo-européenne.


Notez, pour faire bonne figure, on peut retrouver notre *wal- dans d’autres groupes linguistiques.
Je pense aux langues celtiques, avec…:
  • le gallois gallu ‎(“être capable”), 
  • le vieil irlandais flaith ‎(“domination, empire (sur)”), ou
  • le gaulois walos ‎(“souverain”). 


Allez, un dernier petit dérivé avant de nous quitter.
En français !

Mais je dois quand même vous le dire, on en a déjà parlé…
le 14 décembre 2014:
Emprunter pour ouvrir une auberge à Pearl Harbour?? Bof bof...

Enfin... le mot avec lequel j’aimerais que nous clôturions ce dimanche, c’est un composé.
Et nous avions parlé de la première partie de ce composé il y a maintenant deux ans

ce mot, c’est… héraut.

Basé, comme Walter, sur le proto-indo-européen *koro-, “guerre, armée…”.

Notre héraut français provient, comme souvent, et surtout quand il s’agit de vocabulaire militaire, du… francique : *heriwald: *heri - wald, chef d’armée.

Le mot se compose donc de *heri, mais aussi de *wald : “qui règne”.

Le Grand Robert nous enseigne qu’au moyen âge, le héraut était un officier de l'office d'armes, grade intermédiaire entre le “poursuivant d'armes” et le “roi d'armes”.

Les fonctions du héraut d'armes ou fonctions héraldiques étaient la transmission des messages (déclarations de guerre, de paix, défis, sommations…), les proclamations solennelles, l'ordonnance des cérémonies (fêtes publiques, réunions, tournois…), le recensement de la noblesse, la surveillance de l'usage des armoiries et la composition des nouveaux blasons. 

héraut


Au XVème, au sens figuré, héraut s’entendra comme “ayant pour charge d’annoncer la venue de quelqu’un”.

Sur le vieux français heraut, hiraut, et par l’anglo-normand heraud, le mot est passé en anglais, sous la forme herald.

Mon conseil: si vous voulez créer un nouveau journal de langue anglaise et que vous voulez manifester votre absence totale d’imagination et de créativité, appelez-le Herald.

Le terme est devenu pratiquement un synonyme de newspaper: Daily Herald Tribune, New York Herald, The Miami Herald, Calgary Herald, Herald Sun…

La une du New York Herald du 12 novembre 1918


De héraut, héraut d’armes, nous avons bien entendu tiré héraldique, ou le très récent héraldiste.

héraldique: comment créer son blason


Connaissez-vous le familier faraud ? “Qui porte ses beaux habits et en est fier”, “qui est fier de son allure”.
Curieusement, le mot nous vient de l’espagnol faraute, “messager de guerre, interprète” (fin du XVème).

Le rapport, me direz-vous?

Eh bien, de “messager de guerre”, le mot en viendra à désigner, dans un tout autre registre, celui qui récite le prologue d’une comédie (début du XVIIème).

Vous pouvez facilement imaginer que ce rôle ingrat était considéré comme particulièrement barbant par le public.


















Imaginez ces pauvres farautes qui essayaient tant bien que mal de captiver le public, alors que tout le monde ne souhaitait qu'une seule chose: la fin du prologue.

Qu'enfin la comédie commence!


Ce faraute qui parle, qui parle, alors qu'il n'intéresse personne...

Voilà d’où naîtra ce sens ultérieur de “personne qui cherche à se faire valoir”. 

Faraud prendra plus tard, au XVIIème, le sens de... fanfaron.

Pourquoi je vous dis ça?
Mais parce que l’espagnol faraude était un emprunt au français… héraut !



Allez, on récapitule ?

La racine *wal-, dont est issu Valentin, nous a donné les anglais available ou wield, les français valoir, convalescence, mais aussi une ch.ée de prénoms, comme Walter, Harald, ou Vladimir.

On la retrouve encore dans héraut, ou dans le vieilli faraud.

Pas mal, non ?



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très belle semaine !



Frédéric



Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, 
avec le dimanche indo-européen, 
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Spem in alium, motet à quarante voix (40!!!)
Thomas Tallis (c.1505 - 1585)

Tudieu, si ça ce n'est pas de la polyphonie...



dimanche 14 février 2016

Be My Valentine






Plinius Calpurnio Flacco suo s.

Accepi pulcherrimos turdos, cum quibus parem calculum ponere nec urbis copiis ex Laurentino nec maris tam turbidis tempestatibus possum. 
Recipies ergo epistulas steriles et simpliciter ingratas, ac ne illam quidem sollertiam Diomedis in permutando munere imitantes. Sed, quae facilitas tua, hoc magis dabis veniam, quod se non mereri fatentur.

Vale.

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Pline à Calpurnius Flaccus.

Les grives que vous m'avez envoyées sont si excellentes, que je ne puis, ni par terre, ni par mer, trouver au Laurentin de quoi vous le rendre. Attendez-vous donc à une lettre où la stérilité et l'ingratitude se laisseront voir à découvert : je ne veux pas seulement essayer de les cacher sous un échange, à la manière de Diomède. Mais voyez quel fond je fais sur votre générosité : je compte mon pardon d'autant plus sûr, que je m'en reconnais moins digne.

Adieu.

Pline (le Jeune)
Livre cinquième, Lettre II






Bonjour à toutes et tous !


‘me suis pas posé trop de questions, pour le sujet de ce dimanche.

Valentin.

Simple, court, bref, et de circonstance.



Avant tout, savez-vous pourquoi nous fêtons ainsi la Saint-Valentin le 14 février ?

Moi, je vous avoue que non : rien n’est vraiment clair à ce sujet, si du moins on essaie de se baser sur des faits historiques.


Le 14 février serait la date de naissance de Saint-Valentin.
Ce qui tombe finalement assez bien me direz-vous.

Oui. Notez quand même que pour d’autres, le 14 février serait plutôt la date de sa mort, de son martyre.
Si vraiment nous fêtons tous les ans la date de sa mort, à ce pauvre Valentin, franchement, c’est d’un goût…


Bon, déjà, on est pas très sûr de l’identification du supposé saint valentin.

Ce que l’on raconte (et qui ne tient absolument pas la route, historiquement parlant), c’est que Valentin aurait été un prêtre du temps de l’Empereur Claudius.

Non, pas le bon Claudius, quatrième du nom, l’empereur bègue qui régna de 41 à 54 après J.-C., et qui ressemblait si fort à Derek Jacobi.

Derek Jacobi dans "I Claudius", cultissime série de la BBC des années 70,
basée sur le roman éponyme (1934) de Robert Graves


Non non, je parle ici de Claude II, dit Claude le Gothique.


Claude II, ici en effigie


Il y a même encore un autre Claude, empereur romain, qui installa curieusement son palais sur des terres qui correspondent à l’actuelle Charleroi, et que les autochtones surnommaient affectueusement "Claude gueule timême". 
Il ne sut jamais vraiment pourquoi. (humour carolo, désolé pour les autres).


Alors. Revenons-en à Claude le Gothique.

Non, c’est pas qu’il avait des goûts de chiotte en matière de maquillage, de musique et d’habillement, et qu’il voulait se suicider à tout bout de champ.

Mais non : simplement, il remporta une victoire sur les Goths (et une victoire sur l’égo, tout le monde n’en est pas capable ; je peux citer des noms).

On raconte d’ailleurs que la colonne des Goths, toujours visible à Istanbul, commémorerait cette victoire. (bof)

la colonne des Goths (source)


Mais donc, d’après la légende, Valentin - ou plus précisément Valentinus - était un prêtre à Rome, sous Claude II (Marcus Aurelius Claudius Gothicus).

Le méchant méchant Claudius voulait faire la guerre. Bouh ouuuuh!

Et comme les hommes romains, curieusement, ne voulaient pas la faire, parce que, soi disant, ils avaient une femme et parfois même pire, des gosses, alors il décréta que les mariages seraient désormais interdits.
Raisonnement frappé au coin du bon sens, vous ne me contredirez pas.

Mais le bon Valentin, lui, continua, malgré l’interdiction impériale, à marier les couples. 

Forcément, ce qui devait arriver arriva: le méchant méchant méchant Claude l’attrapa, et, puisque Valentinus était quand même - il faut bien le reconnaître - un peu chrétien, le martyrisa.
En toute logique, encore une fois.

Comme ce bon Valentin mourut en martyr
(pour un chrétien, on parlera de martyre ; pour tout autre opposant politique non fidèle à la seule Vraie Foi, on parlera d’exécution, mais en gros c’est la même chose), 
et qu’en plus, de son vivant, il ne mariait que des couples normaux, je veux dire "de vrais couples"
- holà! pas de ces abominables couples d’inverti(es) chez Valentinus ! -, 
l’Église Catholique le canonisa fissa.


Cette histoire de Valentin, c’est gentil, c’est beau, c’est touchant, mais c’est évidemment de la pure invention.

- Mais ???

- Allons, allons… Surtout, que cela ne vous empêche pas de célébrer la Saint-Valentin comme il se doit.




Alors, “Saint-Valentin”.

Saint” nous arrive, par le latin sanciō, sancīre, d’une forme nasalisée de la racine proto-indo-européenne *sak- : *sa-n-k‑.

*sak- signifiant “rendre sacré”, donc “consacrer, sacraliser… ”.
Allez, on se bouge et on relit ; c’est ici que ça se passe :
Bon, Julian Assange, on le sanctifie, ou on le sanctionne?

Quant à Valentinus, le nom latin Valentinus, il n’est qu’une déclinaison (si je puis dire) de Valens, Valentis, avec le suffixe nominal -inus.

Valens (avec un V majuscule) n’étant - évidemment - que valens utilisé comme nom propre.

Et valens (avec un v minuscule) est tout simplement le participe présent, adjectivé, de valeō, valēre: “être fort, en bonne santé”, “être puissant, avoir de l’autorité”, “valoir” : avoir de la valeur, être efficace”…

Valens pourrait donc se traduire par “fort, énergique, efficace …”



Le croiriez-vous?
Il y a une racine proto-indo-européenne, à la base du latin valēre: 

*wal-


À qui on attribue un champ sémantique très clair : “être fort”.


Bon, on lui doit PLEIN de dérivés, à notre racine *wal-.

PLEIN.

On ne les passera pas tous en revue en un seul dimanche, c’est moi qui vous le dis.
(d’autant que j’ai plein d’autres choses à faire…)

Je vous propose, pour ce dimanche, de nous intéresser particulièrement à la progéniture de notre latin valeō, valēre.

Rien qu’en latin, on se disait vale ! en guise de bonjour, salut. 
« Porte-toi bien ! Sois en bonne santé, sois fort ! »

Et c’était LA formule de politesse pour terminer ses lettres…
« Adieu, porte-toi bien ! »


À valeō, nous devons…

valoir, réfection, au XIème siècle, de valeir, descendant du latin classique valēre.

Vaillant ?
Ancien participe présent de valoir, formé sur une vieille racine vaill-, qui, vaille que vaille, s’est conservée dans le subjonctif du verbe.

À l’origine (XIème siècle), vaillant signifie “précieux”, dans le sens de “qui vaut beaucoup”.

Tout d’abord en parlant d’une chose, puis, rapidement, d’une personne.



Ensuite, il s’emploiera pour “valant”, “ayant la valeur de”.

D’où la locution (XVIIème) “n’avoir pas un sou vaillant”.

(je veux exprimer ici le fait d'être fauché ; loin de moi l'idée d'illustrer cette
stupide blague "tu veux voir un éléphant? Tiens, regarde, voilà déjà les
oreilles")


Nous retrouvons en français des dérivés qui traduisent toujours les différentes acceptions latines de valeō, valēre :

valence (équivalence polyvalence, ambivalence), valeur, valeureux, valide ou invalide, évaluer, valable…

Ou encore ces monstrueux valorisation et plus-value.


Prévaloir, nous l’avons emprunté au latin praevalēre : prae, “avant”, et valēre.
“Valoir plus”, “l’emporter sur”.

En ancien français, il se présentait sous la forme “prévaloir”, certes, mais on le rencontrait aussi sous la forme “prevaler”.

Comm’ d’hab’, le mot, en l'occurrence prevaler, est passé à, à, à… ??
l’anglais, bien sûr, pour lui donner… prevail (“l’emporter sur, régner”, ou même “persuader, s’imposer”, ou encore “avoir cours”).

Toujours en anglais, nous trouvons avail, comme dans l’expression “to no avail”: en vain, sans résultat…




Ce avail provient de l’ancien français ... avail: “à valoir”.

D’où aussi l’anglais … available !

Dans son acception d’origine, à présent archaïque, “qui a le pouvoir, la force suffisante pour atteindre un but.”

Plus tard, le mot prendra le sens de “disponible”.
Disponible car, étymologiquement, “apte à mener à bien l’action”. 





- Tiens, et aval ? Le français aval, l’”engagement à payer” ?
- EXCELLENTE question !

Eh ! On n’en sait rien.

Oui, il pourrait s’agir de l’abréviation de “à valoir”, mais pour être franc, aucune théorie ne semble prévaloir.

On sait pas.



Allez, poursuivons.

Le composé latin classique ‎con (cum)-valēscere, “prendre des forces”, d’où guérir, donnait au participe présent convalescens.

En bas latin (fin du XIVème), convalescens débouchera sur convalescentia.

Vous l’avez compris, nous l’emprunterons sous la forme convalescence.

Sincèrement, vous l’aviez fait, vous, le rapport entre valoir, Valentin et convalescence??




Je ne m’étendrai pas sur faire-valoir et vaurien, il me semble que ces mots parlent d’eux-mêmes…




On retrouve encore le vieux sens latin de “bonne santé” dans le français valétudinaire.

- “Bonne santé” ?? Mais enfin, valétudinaire, ça veut quand même bien dire “qui est souvent malade”, “de santé fragile”, non ??
- OUI, absolument !

Mais le latin valetudinarius - dont dérive valétudinaire, pour les moins-bien comprenants - descend du latin valēre dans le sens de “être bien portant” par le substantif valētūdō, valētūdinis, qui correspondait à “bonne santé”.

Par la suite, valētūdō désignera simplement la santé, l’état de santé, qu’il soit bon ou mauvais.

Finalement, le mot désignera l’état de santé, mais quand il est mauvais

Par défaut”, comme on dirait en informatique. Dans l’absolu.

Si on voulait l’utiliser pour parler d’un bon état de santé, alors on adjoignait au nom un adjectif qui l’indiquait clairement :
“Valetudine prosperrima usus est” : “il était en excellente santé”.


Je vous aurais encore bien proposé un dernier dérivé, mais franchement, je ne sais quoi en penser.

Mais allez, puisque vous insistez, le voilà :

vadrouille !

Selon Oscar Bloch et Walther von Wartburg, dans leur Dictionnaire étymologique de la langue française, le vulgaire vadrouiller, dérivé de l’argotique vadrouille (“drôlesse”), désignait originellement un tampon de laine fixé au bout d’un bâton pour nettoyer le pont d’un bateau.

Le mot, probablement créé dans la région de Lyon, serait construit sur drouilles : "vieilles hardes",
- c’est ce qui vient qui nous intéresse - 
flanqué du préfixe va-, utilisé pour renforcer le sens d’un mot.

Ce va- proviendrait du latin valde, “beaucoup, fortement”, doublet de … valide ! 
Valide, dérivé du latin valēre, inutile de vous le rappeler.

La Grande Vadrouille, évidemment, avec une pensée pour Marie Dubois,
qui nous a quitté le 15 octobre 2014

Donc voilà…

Un bout de vadrouille proviendrait aussi de notre proto-indo-européenne *wal- !



La semaine prochaine, nous découvrirons d’autres dérivés de *wal-, dans les langues germaniques, balto-slaves ou même celtiques


Avec en prime au moins une surprise, en français.
Un mot que vous ne pouvez pas décemment rapprocher de “valoir”…



Et là-dessus, je vous souhaite, à toutes et tous, une très bonne Saint-Valentin, un excellent dimanche, et une formidable semaine!

À dimanche prochain!



Frédéric


Paul McCartney - "My Valentine"


Et pour les plus romantiques d'entre vous, 
mais aussi pour ceux qui oublient systématiquement la date:

Harry Belafonte, Try to remember