“I want to commit the murder I was imprisoned for.”
(Je veux commettre le meurtre pour lequel j'ai été emprisonné)
Harry Potter and the Prisoner of Azkaban,
J.K. Rowling,
Bonjour à toutes et tous.
Au menu de ce jour, une nouvelle fauche de dérivés de la racine proto-indo-européenne...
*mer-, “mort”.
Amis lecteurs,
La semaine dernière, nous avions débuté ce nouveau chapitre avec quelques dérivés italiques et particulièrement latins, notamment morior, morī, “mourir” dont est issu notre français mourir.
racine proto-indo-européenne (degré plein, timbre e) *mer-, “mort”
⇓
degré zéro *mr-ie/o-, “mourir”
⇓
italique *morje-, “mourir”
⇓
latin morior, morī, “mourir”
⇓
ancien français morte (881)
⇓
français mourir
Mais nous avions également parlé...
- du datif singulier vénète 𐌌𐌖𐌓𐌕𐌖𐌅𐌏𐌝, murtuvoi, “mort”,
- d'autres dérivés latins de morior, morī, “mourir” :
- mortuus, “mort”, “qui a cessé de vivre”, “où rien ne se passe ; qui demeure sans vie, dont la vie s'est retirée”, dont est issu notre français mort,
- mors, mortis, “(la) mort”, dont est issu, par son accusatif mortem, le substantif français (la) mort,
- mortālis, “périssable, sujet à la mort”, d'où... “humain”, et son antonyme immortālis, que nous emprunterons pour en faire nos mortel et immortel,
ou encore
- le composé moribundus, que nous emprunterons sous la forme moribond.
Aujourd'hui, nous nous pencherons sur ses dérivés... germaniques.
Je ne l'avais pas précisé, mais l'article de la semaine dernière puisait ses sources - vous vous en doutez - dans l'...
et le...
Pour nous aider à retrouver les dérivés germaniques de notre *mer-, “mort”, nous ferons confiance à l'...
Alons-y.
Guus Kroonen nous propose une belle brochette de dérivés germaniques de *mer-, “mort”, qu'il fait remonter à un étymon proto-germanique...
(hypothétique, reconstruit, forcément non attesté, mais qui permet de se représenter un état de langue commun à toutes les langues germaniques, et qui permet d'expliquer les formes et sémantiques des dérivés qui en sont issus)
*murþa-.
Et NON, *murþa- ne se traduit pas par “mort”, ou alors, il faut aller chercher du côté des morts violentes, et pas tout à fait accidentelles...
Ne me demandez pas pourquoi c'est précisement dans le groupe germanique que s'est imposé ce sens, mais *murþa- désigne... le meurtre.
Pourtant, les tribus germaniques, si paisibles, sont réputées pour leur douceur, leur peu d'entrain à batailler et guerroyer, non ?
Ah oui, un p'tit mot pour les nouveaux, ceux qui prennent le train en marche : ce caractère þ est ce qu'on appelle généralement un thorn.
Thorn, pas torn.
pas sûr que cela soit disponible en dehors de FB,
mais c'est la version la plus hilarante que je connaisse de cette chanson...
Ah ça, elle est fantastique, Natalie...
Cette lettre germanique se retrouve en vieil anglais, en gotique, en - mais ouiiii ! - vieux norois, mais aussi en islandais... moderne.
Hormis en islandais donc, où il subsiste toujours, le thorn fut remplacé dans les langues germaniques, du côté du XIVème, par le digramme th.
Ce qui vous permet de soupçonner sa prononciation.
Si vous la tenez, cette prononciation, alors vous êtes bons pour...
The thirty-three thieves thought that they thrilled the throne throughout Thursday.
Pour Guus Kroonen, c'est d'une forme au degré zéro de notre *mer- que descend ce germanique *murþa- : *mŕ-to-.
(Considérant que ce suffixe indo-européen -to- permettait de construire des adjectifs verbaux, on peut conclure que l'adjectif *mŕ-to- signifiait mort, ou mortel.)
Résumons donc :
racine proto-indo-européenne (degré plein, timbre e) *mer-, “mort”
⇓
adjectif verbal au degré zéro *mŕ-to-, “mort, mortel”
⇓
proto-germanique *murþa-, “meurtre”
L'on fait descendre de cet étymon *murþa-, “meurtre”,
- le - mais ouiiiiii !! - vieux norois morð, “meurtre”
dont sont issus...
- l'islandais morð,
- le norvégien mord,
- le vieux suédois morþ, d'où le suédois mord,
- le danois mord,
ou encore...
- le féroïen morð.
Ah là là, depuis que Monsieur X a fait irruption sur ce blog
- si le coeur vous en dit, relisez et dans le bassin du Tarim, on massacre aussi les bébés-phoques ?, ainsi que l'article qui avait tout déclenché : le vieil Islandais brûla un feu au volant de son Scania, où j'avais eu l'outrecuidance de définir le verbe féroïen aka de la sorte : “conduire”, mais aussi “pousser (un dauphin à se jeter dans ses filets ?), enfoncer (un harpon dans un bébé-phoque ?)” -,
depuis, donc, que Monsieur X a fait irruption sur ce blog, je me sens le DEVOIR de systématiquement faire une allusion aux moeurs si facétieuses des Féroïens. Humblement, je m'exécute donc...
Tous les dérivés du vieux norois morð, “meurtre” ont conservé son sens original de “meurtre”, sauf le féroïen morð, qui, lui, s'est spécialisé en “massacre d'une bande entière de globicéphales”.
Euh... n'allez pas croire que ce n'est qu'en vieux norois que l'on retrouve trace de notre germanique *murþa-, “meurtre”.
Que nenni.
En vieil anglais, il a donné morð, “meurtre” (ou dans un emploi poétique, “mort, crime”),
d'où...
- le moyen anglais morth, murth,
- d'où l'anglais... murder, “meurtre”.
Et en vieux frison, ça vous dit ? Allez, ne faites pas de manières.
Allons, soyons fous :
Du germanique *murþa-, “meurtre” est issu le vieux frison morth,
d'où...
- le saterlandais Morde, Moort, “meurtre”
le frison oriental, ou saterlandais, ne se parle que dans la commune allemande (basse saxe) de Saterland |
et
- le frison occidental moard, “meurtre”.
Psss, ne me regardez pas comme ça ; on en déjà parlé, du vieux frison ; à tout hasard, et dans le doute, relisez Victoire et Germain, c'est un hôtel parisien, mais c'est aussi un article du dimanche indo-européen..., où vous serez accueillis par Jack-Ben himself, dit ze Boss, également surnommé l'Aigle de Meaux.
En
- mais ouiiiiiiii ! -
vieux saxon, l'étymon germanique *murþa-, “meurtre“ a donné morth.
Morth, dont descendra le moyen bas allemand mōrt, d'où le bas allemand mort.
une paire de bas allemands |
Psss : Pour rappel, quand il s'agit de philologie germanique, le terme bas
- comme dans bas allemand, bravo ! -,
signifie réellement “bas“.
Je sais, c'est dingue.
Il définit une zone géographique fondée sur l'altitude (!), et pas du tout un état de langue (comme dans bas latin).
“Bas” doit, dans ce contexte, s'entendre comme “proche du niveau de la mer” ; le bas allemand, donc, en l'occurence, est constitué des dialectes germaniques du nord de l'Allemagne et de l'est des Pays-Bas.
bas allemand |
Dans la même logique, le haut allemand désigne quant à lui les dialectes méridionaux (tout est relatif, on est d'accord), parlés / éructés / assénés dans les montagnes.
Notez qu'on y inclut aussi les dialectes du moyen allemand, essentiellement parlés au centre de l'Allemagne et au Luxembourg.
Haut allemand ? Mais ça tombe bien.
En ancien haut allemand, cette fois, le germanique *murþa-, “meurtre” a donné mord,
d'où le moyen haut allemand mort, d'où l'allemand Mord (toujours “meurtre”).
Citons encore, au rang des dérivés de *murþa-, “meurtre”,
- le francique (non attesté) *murth, *morth, qui explique...
- le vieux néerlandais morth, et à sa suite,
- le moyen néerlandais mort, dont sera issu le néerlandais moord.
Mais bon...
Parler de meurtres ne suffit pas toujours. Pour cela, il a été créé un verbe sur *murþa-, *murþjan-, que l'on pourrait traduire par tuer, assassiner (ou éventuellement massacrer, dans un contexte strictement féroïen).
Certes, cette forme verbale (reconstruite) se retrouve en vieux norois : myrða, “assassiner”,
d'où, par exemple...
- l'islandais myrða, “assassiner”,
- le danois myrde, “assassiner”,
- le norvégien Bokmål myrde, “assassiner”,
et évidemment
- le féroïen myrða, “se délecter de nager dans une mer transformée en bain de sang, massacrer à coups de hache mais pas trop vite, pour encore pouvoir savourer le râle du globicéphale, implorant, ne comprenant pas pourquoi toute sa famille doit mourir ainsi”.
Mais une autre forme verbale germanique, toujours issue de notre racine
*mer-, “mort”, va nous intéresser au plus haut point
.Ce verbe particulièrement proche de *murþjan-, “assassiner”, et de même sens, le voici : *murþrjan- (*murþrjan-, remarquez le r qui s'est ajouté).
*murþrjan- s'est créé, lui, sur le substantif germanique *murþra- (toujours “meurtre”), continuation d'un substantif indo-européen à l'instrumental *mŕ-tro-.
Pour l'anecdote, *murþra- a donné, à côté du gotique 𐌼𐌰𐌿𐍂𐌸𐍂, maurþr, “meurtre”, le vieil anglais morðor, “meurtre”.
- Mais !? Blondieau, tu VIENS de nous dire que l'anglais murder“, meurtre” provenait du vieil anglais morð, “meurtre”, qui lui même descendait de *murþa-, “meurtre” ??? Tu ne f**s de nous, hein !
- Oh, Monsieur Ucon, mais quel plaisir ! Oui, c'est exact : l'anglais murder descend bien du vieil anglais morð, “meurtre”. Mais il descend aussi du vieil anglais morðor, “meurtre”.
En fait, les deux mots se sont confondus en moyen anglais, d'où ce seul et unique murder en anglais actuel, qui représente, en quelque sorte, la combinaison des deux.
Évidemment, mais aucun rapport : chez Tolkien, le Mordor, c'est la terre noire, le pays noir, le pays des ombres... |
Mais il y a bien plus intéressant :
*murþrjan- se retrouve en vieux francique, sous la forme *murthrjan-, “assassiner”.
Oui, je pense qu'un petit schéma, à ce stade, ça f'ra du bien :
racine proto-indo-européenne (degré plein, timbre e) *mer-, “mort”
⇓
instrumental (degré zéro) *mŕ-tro-, “meurtre”
⇓
proto-germanique *murþra-, “meurtre”
⇓
proto-germanique *murþrjan-, “assassiner”
⇓
vieux francique *murthrjan-, “assassiner”
C'est de ce vieux francique *murthrjan-, “assassiner”, que l'ancien français meurtrir, murtrir est issu, au XIIème, au sens - très logique - d'assassiner.
- Meurtrir, assassiner ???! Mais c'est n'import...
- Et si je continuais ?
En moyen français, le premier sens de meurtrir s'est (considérablement) affaibli, pour ne plus signifier que “contusionner” (à mort, quand même, en un premier temps), puis, simplement... contusionner.
Dès le milieu du XVème, le mot est même attesté au sens figuré de “blesser, déchirer”.
En 1531 est attesté meurtrissure, sous la forme meurtrisseure, pour “marque sur le corps contusionné”. Son sens se spécialisera fin du XVIIème, en “marque sur un fruit endommagé”.
Évidemment, son sens original, hérité du vieux francique, s'est conservé dans son déverbal... meurtre, attesté, lui en 1530.
Et donc :
vieux francique *murthrjan-, “assassiner”
⇓
ancien français meurtrir, murtrir, “assassiner”
⇓
affaiblissement du sens
⇓
moyen français meurtrir, “contusionner à mort”, puis “contusionner”
Je vous souhaite, à toutes et tous,
un excellent dimanche, une heureuse semaine.
Et à mes amis français :
Bonne fête nationale, en ce 14 juillet !
Déjà que vous avez la meilleure équipe de foot du monde, que le monde entier vous envie...
Frédéric
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Et pour nous quitter,
un morceau de Purcell.
Bien sûr, c'est sur un thème original de Purcell que Michael Nyman composa Chasing Sheep Is Best Left To Shepherds pour le film Meurtre dans un jardin anglais, de Peter Greenaway.
Mais voilà, le titre anglais, The Draughtsman's Contract, n'a strictement rien à voir avec sa traduction française.
N'empêche, voici une fantaisie de Purcell,
la
Fantasia in 3 parts upon a ground, Z.731
(le ground en question étant une basse continue, qui n'est pas spécialement un sol - décidément, je suis en forme, aujourd'hui).
Et ce sont les remarquables virtuoses de l'ensemble baroque canadien Tafelmusik qui nous l'interprètent à leur manière, complice, toujours enjouée, passionnée, voire endiablée...
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2 commentaires:
Bonjour Frédéric,
Pas plus tard qu'hier soir, alors que je suivais un épisode de "Clan", série flamande à l'humour belge délicieusement noir (ou à l'humour noir délicieusement belge), un mot s'est détaché des dialogues qui m'a ramenée à cet épisode-ci du DIE.
Ce mot c'est "huurmoordenaar", composé, selon une logique dont nos cousins germains ont le secret, de huur (louer, prendre en location) + moorden (tuer) (= moord + en, suffixe verbal) + aar, suffixe agentif : le "tueur à gages".
Si ce composé "moordenaar" (tueur, meurtrier) est intéressant c'est qu'il correspond à notre suffixe "-cide".
Ainsi, dans la langue de Vondel, les broedermoord(enaar) koningsmoord(enaar), vadermoord(enaar) désignent nos "fratricide, régicide, parricide" suivant que l'on parle de l'action ou (de son auteur).
Quant à "suicide", c'est tout simplement zelfmoord - où le "zelf" correspond à l'anglais "self". À mes oreilles du moins, il sonne comme moins dramatique, moins culpabilisant, même si ses effets sont tout aussi définitifs.
"La mort de soi" pour les Germains et "l'assassinat (puisque prémédité) de soi-même" pour les Latins, t'avoueras que c'est pas tout à fait la même chose..
Belle semaine (et finalement plus ensoleillée que les précédentes)!!
Bonjour LeScrat,
Merci pour ces précisions néerlandaises qui nous permettent, encore une fois, d'apprécier la façon dont les mots se créent dans les langues germaniques, ainsi que les nuances (suicide / zelfmoord) qui rendent bien la subtilité des mentalités.
Belle semaine à toi,
Frédéric
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