- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 4 mars 2018

C'est juste ! D'ailleurs, dans "fromage", il y a "mage".




Après quoi, il fit prendre avec la présure la moitié de son lait, et le mit bien proprement sur des claies d'osier, et mit le reste dans des pots pour boire à son souper. (...)

Jean Racine,

















Livres annotés, 
Remarques sur l'Odyssée, IX.


les Remarques sur l'Odyssée, Gallica
















Bonjour à toutes et tous !



Ce que nous savons déjà ?

Que nous avons emprunté notre français “livre au latin liber, “écorce, livre”, lointain descendant de la racine indo-européenne, *lubʰ-, peler, écorcer”.





Et que la charmante 
*lubʰ- a également essaimé dans les langues celtiques, en nous donnant notamment le collectif breton louzoù, plantesherbes, légumes, plantes médicinalesremède”.



un autre collectif breton,

le CBDD,
Collectif Breton pour la Démocratie à Djibouti
représenté ici par ses deux fondateurs et son seul membre.
Qui pense d'ailleurs laisser tomber à la fin du mois.

'Faut dire aussi que c'est assez pointu, comme concept...
(source)



Aujourd'hui, amis lecteurs - 'sais pas chez vous, mais ici, ça caille ! -, nous allons passer aux dérivés ... germaniques de notre délicieuse *lubʰ-.

Oui, pour ceux qui prennent le train en marche, tout a commencé il y a deux dimanches, avec 
ivre, le libraire livrait des livrets tôt et des librettos tard...

Vous pouvez vous en douter, je vais d'abord vous donner la forme proto-germanique que l'on a reconstruite comme étant à la base des mots germaniques ultérieurs dont je vais vous parler ... euh ... ultérieurement.

En l'occurrence, on ne retrouve pas un, ni deux, mais bien TROIS étymons germaniques, Mesdames, Messieurs, par qui *lubʰ- 
enfantera dans le monde germanique !!






Allez, allez,



Roulez jeunesse !







Commençons par la première...
(parfois, moi-même je suis sidéré de mon niveau de pragmatisme)


*lauba-. 

À qui on attribue le sens de “feuille, feuillage”, et qui, pour être précis, descendrait d'une forme suffixée au timbre o de notre jolie *lubʰ-: *loubʰ-o-.


(source)



Oh, *lauba-, c'est elle qui se cache derrière ...
  • le gotique lauf,
  • le - OUIIIIII - vieux norois lauf, d'où
  • le féroïen leyv, l'elfdalien (et non “l'elfe alien”, comme l'insinue mon correcteur orthographique) lov, ou le vieux suédois lōf,
  • le vieux frison lāf,
  • le vieux néerlandais louf, *lōf, d'où, par le moyen néerlandais loef, lôof, le néerlandais loof, 
sans qui point du succulent feuille blanche, witloof, notre chicon, que les Français, quand ils ne sont pas du nord, traitent d'endive,
(source

  • le vieil haut-allemand loub,
  • d'où l'allemand Laub,  
ou encore
  • le vieil anglais lēaf.

Lēaf, qui deviendra,
via le moyen anglais leaf, vous l'aurez compris,
l'anglais... leaf, “feuille, feuillet, page....


(source)


Mais bon, on reconstruit aussi une autre forme germanique descendant de lubʰ-, cette fois par une forme suffixée lubʰ-io-: *lubja-.
Oui, le voilà, le deuxième étymon proto-germanique du jour ...

Par un glissement de sens que nous rapprocherons de celui des langues celtiques
(mais relisez j'ai emprunté un livre d'André Breton. Que je lis au jardin. Excellente médecine !, enfin !),
notre *lubja- signifiait “herbe”, mais aussi ... “potion”.


(source)

Quant aux mots germaniques que nous lui devons...



(source)






Ah, mes enfants, ils nous racontent une histoire ! 









Ils nous plongent dans un monde passé où l'on se soignait certes par les plantes, mais où le guérisseur, la rebouteuse, étaient rapidement considérés comme des suppôts du diable, des ensorceleurs, des sorcières...


(soure)


Car si de *lubja- nous arrive le ... vieux norois (YESSS YESSS YESSS!) lyf, “médecine, herbes médicinales
- d'où l'elfdalien lyv, “remède”, ...
... c'est toujours bien de *lubja- que descendent...
  • le vieil anglais lyb, lybb,“médecine, drogue, mais aussi ... poison, charme”,
  • le gotique lubja-leisei, “sorcellerie”, ou
  • le vieux haut-allemand luppi, “poison, sorcellerie”.


Édifiant ! Et qui vous donne de méchants frissons dans le dos...


le bûcher
(source)


Très curieusement, le germanique *lubja- se retrouve aussi dans le moyen néerlandais lubbe, et dans l’alémanique lupp

C'est à ce moment que vous me direz oui, et alors ??? 
Parce qu'il faudra bien que tu finisses par t'en rendre compte, hein, que le moyen néerlandais lubbe, et l’alémanique lupp, si tu savais comme on s'en tamponne ; d'ailleurs tu peux franchement te les carrer (...)

Et je pourrais presque vous donner raison...
(même si n'allant pas jusqu'à me les carrer (...

Certainement, je peux aisément comprendre votre profond désintérêt pour le moyen néerlandais lubbe et l’alémanique lupp, mais ce qui est vraiment curieux, c'est que ces deux mots ne désignent nullement une plante médicinale, ou la sorcellerie ! 

Mais plutôt... 

La présure !

La présure ???
Substance extraite de la caillette des jeunes ruminants nourris de lait, qui contient une diastase coagulante dont on se sert pour faire prendre, cailler le lait.
(oh merci, © Le Grand Robert de la langue française)








- Ah ben ça ! Ben mon cochon !
- Oui, on peut certes exprimer son ébahissement, son effarement de la sorte; c'est en effet, et à tout le moins, fort curieux.

Il semble en fait que ce très surprenant glissement de sens soit lié au rapprochement que l'on faisait entre fabrication du fromage et sorcellerie ...
Bon, oui, j'avais il n'y a pas si longtemps évoqué le fameux “anke”, dialecte bernois pour beurre, prononcé - c'est important - ankrrr.
vous voulez l'extrême-onction, avant le kouign-amann?
Mais jamais je n'y aurais vu la moindre sorcellerie !?

Mais voilà, encore une fois, au détour de l'étymologie d'un mot, paf, vous plongez la tête la première dans un tunnel temporel et vous vous retrouvez, abasourdi, devant un monde disparu, où la réalité ne se percevait pas de la même façon qu'à notre époque...

Oui, visiblement, cette coagulation du lait qui allait donner le fromage était perçue comme quelque chose de magique, probablement parce qu'on ne comprenait pas vraiment le phénomène, qui se produisait parfois mal, parfois bien, sans raison apparente...

Mais surtout, sans lequel vous n'aviez tout simplement pas de fromage ! À manger, ou à vendre... Et là, on ne rigolait plus.


Lizanne Henderson,

dans son

Witchcraft and Folk Belief in the Age of Enlightenment: Scotland, 1670-1740,


Lizanne Henderson, de l'Université de Glasgow,
que vous pouvez également suivre sur Twitter:
https://twitter.com/hlizanne





















raconte que fin du XVIIème, dans les Hébrides, il était communément admis que des paysannes étaient capables d'agir, par un sort ou tout autre moyen secret, sur la qualité du lait des vaches de leurs voisines, pour qu'il ne puisse produire autant de beurre que d'ordinaire, et que le lait caillé était alors trop dense pour permettre au fromage de se solidifier, entendez de coaguler correctement.  


Il y avait cependant une façon simple et irréfutable de confondre la coupable: on prélevait un peu de présure chez chacune des suspectes
(enfin, je veux dire dans la ferme de chacune des suspectes),
chaque échantillon étant ensuite versé et mélangé dans une coquille d'oeuf remplie de lait. 

Si des caillots apparaissaient dans un des mélanges, bingo !, on tenait l'ensorceleuse !




Quelques lignes plus haut, nous mentionnions ...
  • le vieil anglais lyb, “médecine, drogue, potion, et
  • le vieux haut-allemand luppi, “poison, sorcellerie”.
Eh bien, on retrouve encore plus clairement ce côté magique qu'avait la fabrication du fromage - et particulièrement l'étape de la coagulation du lait caillé - dans un de leurs composés respectifs,
  • le vieil anglais cīes-lyb
- qui deviendra le moyen anglais cheslip, puis l'anglais cheeselip -,
et 
  •  le vieux haut-allemand kāsi-luppa
- qui deviendra lui le moyen haut-allemand kǣselap -,

tous deux construits sur un premier terme signifiant fromage
- tiens, relisez donc Maître corbeau, sur un arbre perché... -,
tous deux pouvant se traduire littéralement par potion/sorcellerie du fromage,

et tous deux, enfin, désignant précisément... la présure !

La forme anglaise pouvant, en plus, désigner aussi la caillette, le...
quatrième compartiment de l'estomac des ruminants, où se trouve la présure. La caillette joue le rôle essentiel dans la digestion des jeunes ruminants à l'allaitement. 
MERCI ©Le Grand Robert de la langue française !


Mais encore un dernier mot sur notre 
*lubja- germanique, “herbe, potion”...

Vous pouvez aisément rapprocher le sens et la forme de l'étymon germanique *lubja-, “herbe, potionde ceux de l'étymon celtique *lubī/ā-, “herbe, plante”.
(relisez le dimanche de la semaine dernière, dètcheu !)
Au point qu'on peut carrément parler, ici, d'une isoglosse
- un trait linguistique séparant une zone géographique d'une autre -
germano-celtique (ou celto-germanique?).

On suppose que c'est du germanique que le mot et son sens sont passés au celtique, et non l'inverse, vu le lien étymologique étroit qui liait déjà *lubja- avec cet autre germanique qu'est *lauba-.

Mais sachez quand même qu'il a également été suggéré que *lubja- et *lauba- pouvaient tous deux n'être que des emprunts à l'ouralien (donc non-indo-européen) *luppo-, dont descend le finnois luppo-, “lichen”. Bof.





Il nous reste encore un troisième étymon germanique à voir !!

Réservons-le pour dimanche prochain ; je vous ai déjà bien remués cette fois-ci... 


Il risque de vous plaire, cet étymon... et de vous étonner ...
Jamais vous ne penseriez à ses descendants ; jamais vous n'imagineriez qu'ils sont apparentés à notre livre !



Bon, récap ?


racine indo-européenne 
*lubʰ-peler (écorcer)


forme suffixée au timbre o *loubʰ-o-
proto-germanique *lauba-, “feuille, feuillage
néerlandais loof, allemand Laub, anglais leaf..., “feuille

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racine indo-européenne *lubʰ-peler (écorcer)” 
forme suffixée lubʰ-io-
proto-germanique *lubja-herbepotion
vieux norois lyf, “médecine, herbes médicinales”, elfdalien lyv, “remède”, vieil anglais lyb, “médecine, drogue, potion”, gotique lubja-leisei, “sorcellerie”, vieux haut-allemand luppi, “poison, sorcellerie”, néerlandais lubbe et alémanique lupp, présure



Et TOUS ces mots sont les cousins de notre français livre, ne l'oubliez pas ...

- Mais c'est DIIINGUE !

- Oui, mais là on se calme. Et on n'approche pas ses mains de mon corps.


Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une superbe semaine !

À dimanche prochain, 




Frédéric



PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.


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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter
- et ça vaut bien un fromage -, 

La divine mezzo-soprano Frederica von Stade,
dans 
Le chant à la Lune, 
tiré de Roussalka, d'Antonin Dvořák

Parlez donc de magie, d'une voix envoûtante, d'une enchanteresse...






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Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
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