« Une vengeance trop prompte n'est plus une vengeance ; c'est une riposte. »
Henry de Montherlant, Malatesta (1946)
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Henry de Montherlant |
Bonjour à toutes et tous!
Nous sommes
toujours à nous intéresser à notre thème
Langue / mot / Parole.
Et nous sommes
toujours en train de creuser autour de la racine proto-indo-européenne...
*deik-: montrer!
Cette petite racine qui n’a l’air de rien, vous l’avez constaté, nous a déjà donné pas mal de mots - et de boulot (je parle ici pour moi).
Partons à présent de sa forme variante
*deig-.
Et plus précisément de la forme au timbre
o de cette dernière:
*doig-.
Nous retrouverons cette forme passée en germanique, dans le verbe
*taikjan-, montrer.
En vieil anglais, elle deviendra…
tǣċan: montrer, mais aussi, et par
extension et
spécialisation: instruire.
En anglais moderne, elle est devenue…
Une petite idée?
Yes! Elle est devenue l’anglais…
teach: enseigner, apprendre…
Toujours dans le groupe germanique, elle est présente dans le scots
tech, teich (“
enseigner”), l’allemand
zeigen (“
montrer, indiquer”), ou même l’allemand
zeihen (“
accuser, blamer”).
Mais le germanique
tǣċan, on le retrouve encore dans le substantif vieil anglais t
ácen , tácn: le signe, la marque.
En anglais moderne?
Token!
Oui,
token c’est le
jeton, mais aussi
la marque, le signe, le témoignage, comme dans “
as a token of our friendship”:
en témoignage de notre amitié…
Le proto-germanique connaissait encore une autre forme héritée de
*deig-: *taiknam-, toujours
marque, signe.
Et ici, le gotique
taikns, créé sur
*taiknam-, serait passé au latin populaire, pour devenir…
*tacca: signe, mais aussi - et surtout -
tache: une salissure
visible.
En français,
*tacca a évolué en
teche, taje, take, pour se fixer en
tache vers 1160.
Eh oui, “
tache”! C’est toujours notre racine
*deik- qui en est à l’origine…!
C'est fort, non?
Revenons à présent à la
forme de base de notre racine:
*deik-.
Nous avions vu qu’elle nous avait légué le latin
iūdex, le juge, ou encore le latin
index, euh…
l’index!
Ce suffixe
-dex est en réalité la réminiscence d’une forme suffixe proto-indo-européenne
*-dik, qui indiquait l’
agent de l'action.
“
celui qui montre”.
Eh bien, nous lui devons encore, à cette forme
agent *-dik, le latin
vindex.
La première partie du mot est
obscure,
d’origine incertaine, mais elle
pourrait tout simplement être l’accusatif de
vis, force, violence.
Le
vindex serait alors,
littéralement, celui qui
montre (au juge)
la violence faite à son client.
Car
vindex s’appliquait au
défenseur, au
protecteur.
En droit, le terme désignait particulièrement celui qui
défendait son client en justice, son
répondant, son
garant.
Dans la langue populaire, le mot finira par désigner le
vengeur, celui qui
tire vengeance, qui
punit…
Eh oui, vous l’avez compris, de
vindex, dont découle le latin classique
vindicō, vindicāre, nous avons reçu…
venger!
Avec à sa suite
vengeur ou le nettement plus connoté
vengeresse, ou
revanche, revendication, vendetta, vindicatif, vindicte…
Ou encore l'espagnol
vengar, l'anglais
avenge / revenge, ou pourquoi pas le roumain
vindeca.
Notre français
vendetta est un emprunt à l’italien
vendetta, issu du latin classique
vindicta (
vindicte!).
Vendetta est passé en français par le corse - tiens, comme c’est curieux? - où il désignait un état disons…
d’inimitié provoqué par un
meurtre, ou plus grave encore, par une
offense, et qui se transmettait alors aux parents de la victime…
Un peu de grec ancien?
Allez, ça ne peut vous faire de tort…
Par une forme
*deik-mn̥-, *deik- lui a fourni ...
- un verbe: δείκνῡμῐ, deíknumi, à l’infinif δείκνῠμαι, deiknúnai: montrer, indiquer, pointer…, et
- un nom: δεῖγμα, deigma: littéralement la chose montrée, entendez spécimen, échantillon…
En linguistique, nous avons formé sur δείκνῠμαι,
deiknúnai …
déictique, emprunté très récemment (1908) au grec δεικτικός,
deiktikos “
propre à démontrer, démonstratif”.
"Moi", "toi", "ceci", "maintenant"… sont autant d'expressions
déictiques…, relatives à la δεῖξις,
deixis («
action de montrer »).
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extrait de "Deixis pour les nuls" |
Ca alors, mais c’est
Byzance!!
Quel judicieux
à-propos!
Car justement, en
grec byzantin on a ajouté le préfixe ἀπό-,
apo- (
au loin, hors de) à δειξις,
deixis pour former, je vous le donne en mille… ἀπόδειξις,
apodeixis, qui désignait ainsi la
démonstration, la publication, la parution…
On n’est pas trop sûr du chemin qu’a emprunté ἀπόδειξις,
apodeixis pour arriver jusqu’à nous (probablement par le latin médiéval, puis par l’italien), mais en tout cas, il nous a donné le mot …
police!
Oui bon, pas
police dans le sens
gendarmerie, non, mais bien
police la
police d’assurance par exemple: la
preuve de la signature d’un contrat.
C’est aussi ce même
police qui est passé dans le langage de l’
imprimerie, pour désigner un
assortiment de lettres et de signes composant une
fonte de caractères typographiques…
Fonte puisque cet assortiment était littéralement et proprement
fondu par les
fondeurs.
Mais ne quittons pas trop vite le grec ancien…
Saviez-vous qu’en France, il existe la
Fédération Forge Fonderie, syndicat professionnel qui regroupe, pour les représenter, des adhérents, opérateurs économiques exploitant un ou plusieurs établissements produisant des pièces estampées ou forgées?
Non, vous ne saviez pas??
Fascinant non?
Eh bien,
syndicat nous vient de
syndic, emprunt du XIIIème siècle au bas latin
syndicus («
avocat ou représentant d'une ville »).
Wikipédia nous raconte qu’...
"en français, syndic apparait d'abord dans le vocabulaire juridique, pour désigner une personne mandatée pour défendre les intérêts d'une communauté (en général, ecclésiastique), avant de se spécialiser dans le vocabulaire administratif pour désigner sous l'Ancien Régime le représentant chargé de défendre des habitants auprès de leur seigneur suzerain (après 1789, en France, les maires remplaceront ces syndics)."
Et le bas latin
syndicus , i’ vient d’où, lui? Hein??
Ben oui, du grec ancien σύνδικος,
syndikos.
Syn- (
avec, ensemble) et δικος,
dikos.
Δικος,
dikos qui vient de δίκη,
díkê: justice, droit, jugement…,
évidemment descendant de
*deik-, mais cette fois par une forme
*dikā-.
Et donc OUI, à
*deik- nous devons encore
syndic, syndicat, syndical, syndiquer …
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syndic |
Et j’ai toujours pas envie de quitter le grec…
Il y a toujours cette forme
*deik-mn̥-, par laquelle
*deik- a passé au grec ancien δεῖγμα,
deïgma: la chose montrée: spécimen, échantillon…
Il est un mot français dont on use et abuse en réunions d’entreprise.
Ce terme est à la base même du langage du
consultant bon chic bon genre (ce qu’est
forcément un consultant).
Au point même que je me demande
comment les consultants pourraient vivre
sans lui.
Vous le supprimez du vocabulaire, et ce sont au bas mot la moitié des articles publiés sur
LinkedIn, et pratiquement
toutes les publications de
Gartner et de
Forrester qui disparaissent d’un coup.
Là devant vous.
Vous rendez-vous compte? Vous supprimez ce mot, et
vous mettez des hommes à la rue, vous réduisez leurs épouses désormais sur la paille à conduire leurs enfants au collège dans une
2X4, vous faites perdre, en cascade, des
milliers d’emplois chez les concessionnaires de
Béhèmeeeeuh.
Ne touchez pas à ce mot!
De grâce, pensez donc à tous ces gens qui en
vivent, qui en ont simplement
BESOIN.
Ce mot, c’est …
paradigme.
Il nous arrive du grec ancien παράδειγμα,
paradeïgma, composé de παρά,
para (
à côté), et, évidemment, de δειγμα,
deïgma.
Il désignait à l’origine, en tant que
modèle, exemple, une
représentation du monde.
Et si vous ne me croyez pas sur l'importance de ce mot dans la "
littérature" d'entreprise, tapez
paradigme ou sa version anglaise
paradigm dans votre outil de recherche préféré, et vous verrez…
Supprimer ce mot serait une
catastrophe pour l’ensemble de la profession des consultants mais aussi pour tous ceux qui en vivent en leur fournissant
produits et
services (fabricants de piscines écologiques, spécialistes en domotique, patrons de
car wash, acteurs divers de la culture branchouillo-urbaine, restaurants végétariens, grand crus de Bordeaux, centres de ressourcement et de renouveau spirituel…).
Il y a encore une série de dérivés bien surprenants de
*deik- dont je
dois vous parler avant de vous quitter…
Tous ces mots, encore une fois, nous sont arrivés par le
grec, mais dans ce cas-ci, ils se basent sur un mot grec ancien dérivé d’une forme au
timbre (ou
degré)
zéro de notre formidable racine:
*dik-.
Ce mot, je vous le jette: δικεῖν,
dikein «
lancer, jeter ».
Et il est
fantastique!
Je pense même qu'il aurait même pu occuper
tout un dimanche à lui tout seul, tellement ce grec δικεῖν s’est propagé en français, mais aussi dans les langues germaniques, et de curieuse façon…
Tout d’abord, un mot d’explication: comment passe-t-on de
montrer, sens original de notre racine, à
lancer, jeter?
Il faut comprendre ce “
lancer” dans le sens de “
montrer la direction à un objet”,
l’orienter, le
diriger vers un endroit précis.
Allez, sans rire, supposez que vous êtes un
ancien Grec, vous passez votre temps à
lancer QUOI?
S’il y a bien un
objet particulier que les anciens Grecs
lançaient à tours de bras, c’était … le
disque!
En grec ancien δίσκος,
dískos, dérivé de δικεῖν,
dikein.
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discobole |
Dískos “
disque, pierre plate”, est passé au latin
discus, pour désigner, plus
largement, un
plat, un
plateau, un
cadre.
Des choses
plates quoi.
Et souvent
circulaires.
Inutile de vous préciser - je le suppose et l’espère - que ce δίσκος,
dískos se retrouve dans notre français ...
disque.
D’où, soyons fou, tous ces dérivés comme
disquer, tourne-disque, disco- (-graphie, -thèque, -philie), disquaire, discal, disquette… … …
Mais la liste est loin d’être finie…
Car le latin
discus, dans le sens de ”
plateau où l’on disposait les mets”, a évolué phonétiquement pour devenir, en français,
deis, puis
dois et même
ders.
Finalement, ce mot nous est arrivé sous sa forme définitive…
dais!
Curieux, non?
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dais |
De “
plateau où l’on dispose les mets”, il en est venu, du XIIème au XVIème, à désigner une
table d’honneur dressée sur une estrade.
On retrouve une évolution similaire dans l’italien
desco “
table, établi”…
Le sens du mot a donc évolué de “
plateau où l’on dispose les mets” à “
table d’honneur dressée sur une estrade”.
De là, il en est venu à désigner une
table d’apparat, une “
table surmontée d’une tenture”.
Pour finalement désigner la
tenture elle-même, au sens de
plafond,
toit, de
baldaquin.
L’anglais
disk provient du latin
discus, par le moyen français
disque, rien de surprenant.
Mais …
Attention, ce qui suit n’est pas confirmé par Watkins,
mais c’est l’Oxford English Dictionary qui en parle, donc, à vous de voir!!
… il existe dans beaucoup de langues germaniques des mots, tantôt pour
table, tantôt pour
plat, qui proviendraient bien de notre racine, et ce - c’est la thèse de l’
Oxford English Dictionary - par le latin
discus, mais
par des chemins différents.
Prenons l’anglais…
dish, le
plat!
Que l’on reconnaîtra comme
disch (
table) en néerlandais,
Tish (
table) en allemand, ou
diskr en vieux norois (il faut que ce soit
rugueux, sinon ce n'est pas du vieux norois).
Et puis, il y a aussi l’anglais …
desk, le
bureau!
Issu du moyen anglais
deske,
apparemment dérivé du latin médiéval
desca, dérivé de
discus.
En ce sens, le
desk anglais serait un superbe
cognat de notre
dais français, ou de l’italien
desco.
(Notez qu'il se pourrait d’ailleurs fort bien que ce soit sur l’italien desco que ce soit créé le latin médiéval desca, et non pas l'inverse, mais sincèrement, est-ce que ca affectera le continuum espace-temps?)
(latin discus => italien desco => latin médiéval desca)
Ce qui est amusant, c’est de constater que les anglais
dish et
desk (ou leurs équivalents dans les autres langues germaniques), même s’ils provenaient bien d’un seul et même mot - le latin
discus, hein, allez, on s’accroche - n’avaient entre eux
aucun lien direct…
Car - je m’explique -:
- dish, provenait du proto-germanique occidental *disk(s)-, adopté du latin discus, et reprenait une des significations latines du mot (ben oui, plat circulaire), alors que ...
- desk, créé sans aucun rapport avec dish, provenait en droite ligne du latin médiéval desca, et reprenait le sens plus tardif que le mot s'était approprié dans les langues romanes (français dais, italien desco…)
Pour finir en beauté, et pour vous montrer que notre brave
*deik- se retrouve ailleurs qu’en
grec, dans les langues
romanes et les langues
germaniques, je vous citerai encore ses dérivés
sanskrits दिदेष्टि,
dídeṣṭi, assigner, allouer…, दिशति, diśáti,
montrer, désigner… et
hittite:
tekkuššāi pour
orteil.
Et voilà, encore une bonne racine de faite!
Fou, non, tous ces mots ce que nous devons à cette jolie petite
*deik-!
Récapitulons!
Dire, redire, contredire, interdire, maudire, médire, prédire, indicible, dicter, dictée, dictaphone, diction, dictionnaire, dicton, dictateur, Diktat, bénir, juridiction, juridique, juge, judiciaire, préjuger, préjudice, jugement, jugeote,verdict, véridique, condition, et fatidique,
dédier, dédicace, prédicateur, prêcheur, indiquer, index, indice, édit, édicter...
... plus encore (probablement) doigt, digitale, ou l'anglais toe...
Et enfin teach, token, tache, avenge, vengeance, vendetta, revendiquer, deictique, police, syndic, syndicat, paradigme, disque, dais, et les anglais dish, et desk!!
Très bon dimanche à toutes et tous,
Passez une très bonne semaine!
Je vous donne rendez-vous... dimanche prochain!
Frédéric