article précédent : Le mystique myope se mura dans un profond mutisme
Il est effrayant de penser que cette chose que l'on a en soi, le jugement, n'est pas la justice. Le jugement c'est le relatif. La justice c'est l'absolu. Réfléchissez à la différence entre un juge et un juste.
Victor Hugo - L'homme qui rit
(Oui, c'est de l'infâme cicatrice de Gwynplaine,
l'homme qui rit dans de ce roman philosophique,
oh combien baroque,
que s'inspire le personnage du Joker, dans Batman
Bonjour à tous !
Difficile de creuser un thème dont le titre est Langue / mot / Parole sans traiter du mot… dire.
Alors, ne tournons pas autour du pot, et allons-y, entrons dans le vif du sujet.
Le français dire est issu, sans surprise, du latin.
Précisément : dicō, dicēre, et ce via le latin populaire dīgĕre.
Et, toujours sans surprise, dicō signifiait notamment dire, affirmer, prononcer, exprimer; débiter, réciter.
Vous trouvez ça passionnant ?
Moi : bof.
Jusque là, j’ai plutôt envie de me recoucher.
Ouais, sauf que… le dicō latin, i’ vient d’une racine proto-indo-européenne...
- oui bon, ça va, ne feignez quand même pas trop la surprise -
*deik- (ou *deig-).
Le champ sémantique de *deik- ? Pas vraiment “dire”, en fait.
Eh non, plutôt montrer (même si, j’en conviens, on pourrait déjà également y déceler la notion de proclamer).
Ah, ça devient déjà plus intéressant. Comment d’une racine qui signifiait “montrer”, passer à la notion de “dire”?
Ça c’est une chose.
Et puis, vous allez très rapidement vous en rendre compte, cette racine *deik-, on se demande comment on aurait pu faire sans elle…
Le nombre de ses dérivés est impressionnant. Et leur liste ne tiendrait pas sur un dimanche, je vous le dis tout de suite.
Et en plus, JAMAIS - JAMAIS, vous m’entendez ! - vous ne pourriez imaginer que ses dérivés sont à ce point liés, tant les mots se sont transformés, tant les sens se sont modifiés…
Bon, commençons par “dire”.
Et reprenons: dire est issu du latin dicēre, via le latin populaire dīgĕre.
Alors que dans d’autres langues - nous y viendrons, ne vous inquiétez pas -, la racine a évolué en verbes de sens “montrer”, en latin et en osco-ombrien, cependant,...
(non, je ne me fous pas de votre balle, d’ailleurs, en osque, deíkum signifiait “montrer, désigner”)
deíkum |
(oui, et en osque, on adorait écrire très grand, aussi)
Mais je m'éloigne ! Je recommence ma phrase :
Alors que dans d’autres langues, la racine a évolué en verbes de sens “montrer”, en latin et en osco-ombrien, cependant, ses dérivés se sont sémantiquement spécialisés, pour ne plus désigner que montrer, certes, mais par la parole: "faire connaître par la parole".
En d'autres mots: désigner, indiquer. Vous voyez l’idée ?
Ne disait-on pas, en latin, “iūs dīcere” pour “exposer le droit”, ou encore
“causam dīcere” pour “exposer une cause”…?
(en fait, si, on le disait, hein, c’est juste une façon de parler)
En passant dans la langue commune, dicēre a perdu son caractère solennel, pour ne plus signifier que “indiquer, raconter”, ou d’une façon générale “émettre les sons d’une langue”.
C’est sous cette acception que le mot a été reçu en français, dès le XIième siècle, signifiant essentiellement “exprimer au moyen du langage oral ou écrit”.
Mais nous retrouvons toujours ses racines juridico-religieuses, au détour de vieilles expressions, comme… “Dire la messe”.
Et si je vous dis “A l’heure dite” ?
Sentez-vous encore la solennité du propos? Ici, on ne rigole plus.
C’est à cette heure-là, et pas une autre…
A l’heure désignée, convenue par toutes les parties…!
On retrouve encore ce sens dans des dérivés comme “dédire”, pour se rétracter.
Ou dans le dédit, l’action de dédire, mais aussi, par métonymie, l’amende encourue par la rupture d’un accord (moitié du XIVième).
"cochon qui s'en dédit" |
De cette même souche latine nous sont arrivés quelques dérivés français bien connus: indicible, redire, contredire, interdire, maudire ou médire (ah oui, la médisance et les on-dit!)
Prédire, aussi.
Mais sachez également que la forme fréquentative de dīcere, c’était dictāre (traduisez littéralement par “dire souvent”).
Donc, répéter, avec aussi l’idée de “conseiller, prescrire” ou - nettement plus sèchement -, de … dicter.
Oui, dicter, dictée, dictaphone, diction, dictionnaire, dicton, mais aussi … dictateur, sont tous des dérivés de notre racine *deik-.
Sacha Baron Cohen, dans The Dictator, ici entouré de deux membres de sa garde (très) personnelle et (très) rapprochée |
Dictateur, dictée… ??
Mais alors, il y a aussi...
Diktat!
De l’allemand euh… Diktat (« dictée », « volonté imposée par la force »).
Saviez-vous que le mot s’est popularisé en France du fait que le Traité de Versailles du 28 juin 1919, fut … traité (oui, c’était assez facile ; je n’en suis pas nécessairement fier) de Diktat par les Allemands, car considéré par l’Allemagne comme un traité injuste.
Das Diktat von Versailles |
Tiens, je vous parlais de maudire…
A l’opposé de la malédiction, il y a bien entendu la … bénédiction.
A l’origine, benedīcō et maledīcō, employés dans le vocabulaire religieux, signifiaient respectivement prononcer des paroles de bon ou de mauvais augure.
Dans la langue commune, ils ont pris le sens de “dire du bien / du mal de”.
Et puis, récupérés par la langue de l’Eglise, ils ont alors pris les sens que nous leur connaissons toujours aujourd'hui : bénir, et maudire.
Et je le précise, le français bénir vient bien de benedīcō.
Curieux ?
Il faut savoir que tout d’abord, on a assisté à un phénomène d’amuïssement du d.
- Mmh? Maiquej?
- A pu d, parti! Plus là! Le phonème d a disparu. Parti le d.
Oui, en linguistique, vous trouverez le terme amuïssement se rapportant à la disparition complète d'un phonème ou d'une syllabe dans un mot ou en finale de mot.Il en résulta une forme “bénéir”, finalement réduite en bénir..
bénédicité |
Et notre tour de *deik- n’est pas fini, loin s'en faut…
Entre nous, vous croyez que ça m’amuse, de citer les expressions latines et de devoir me farcir ces ī et ū, ces infâmes i et u longs, comme dans “iūs dīcere” ? (“exposer le droit” pour celles et ceux d'entre vous qui ont parfois un moment d’absence).
Si je vous ai donné ce joli “iūs dīcere”, c’est surtout parce que de lui - précisément de la forme iūrisdictiō ...
- aaarrg, et ici même le o est long!! Mais bon, ça aurait pu être pire, j’aurais pu être obligé de me taper son génitif iūrisdictiōnis -... nous arrive le français… juridiction.
Littéralement, l’acte de prononcer le droit.
De là, également, l’adjectif juridique.
Mais il y a encore plus fort.
Car le mot latin pour juge, basé sur les deux termes iūs et dīcere, c’était judex, judicis: “celui qui montre le droit par un acte de parole”.
Eh! Oui, notre français juge vient de lui, via
Et à sa suite, les dérivés jugement, préjuger, préjudice, jugeote (eh oui !)...
Le grand Benveniste voyait dans ce judex, judicis la survivance du lien étroit qui avait existé chez nos ancêtres Indo-Européens entre les notions de droit et de prononcer.
Clairement, en latin, c’est vraiment par cet acte de parole, ce “iūs dīcere” judiciaire que l'ensemble du vocabulaire juridique se constituera, dont nous hériterions plus tard…
Judex, version de Louis Feuillade, 1917 |
Petit aparté sur le iūs latin:
Ce iūs provenait lui de la racine proto-indo-européenne *yewes-, la loi.
Et sur ses dérivés :
se sont ainsi formés nos…
- iūrāre “prononcer une formule rituelle”, jurer, et
- iūstus “conforme au droit, équitable”, descendant lui de la forme composée *yewes-to-,
jury, juré, jurer, juriste, …
juste, justice, justesse, justifier, justification, justiciable ou injustice…
Mais ... revenons à notre brave *deik-.
Car c’est toujours à elle que nous devons...
- et toujours par sa forme de base *deik-, je ne l’avais pas encore précisé -... un autre mot du vocabulaire juridique: le ... verdict.
Emprunt à l’anglais verdict au temps de la Révolution française, mais qui lui même provenait de l’anglo-normand verdit, construit sur l’ancien français voirdit ou veirdit, le jugement d’un jury.
Le mot est composé de ver, veir, ancienne forme de vrai, et de dit, simplement le participe passé de dire.
Le verdict, c’est le “dit vrai”.
D’où aussi... véridique.
Verdict |
Allez, un dernier dérivé avant de se quitter :
*deik- se cache encore dans le latin dicio : “formule de commandement”, d’où autorité.
Le composé condicio (cum-dicio) < condiciōn-em désignait une formule d’entente entre deux personnes, comme un arrangement, un pacte…
De là, par métonymie, il a acquis le sens de “situation résultant d’un pacte”, d’où situation, en général.
Oui, notre français condition en est le descendant.
Comme vous le voyez, on a déjà plein de dérivés de notre *deik- proto-indo-européenne, et nous venons à peine de la découvrir…
Il nous faudra plus d’un dimanche pour en venir à bout, c’est … fatidique !!
Fatidique ?
Du latin fatidicus : qui prédit l’avenir, composé de fatum (destin, fatalité) et de dīcere.
Tiens, bête réflexion : pourquoi ne pas dire “dire l’avenir”, plutôt que le prédire ?
Forcément, si c’est de l’avenir dont on parle, on ne peut que le pré-dire. Et a contrario, on peut difficilement prédire autre chose que l’avenir non?
Ne trouvez-vous pas, donc, que cette construction “prédire l’avenir” ressemble fort à ces pléonastiques “monter en haut” ou “sortir dehors”, mmmh ?
On fait vite un dernier point ?
Nous savons déjà, rien qu'en UN dimanche, que *deik- nous a donné...
dire, redire, contredire, interdire, maudire, médire, prédire,
indicible, dicter, dictée, dictaphone, diction, dictionnaire, dicton, dictateur, Diktat, bénir,
juridiction, juridique, juge, judiciaire, préjuger, préjudice, jugement, jugeote,
verdict, véridique, condition, et fatidique.
Dimanche prochain, suite de notre étude sur la formidable *deik-.
Elle va encore vous surprendre…
Bon dimanche, bonne semaine à toutes et tous, et …
A dimanche prochain !
Frédéric
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