article précédent : Serpents, vers et dragons. Ah, et aussi ophiolites.
Si nous faisons attention aux mots que nous employons, nous pouvons prendre conscience, sans avoir recours à de l'étymologie savante, qu'ils sont parfois dangereux.
Ainsi, l'"étranger" est, pour tout locuteur francophone, "étrange".
"Pas comme nous", quoi.
C'est un peu violent non ? Quel présupposé, quel préjugé...
Moustaki Avec ma gueule de métèque, De Juif errant, de pâtre grec... |
De là à penser que notre belle langue française nous conditionne, nous prédispose à une certaine vision de celui que l'on ne connaît pas, celui qui vient d'ailleurs...
Notez, "étrange", ce n'est pas bien méchant. Mais quand même...
En fait, la relation entre étrange et étranger est un peu plus subtile que cela :
Le mot étrange provient du latin extraneus, qui s'est transformé en estrange, puis enfin en étrange.
Extraneus est bâti sur le préfixe extra, et signifie littéralement "du dehors", "pas d'ici".
Au Moyen-Âge, étrange a encore le sens d'"étranger".
Mais le mot a ensuite évolué pour signifier bizarre, extraordinaire.
Et le mot étranger est alors apparu, avec le sens qu'on lui donne actuellement.
Le préfixe extra- de extraneus provient, qui l'eût cru, d'une racine proto-indo-européenne :
*eghs- (qui possédait une variante *eks-)
- que l'on retranscrit, selon la théorie des laryngales, *h₁eǵʰs- -,
C'est extra Quelle voix, Ferré ! |
Mais avant de passer à *eghs-, attardons-nous sur le français "dehors".
"Dehors" provient du latin deforis, foris étant "la porte".
De-foris, c'est au-delà de la porte, derrière la porte, donc : à la porte, dehors - du moins si l'on se considère à l'intérieur !
Foris, ben oui, provient d'une racine proto-indo-européenne:
*dhwer-, littéralement la porte.
(Nous avions déjà parlé d'une autre racine, *ya-, qui avait donné un autre mot pour porte en latin : janua, voir "du passage des ans")
*dhwer- se retrouve dans le sens de "porte" notamment dans l'anglais door, le néerlandais deur, ou le russe дверь ("dvierre").
Sans дверь, le métro moscovite perdrait nettement de son charme, car au départ de chaque station, on n'entendrait pas cette voix de Zvetlana ou autre Aleksandra annoncer le "Oсторожно, двери закрываются" ("Astarojna, dvieri zakreuvaioutsa" : Attention, les portes se ferment)...
Elle avait un joli nom, mon guide, Nathalie... |
Mais *dhwer- se retrouve aussi, avec la notion de dehors, d'extérieur, d'ailleurs dans l'anglais foreign (étranger), l'espagnol fuera ou l'italien fuori (dehors) ou encore les français hors, mais aussi farouche, forêt, faubourg.
Eh oui.
Commettre un forfait, c'est "faire en dehors", entendez : "... de la loi", se comporter donc en hors-la-loi.
Et le forain (voyez le lien avec "foreign"), c'est celui qui vient d'ailleurs : il n'y pas de correspondance étymologique entre forain et foire !
Revenons donc à *eghs- : la racine nous a donné ex (Deus ex machina, exotérique, exotique, étrange, étranger, extérieur, extrême).
Et a évidemment contribué à créer tous ces mots commençant par "ex, extra...": extrait, extraordinaire, extravagant ... ...
Elle est devenue "iz" dans les langues slaves, qui correspond à notre "ex", comme dans samizdat (самиздат : "sam" : soi-même, "izdat" : éditer : "l'édition par soi-même").
издат - izdat, c'est littéralement "donner au-dehors"
On retrouve rigoureusement la même construction dans l'allemand ausgeben ou encore le néerlandais uitgeven (tous les deux signifiant éditer).
On peut même penser à l'anglais issue : l'exemplaire, la copie sortant de l'impression, de chez l'éditeur...
Ben, samizdat. |
Pour les Indo-Européens, l'étranger pouvait représenter celui que l'on recevait, que l'on honorait selon les lois de l'hospitalité.
Mais ce pouvait être aussi votre hôte, celui qui VOUS recevait, qui VOUS honorait.
Et puis, cet étranger pouvait aussi clairement représenter un risque, être hostile.
Une seule racine proto-indo-européenne véhicule ces nombreux sens, parfois divergents, voire diamétralement opposés :
*ghos-ti-.
L'hôte, produit direct de *ghos-ti- en français, c'est tout autant celui qui reçoit, que l'invité, le convive.
En anglais, nous avons deux mots différents: guest pour l'invité, et host pour celui qui invite.
Mais ils proviennent l'un comme l'autre de la même racine *ghos-ti- !
Hostile, hostilité, évidemment, en sont aussi les descendants.
Tout comme otage (hostage en anglais).
Mais aussi hôtel, hôpital, hospitalité, hospice.
En revanche, curieusement - étrangement dirais-je - le mot qui désigne cet étranger qui vient de si loin, d'outre-tombe, mais qui s'invite à la maison: le ghost, le fantôme, ne serait pas issu de la même racine.
Il viendrait, lui, de *gheis-, qui reprend l'idée d'éprouver de la peur, être surpris, impressionné…
Et ça, comme on dirait en russe, самтрулку ("samtroulkou" : "j'en reste bouche bée", "j'en suis tout esbaudi").
2 commentaires:
Pas mal, le "samtroulkou" :-D
Merci! :-) Ce n'est pas l'humour le plus fin, mais rien à faire, c'est plus fort que moi ...! 8-|
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