article précédent: le vol Lufthansa eut l'air de frôler la canopée...
“Le grave inconvénient d'être l'ami le plus intime d'un jeune auteur dramatique, c'est qu'il vous prie d'assister à la première dans la loge de sa mère.”
Jules Renard
Pierre-Jules Renard, dit Jules Renard, 22 février 1864 - 22 mai 1910 |
Bonjour à toutes et tous !
Dimanche dernier, je vous annonçais des surprises...
Mais, avant tout, recadrons les choses, pour repartir du bon pied:
Nous avons commencé, le 18 février dernier, l'étude étymologique du mot “livre”.
illustration tirée du Book of Kells, représentant la colombe, Iona (source) |
À notre grand étonnement (pour ceux qui débarquent: c'est de l'ironie), nous avons pu remonter ses traces jusqu'à l'indo-européen. Et précisément, jusqu'à la racine *lubʰ-, “peler, écorcer”.
ivre, le libraire livrait des livrets tôt et des librettos tard...,
Le 25 février (la semaine d'après, pour les plus cérébralement fragilisés d'entre nous), nous avons découvert ce que nous avait réservé notre mignonne *lubʰ- dans les langues celtiques.
j'ai emprunté un livre d'André Breton. Que je lis au jardin. Excellente médecine!
Une semaine plus tard (oui, bien, en effet: le 4 mars), nous entamions l'étude des dérivés germaniques de l'affriolante *lubʰ-.
C'est juste ! D'ailleurs, dans "fromage", il y a "mage".
Étude que nous avons poursuivie le 11 mars.
le vol Lufthansa eut l'air de frôler la canopée...
Au cours de ces deux derniers chapitres, nous avons découvert que la jolie *lubʰ- a en fait engendré TROIS racines germaniques:
- *lauba-, “feuille, feuillage” (d'où le néerlandais witloof et l'anglais leaf),
- *lubja-, “herbe”,“potion” (d'où lip dans le composé anglais cheeselip), et enfin
- *luftu-, “toit, air” (d'où les anglais lift et loft).
Toujours d'accord ?
Je vous promettais, dimanche dernier, en revenant sur la première des ces racines germaniques
- OUIII, *lauba-, “feuille, feuillage”, bravo ! Décidément, vous êtes en forme, aujourd'hui -,de vous donner encore deux mots français qui nous venaient de *lubʰ-.
Des mots que toute personne normalement constituée ne rapprocherait pas de “livre”.
(Si vous avez fait ce rapprochement, je vous laisse réfléchir calmement sur ce que cela pourrait, éventuellement, impliquer.)
Le premier de ces deux mots ?
Je vous en donne la définition, à vous de le trouver...
Bon, je vous le dis tout de suite, c'est un emprunt à l'anglais, un anglicisme datant de 1843. Mais je le trouve bien dans mon Grand Robert de la langue française.
Sa 1ère acception: Groupement (organisation, association…) qui exerce une pression sur les pouvoirs publics pour faire triompher les intérêts, professionnels ou autres, qu'il soutient.
Et la 2ème (rare selon le Robert, mais fréquente au Québec): Vestibule, hall (d'un hôtel).
Oui, vous l'avez trouvé: lobby.
lobbying aux Etats-Unis |
lobby |
C'est de l'américain, même pas francisé. Pris comme tel en français.
Et, hélas, si ce mot est si vite entré en français, c'est qu'il y a un usage.
Je ne veux rien dire, mais à quelque niveau de pouvoir que ce soit, le lobbying et les lobbyistes existent. Sinon, comment expliquer certaines décisions, à l'échelle européenne, par exemple, tellement déroutantes, et qui abondent si curieusement dans le sens des intérêts de certains grands groupes industriels...
(source) |
Mais ?? Quel est le lien entre un groupe de pression, le hall d'un hôtel, et notre germanique *lauba-, “feuille, feuillage”?
En voilà une question qu'elle est bonne !
Voilà ce qui s'est passé:
"Here's what happened" - Adrian Monk |
Sur *lauba- s'est construit le francique (non attesté) *laubja.
Pour retrouver son sens initial
- et par là même comprendre son évolution -,nous pouvons regarder du côté de son cognat, l'allemand Laube, “abri, galerie intérieure”, ou même “tonnelle”.
Oui, tonnelle !
Petite construction circulaire à sommet arrondi, faite de lattes de bois en treillis soutenues par des cerceaux métalliques, sur laquelle on fait grimper des plantes, et dans laquelle on est à l'abri du soleil.
©Le Grand Robert de la langue française
Sous la tonnelle, Jules Ronsin (1867 - 1937) (source) |
Sous la tonnelle (source) |
Laube lui-même dérivait de Laub, “feuillage”, via le vieil haut-allemand lauba (ou louba), “endroit ombragé, abri, hutte, auvent...”.
En d'autres termes, on peut supposer que le sens premier de l'allemand Laube, c'était quelque chose comme “toit de feuillage”.
Et sur le même modèle, le vieux-francique *laubja désignait un abri de feuillage.
Quoi qu'il en fût, le latin médiéval l'emprunta
(le latin médiéval pouvait tout se permettre),
(source) |
Finie, l'évocation douce et rêveuse, d'après-midi calmes et paisibles passés sous la tonnelle au fond du jardin ...
Non, en latin médiéval, le mot désignera la galerie couverte ... d'un monastère.
Oui: le cloître.
Ici, celui de l'abbaye du Mont-Saint-Michel (source) |
Le lobia latin sera alors emprunté en anglais, pour devenir lobby, qui conservera en un premier temps son sens hérité (et désormais obsolète, en anglais): “promenade couverte, cloître d'un monastère”.
De là, il en est venu, par généralisation, à désigner un vestibule, un hall d'entrée.
vestibule |
En particulier, cette fois par spécialisation ...
- et c'est là que tout s'éclaire, ou presque -,un hall ouvert au public dans un corps législatif (1640).
Mais oui !
Comme le vestibule de la Chambre des Communes (House of Commons), au palais de Westminster, là où les Members of Parliament (MPs) se faisaient accoster par des personnes tentant de les influencer.
The lobby of the House of Commons, 1886, Liborio Prosperi, via Wikipedia. (source) |
Eh ! Le reste de l'histoire, vous le devinez.
Le terme en est venu, passé outre-Altantique, à désigner les personnes qui fréquentaient les couloirs du Sénat (ou de la Chambre des Représentants, ne soyons pas chiche), dans le but d'influencer leurs membres dans leurs fonctions officielles (1808).
Le Capitole |
Joli, non ?
Francique, latin, anglais, américain, français !
Il en aurait des choses à nous raconter, ce vieux lobby !
Vous l'auriez fait, le rapprochement, entre livre et lobby ? Hein ?
Bon.
Et maintenant, place au deuxième mot.
En fait, euh...
Comment vous dire ?
Le mot à trouver
- oui, oui, ce sera encore à vous à le trouver -dérive également du germanique *lauba-, “feuille, feuillage”, et nous arrive lui aussi du francique *laubja, “abri de feuillage...”
Et pour tout vous dire, il est devenu le latin médiéval laubia, “galerie, portique”.
Fernand Ucon |
- Mais enfin, qu'est-ce que tu racontes ?
Là, ça y est, il est irrécupérable.
- Bien le bonjour, Monsieur Ucon, vous allez bien ?
Oui, le mot que vous cherchez est passé dans le latin médiéval laubia, “galerie, portique”.
Certes.
Et c'est peut-être de là qu'il est arrivé en ancien français.
Ou alors, il est passé directement du francique à l'ancien français.
Sans passer par le latin.
- Et j'en profite pour remercier ici Alain Rey, sans qui je serais encore, en ce moment, en train de dépatouiller la sémantique et l'étymologie du mot -
Ce qui est sûr, c'est qu'en ancien français, il désignait initialement un abri de branchages, et par extension, une construction rudimentaire pour loger un homme ou un animal
(oh, on est là au tout début du XIIIème),une niche, une hutte par exemple. Ou, en architecture, une galerie, une tribune...
niche |
Alors, vous trouvez ??
Ce sens de “galerie, tribune” a disparu, sauf dans un cas...
Pom pom pom...
...
Quand le mot désigne une galerie ... située à l'étage, formée de colonnes, et ouvrant sur l'extérieur.
Oui, non ??
... comme celles (au pluriel) de la cour Saint-Damase (Cortile di San Damaso), au Vatican... |
Plus tard, fin XVIIème, le mot prendra le sens de “petit local pour un seul individu”.
(On parlerait à présent de cellule.)
Mais c'est bien cette valeur de “petit local” que l'on retrouve dans plusieurs des sens modernes du mot:
- “compartiment à plusieurs sièges au théâtre” (1598!),
- “pièce dans laquelle se change le comédien” (1647!), ou encore...
- “logement du gardien” (1608!).
Ça y est ? OUIIII ! Loge !!
Loge !
les loges, La Fenice |
Le mot, je dois vous le dire, se retrouve dans toutes les langues romanes (italien loggia, provençal lotja, portugais loja...).
Voilà aussi pourquoi Pierre Guiraud rejetait une origine germanique à notre loge, le faisant plutôt descendre du latin logium, terme d'architecture (“tréteau, scène”), lui-même emprunté au grec.
Une troisième version ? Il y a peut-être eu téléscopage... Certains sens de loge provenant du francique, d'autres du latin. Allez savoir !
Ah oui, encore une chose !
Le terme loge dans le sens de “local où se réunissent les francs-maçons”, et par métonymie, assemblée maçonnique, est en réalité un anglicisme.
La Franc-Maçonnerie étant d'origine britannique (certains disent anglaise, d'autres écossaise), on employait en Grande-Bretagne le terme lodge
- attention, emprunté quand même à notre ancien français loge, “abri, petit local” ! -pour désigner l'endroit où travaillaient les Francs-Maçons, vraisemblablement du nom des ateliers dans lesquels travaillaient les ouvriers maçons au Moyen Âge, notamment sur les chantiers de construction des Cathédrales...
(Lujo Brentano, On The History & Development Of Gilds, & The Origin Of Trade Unions 1870)
le Grand Temple du Freemasons Hall, Londres (source) |
Amusant, non, ce raccourci brutal entre lobby et Francs-Maçons ?
Que je ne ferai pas.
Je ne m'avancerai pas plus loin sur ce terrain miné, et où la mauvaise foi est présente, tout autant dans les loges, qu'en dehors !
Et alors ? Et loge, vous l'aviez naturellement rapproché de “livre”, hein?
Ben voilà. C'est bien ce que je disais.
Encore de nouveaux liens tissés entre les mots...
Réunir ce qui est épars (ou du moins qui en a, à première vue, l'apparence), voilà bien le travail que je me suis fixé ici.
Livre, loge, lobby... Tous cousins ! L'auriez-vous cru ?
Merci qui ?
Mais .... l'indo-européen, pardi !
Allez, la récap:
racine indo-européenne *lubʰ-, “peler (écorcer)”
⇓
forme suffixée au timbre o *loubʰ-o-
⇓
forme suffixée au timbre o *loubʰ-o-
⇓
proto-germanique *lauba-, “feuille, feuillage”
⇓
francique *laubja, “abri de feuillage...”
⇓
emprunt
⇓
⇓
latin médiéval *laubia, lobia, “galerie, portique”
-----
latin médiéval lobia, “galerie, portique”
⇓
emprunt
⇓
anglais lobby, “promenade couverte, cloître d'un monastère”
⇓
généralisation
⇓
“vestibule, hall d'entrée”
⇓
spécialisation
⇓
“vestibule du parlement”
⇓
métonymie
⇓
“groupe de pression”
⇓
emprunt (calque)
⇓
français lobby, “groupe de pression"
-----
⇓
emprunt
⇓
anglais lobby, “promenade couverte, cloître d'un monastère”
⇓
généralisation
⇓
“vestibule, hall d'entrée”
⇓
spécialisation
⇓
“vestibule du parlement”
⇓
métonymie
⇓
“groupe de pression”
⇓
emprunt (calque)
⇓
français lobby, “groupe de pression"
-----
francique *laubja, “abri de feuillage...”
⇓
emprunt
⇓
(peut-être) latin médiéval *laubia, “galerie, portique”
⇓
(peut-être) latin médiéval *laubia, “galerie, portique”
⇓
ancien français loge, “abri de branchages, niche, cellule”
⇓
français loge
ancien français loge, “abri de branchages, niche, cellule”
⇓
français loge
-----
ancien français loge, “abri, petit local...”
⇓
emprunt
⇓
anglais lodge, “lieu où travaillent les Francs-Maçons”
⇓
emprunt
⇓
français loge, “lieu où travaillent les Francs-Maçons”
Ouf !
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une superbe semaine !
À dimanche prochain,
Frédéric
PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.
À dimanche prochain,
Frédéric
PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,
Une très belle cantate... maçonnique, de Mozart,
Laut verkünde unsre Freude,
en Ut majeur, K 623
Une très belle cantate... maçonnique, de Mozart,
Laut verkünde unsre Freude,
en Ut majeur, K 623
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