article précédent: Hier encore, j'avais vingt ans, je caressais le temps - Charles Aznavour
“It’s no use going back to yesterday, because I was a different person then.”
(“À quoi bon revenir à hier, puisque j'étais une personne différente, alors.”)
Lewis Carroll, par la bouche d'Alice
(“À quoi bon revenir à hier, puisque j'étais une personne différente, alors.”)
Lewis Carroll, par la bouche d'Alice
Alice in Wonderland (source) |
Ça fait réfléchir, ça, non?
Bonjour à toutes et tous !
Nous venons de découvrir, dimanche dernier, que derrière notre français hier se cachait une lointaine, lointaine forme indo-européenne,
*gʰ-di-es-, “hier”,
créée vraisemblablement sur la racine *di-, “jour”, et signifiant en l'espèce “en ce jour-là”.
Et c'est, sans surprise, par le latin herī, “hier”, que cette jolie expression indo-européenne est arrivée jusqu'à nous, pour nous léguer notre hier.
Pour rappel, avant de poursuivre:
pronom *gʰ- et racine indo-européenne *di-, “jour” ⇒ indo-européen *gʰ-di-
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décliné au génitif singulier *gʰ-di-es-, litt. “en ce jour-là”, d'où “hier”
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décliné au génitif singulier *gʰ-di-es-, litt. “en ce jour-là”, d'où “hier”
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forme déclinée au locatif *gʰ-di-es-i-
forme déclinée au locatif *gʰ-di-es-i-
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proto-italique *χes-i-, “hier”
proto-italique *χes-i-, “hier”
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latin archaique *hesī, “hier”
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rhotacisme
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latin herī, “hier”
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ancien français ier / er
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réfection
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hier
rhotacisme
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latin herī, “hier”
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ancien français ier / er
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réfection
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hier
Oui, toujours là ?
Sinon, simple, relisez l'article précédent...
Le latin herī, “hier” ne s'est pas contenté d'enfanter uniquement en français, vous vous en doutez...
On en retrouvera la descendance dans toute une série de langues romanes ; tous ses dérivés ayant conservé, comme qui dirait, un p'tit air de famille...
Un air de famille, Cédric Klapisch, 1996, d'après la pièce de théâtre du même titre, d'Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri |
Pensons notamment à ces beaux dérivés que sont...
- le dalmate jere,
- l'istriote - dialecte roman parlé sur la côte sud de l'Istrie (ce qui tombe bien, finalement) - ièri,
- l'italien ieri, ou
- le sicilien aieri,
- l'aragonais ayere,
- l'asturien ayeri,
- le léonais ayeri, ou
- le vieux portugais eire - eire ayant été remplacé à l'époque par onte, oonte, devenu le portugais ontem, créé sur le latin ad noctem,
- le catalan ahir,
- l'occitan ièr,
- le vieil espagnol eri, ou
- l'espagnol ayer,
- le (c'est pointu) macédo-roumain aeri, aieri, ieri, eri, ou
- le roumain ieri,
- le frioulan îr
- le romanche ier
- le ladin (langue romane du groupe rhéto-roman proche du romanche et du frioulan) ayer, ou
- le vénitien geri,
- cher à mon coeur, le wallon de Charleroi ayêr.
Bon.
À présent, quid des langues germaniques ??
Vous-souvenez vous de cet autre dérivé latin dont nous avions parlé dimanche dernier?
Je sais, c'est dur. Allez, on se réveille.
Je vous aide: je pense au composé [*hesī + -ter + -nus] hesternus, “d’hier, de la veille”.
Oui, toujours avec moi ?
Car voilà, pour bien comprendre le développement de *gʰ-di-es-, “hier”, dans les langues germaniques, il est utile, je pense, de se repencher quelques instants sur ce hesternus.
Ce que je ne vous avais pas dit la semaine dernière, pour ne pas nous faire crouler
- vous comme moi -sous les détails techniques, c'est que hesternus provenait, lui, plus précisément, d'une lointaine forme indo-européenne apparentée à *gʰ-di-es-,
vraisemblablement *gʰ-di-es-tro- ou *gʰ-di-es-ro-.
Oui, de terminaison *-tro- ou *-ro-, car le débat fait toujours rage: la forme originale n'était-elle simplement pas *gʰ-di-es-ro-, le t n'arrivant que par la suite, en germanique, par épenthèse
- Épenthèse ? Maisje ?
Ah, la délicieuse Arletty nous aurait lâché ici un vibrant
épenthèseuh, épenthèseuh, est-ce que j'ai une gueule d'épenthèseuh?
- L'épenthèse est tout simplement l'insertion dans la parole d'un son (phonème) supplémentaire qui permet de clarifier, faciliter, ou rendre l'élocution plus “naturelle” (par les locuteurs de la langue en question, en tout cas).
Quelques exemples, peut-être?
- En français, le t dans va-t-on ou y a-t-il,
- en espagnol, le b de hombre, “homme”, issu du latin hominem, accusatif de homo, puis, surtout, d'une forme omre,
- en anglais, le n de messenger/passenger, calqués sur les français messager/passager...,
Ouais bon... Là, je suis clairement parti dans une phrase que, de digression en digression (c'est pas du Lama, ça?), je n'arriverai pas à terminer...
Je reprends!La forme originale n'était-elle simplement pas *gʰ-di-es-ro-, le t n'arrivant que par la suite, en germanique, par épenthèse,
ou alors, autre possibilité,
ne faudrait-il pas voir dans la terminaison de la forme indo-européenne le suffixe contrastif *-t(e)ro- (ou *-t(e)ros-, selon la retranscription choisie)?
Un suffixe contrastif permet d'insister sur le sens du mot auquel il s'ajoute ; il en renforce le sens ; il accentue le contraste présent dans la sémantique de base.
C'est ainsi ce même suffixe contrastif *-t(e)ros- que vous retrouverez par exemple dans le proto-hellénique *həteros, issu du proto-indo-européen*sm̥-teros-, créé sur le timbre zéro de la racine *sem- (“un”).
psss: racine *sem- dont nous parlions le 23 juin 2013!!!, dans C'est simple: trop souvent ensemble, on finit par être assimilé l'un à l'autre...
Le grec ancien en fera ἕτερος, héteros, composé de εἷς, heîs, “un” et de -τερος, teros, désignant ce qui est un et n'est que cela, à l'exception de tout le reste: “l'autre, un autre, celui qui est différent (de tout le reste)”...
Toujours en grec ancien, formé sur l'adjectif δεξιός, dexiós, littéralement “de droite, à droite”, voyez cet autre adjectif δεξιτερός, dexiterós, littéralement “ne concernant exclusivement que le côté droit (par opposition au côté gauche)”, d'où “dextre”.
Quoi qu'il en soit
- et c'est là que je voulais en venir, ouuuuuf -,
le latin hesternus et l'étymon proto-germanique cognat de notre gentille
*gʰ-di-es-, “hier” sont étroitement liés car précisément issus de la même forme indo-européenne.
Maintenant que vous avez toutes les cartes en main, c'est VOUS qui la choisirez, cette forme d'orgine ! Moi, je ne me prononce pas.
Pour les moins-bien-comprenants - ou encore plus politiquement correct -, pour ceux d'entre vous dotés d'un crible cognitif à mailles serrées, il s'agit de choisir entre *gʰ-di-es-tro- et *gʰ-di-es-ro-.- Mmmh ?
- non, rien.
Alors !
Le voici enfin, cet étymon germanique, par lequel notre valeureuse forme indo-européenne
*gʰ-di-es-, “hier” s'est transmise aux langues germaniques:
*gestra-.
Mais, oh, surprise, en se fondant sur le sens de ses dérivés, on en arrive à lui attribuer un sens
(reconstruit, le sens, évidemment, nous ne parlons ici que d'un mot non attesté)surprenant, à ce proto-germanique *gestra-.
Eh oui, car à côté du sens - attendu - de “hier”, on lui retrouve celui - particulièrement inattendu - de ... “demain”.
En fait, soyons clair, on lui attribue généralement le double sens de “le jour d'avant”, “le jour d'après”!
Ce qui, par ailleurs - mais je ne voudrais pas faire mon intéressant -, pourrait s'expliquer par la sémantique de *gʰ-di-es- ...
Oui, repensons au sens littéral de l'indo-européen*gʰ-di-es-, qui n'est pas, à proprement parler, “hier”, mais bien “en ce jour-là”.
En d'autres termes, en un autre jour ... que celui d'aujourd'hui. Ce qui ouvre, vous en conviendrez, des perspectives insoupçonnées...
Mais donc, reprenons, le proto-germanique *gestra- signifiait vraisemblablement “le jour d'avant”, “le jour d'après”, ce que ses dérivés semblent nous montrer.
C'est ainsi que l'adverbe gotique (attesté, lui) gistra-dagis signifie demain, mais que parallèlement, le
- OUIIIIII ! -
vieux norois í gær, í gjár peut signifier, en fonction du contexte, tant “hier” que “demain”.
Dans la descendance du - aaaah - vieux norois -, nous trouvons encore en islandais l'adverbe í gær, í gjár, mais dont le sens s'est fixé à “hier”.
Idem pour l'adverbe féroïen í gjár, ainsi que pour son cognat l'adverbe vieux suédois ī gār.
En vieil anglais, on trouvait l'adverbe geostran-dæg, gistran-dæg
(plus encore plein d'autres variations ; ce qu'on appelle vieil anglais n'étant qu'un état non unifié de la langue, un véritable patchwork où cohabitaient encore de très nombreux - et divers - parlers anglo-saxons),
patchwork |
qui débouchera, évidemment, sur l'anglais yesterday, “hier”.
En fouinant encore dans les langues germaniques, nous tomberons immanquablement sur le moyen néerlandais gist(e)ren, qui donnera le néerlandais gisteren (toujours “hier”), ou sur le vieil haut-allemand gestaron, de même sens, d'où, ben oui, l'allemand gestern.
gestern... c'était hier, il n'y a pas si longtemps, Berlin Est |
Ah oui, encore une chose !
Vous aurez compris que ce dagis gotique et ce dæg vieil anglais signifiaient tous les deux “jour”.
Curieuses et parfaitement inutiles répétitions, que ces gistra-dagis et geostran-dæg, gistran-dæg, me direz-vous, mmmh?
Puisque - si vous m'avez bien lu - la sémantique qu'on attribue au germanique *gestra- incluait déjà l'idée de jour (“le jour d'avant”, “le jour d'après”).
Oui, mais !
À l'instar de leur cousin le latin hesternus
- qui signifiait, je le rappelle, “d’hier, de la veille” -,les gotique gistra et vieil anglais geostran/gistran, signifiaient respectivement “de demain, du lendemain” (pour gistra), et “d’hier, de la veille” (pour geostran/gistran).
En gotique ou en vieil anglais, si vous vouliez parler du JOUR du lendemain, ou de la vieille, ben, fallait le préciser!
Voilà toujours pourquoi nous retrouvons un superbe day dans yesterday, yester-day, dont le sens premier, hérité, était celui de jour, day ... d'hier, yester.
Ch'tite récap', les amis, et on restera là pour ce dimanche.
Oui, je sais, c'est du lourd, hein...
Pfff, ouais, c'est souvent le cas, avec les étymons germaniques...
pronom *gʰ- et racine indo-européenne *di-, “jour” ⇒ indo-européen *gʰ-di-
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décliné au génitif singulier *gʰ-di-es-, litt. “en ce jour-là”, d'où “hier”
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décliné au génitif singulier *gʰ-di-es-, litt. “en ce jour-là”, d'où “hier”
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forme *gʰ-di-es-tro- ou *gʰ-di-es-ro-
forme *gʰ-di-es-tro- ou *gʰ-di-es-ro-
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latin hesternus, “d’hier, de la veille” et proto-germanique *gestra-, “le jour d'avant”, “le jour d'après”
latin hesternus, “d’hier, de la veille” et proto-germanique *gestra-, “le jour d'avant”, “le jour d'après”
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de *gestra, dérivés germaniques dont le vieil anglais geostran-dæg, gistran-dæg (...),
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moyen anglais et anglais yesterday, “hier”
moyen anglais et anglais yesterday, “hier”
Vous vous rendez compte? Sans l'indo-européen *gʰ-di-es-, “hier”, JAMAIS (JAMAIS) nous n'aurions entendu la douce voix de McCartney nous chanter son merveilleux Yesterday.
JAMAIS !!!
Oui, on peut le remercier pour ça aussi, l'indo-européen.
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une superbe semaine...!
Frédéric
PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,
évidemment, cela va de soi,
Yesterday, de et par Sir Paul McCartney
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