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dimanche 10 mars 2019

A blessing from the Lord





Fore thaem neidfaerae ‖ naenig uuiurthit
thoncsnotturra, ‖ than him tharf sie
to ymbhycggannae ‖ aer his hiniongae
huaet his gastae ‖ godaes aeththa yflaes
aefter deothdaege ‖ doemid uueorthae.”

(Before that compelled journey
no man is wiser than he needs to be,
in considering, before his departure, 
what will be judged, after his deathday,
good or evil.)


Avant ce voyage obligé
aucun homme n'est plus sage qu'il ne le faut,
en considérant, avant son départ,
ce qui sera jugé de son âme, 
après le jour de sa mort,
en bien ou en mal.

les dernières paroles de Bède, dit le Vénérable. 


Bǣda, Bēda
672/3 – 26 mai 735





















Bonjour à toutes et tous !


Y aurait-il un rapport - étymologique, évidemment - entre le français blesser et l'anglais to bless, “bénir” ?

Nous avions convenu, la semaine dernière, de tirer ça au clair.

En retrouvant l'étymologie de blesser
- ce que nous fîmes précisément la semaine dernière -
et ensuite, après avoir retrouvé celle (l'étymologie) de to bless, en voyant si l'on pouvait les rapprocher d'une façon ou d'une autre...

Nous savons déjà TOUT de notre blesser.

Pour rappel:





racine indo-européenne tardive *bʰloid-o-, “pâle” 
⇓ 
proto-germanique *blaita-, “pâle, blême...” 
francique *blettjan, “meurtrir”
⇓ 
gallo-roman *blettiare, “meurtrir” 
⇓ 
ancien français blecier, “meurtrir (des fruits)”, puis blecer 
⇓ 
français blesser 







Passons donc à l'anglais bless.


A blessing from the Lord


Oh, pour ce qui est du parcours du mot en vieil anglais et moyen anglais, on peut le restituer sans aucune hésitation.

Nous retrouvons le verbe anglais to bless en moyen anglais, attesté sous une série impressionnante de formes diverses, telles que bletsien, bletcæn, blecen, bleccen, bledsen, bletsen, blettcenn, blettsenn, blescen, blessen, bletseiȝen, blesci, blicen, blixen, ou, soyons fous, blissen.

Formes issues du vieil anglais, où sont attestés des blédsian et blétsian, ou même, en dialecte northumbrien, blóedsian.

Si j'insiste ainsi sur le northumbrien
la langue que l'on parlait dans le royaume de, de, de .... Northumbrie, voilà, 
royaume qui lui-même tenait son nom de sa position géographique au ... n, n, n... nord, bien ! d'un estuaire appelé le, le, le... ... Humber, voilà !,
royaume qui s'étendait, à la grosse louche, entre York au sud et Edinburgh au nord, 
si j'insiste donc à ce point sur le northumbrien, c'est que c'est en northumbrien que les plus anciens textes connus en vieil anglais ont été rédigés (le vieil anglais n'étant qu'une vue de l'esprit, rassemblant sous une appellation unique une série éparse de dialectes) !





Parmi ces plus anciens textes, notamment l’Hymne de Cædmon - Caedmon's Hymn -,
Cædmon étant quand même le plus ancien poète anglais connu !,
et les dernières paroles de Bède le Vénérable - Bede's Death Song -, remarquables à plus d'un titre, mais surtout par leur nature: il s'agit d'un poème en (cinq) vers
Et sincèrement, respect. Moi aussi, je voudrais pouvoir délivrer mes dernières paroles en vers ; ce n'est quand même pas donné à tout le monde.


Mais revenons à nos formes blóedsian, blédsian, blétsian...


Ce qui est surprenant, et vraiment surprenant, c'est qu'on ne retrouve cette création nulle part dans d'autres langues du groupe germanique.

Il s'agit donc d'une pure invention propre au vieil anglais.

une autre invention anglaise


Invention, peut-être, mais issue d'un étymon proto-germanique parfaitement connu, OUF.

Cet étymon, peut-être ? Mmh ?

Le germanique *blōda-, “sang”.

Eh oui !

Et donc, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit ! *blōda- se retrouve bien - j'oserais même dire “partout” - dans les langues germaniques, mais ce “bless” anglais, lui, est original.
Le prolifique *blōda- nous a donné, entre autres, ... 
  • le vieil anglais blōd, d'où le moyen anglais et l'anglais moderne blood,
  • le scots bluid,
  • le vieux frison roche blōd,
  • le saterlandais Bloud,
  • le vieux saxon blōd,
  • le vieux haut-allemand bluot, d'où le moyen haut-allemand bluot, d'où l'allemand Blut
  • le vieux néerlandais bluot, d'où le moyen néerlandais bloet et le néerlandais bloed
  • le - MAIS OUIIIIIII !!!- vieux norois blóð, d'où l'islandais blóð, le féroïen blóð, le norvégien blod, par le vieux suédois blōþ, le suédois blod, par le vieux danois bloth, le danois blod...


Quant au sens original de bless...

- c'est encore plus surprenant -,
vous l'aurez compris, il ne s'agissait pas DU TOUT du gentil  “bénir”, mais bien de  “marquer par le sang”. 

Sacrifier, consacrer. PAR LE SANG.

Par un bon sacrifice rituel bien sanguinolant.


Si le sens du mot s'est développé à ce point-là


- développé ?? plutôt totalement transformé, oui ! -,

c'est qu'il a servi, lors de la christianisation, à traduire les bibliques latin benedīcere et grec εὐλογέω, eulogéō,

tous deux signifiant littéralement “dire bien”, d'où “parler avec bienveillance”, “bénir”,
et utilisés eux-mêmes pour traduire l'hébreu de la Torah brk, בֵּרֵךְ, berekh, à l'origine “courber, fléchir”, d'où “plier le genou, s'agenouiller en signe d'adoration”, d'où “adorer, louer, bénir, saluer...”.

Dans de nombreuses cultures, il n'est pas particulièrement heureux d'être un animal.
À moins, évidemment, d'apprécier de se faire égorger à la moindre célébration, il vaut mieux éviter d'être un agneau, un poulet, un boeuf, ou autre pauvre animal à sang chaud...

Car dès que c'est possible, on utilise votre sang pour sanctifier un pacte, sceller une alliance avec une divinité.

La belle affaire.

Asperger la façade de sa maison avec le sang d'un agneau, ça protège de l'ire divine, c'est bien connu.

Et il est fort possible, voire plus que vraisemblable, que les premiers migrants germaniques arrivés dans les îles britanniques (les Angles, les Saxons puis les Jutes), utilisaient le terme blóedsian au sens propre et littéral, dans leurs rituels sacrificiels païens.

Et en matière de rituels sacrificiels païens, je pense qu'on peut aisément affirmer qu'ils savaient de quoi ils parlaient.

Ce qui explique qu'une fois convertis au christianisme, ils trouvèrent particulièrement à propos de récupérer le païen et sanglant blóedsian pour traduire le doux latin benedīcere et le si beau grec εὐλογέω, eulogéō.

En outre, ce bless était phonétiquement très proche de bliss“félicité, bonheur suprême...”, et dans un sens religieux, “béatitude”. 
On a d'ailleurs, ce n'est pas pour rien, retrouvé d'anciennes occurrences de bless orthographié bliss... (remontez au début de l'article, où je mentionnais, comme attestations de bless en moyen anglais, blicen, blixen, blissen).


Et voilà, sur le sanglant blóedsian on venait d'inventer un nouveau mot, ou plutôt, on venait de créer un tout nouveau sens


Bon, question suivante: et d'où qu'i' vient, le germanique *blōda-, “sang” ??

Aïe. 

Là, on se perd en conjectures...


Mais ce que je peux déjà vous dire
- la suite, promis, ce sera la semaine prochaine -,
c'est que même si on eût pu rapprocher sémantiquement notre français blesser de l'anglais bless par le caractère sanguinolant de l'un et de l'autre, étymologiquement, c'est une autre histoire.

D'autant que, nous l'avons vu, notre blesser, par son parent francique *blettjan, évoque plutôt la teinte pâle que prend la peau autour d'une blessure, plutôt que l'idée du sang versé.


Et donc,

NON, 

AUCUN RAPPORT (étymologique) entre blesser et bless


Ô nuit désastreuse! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: le lien entre le français blesser et l’anglais bless se meurt, le lien entre le français blesser et l’anglais bless est mort!
Jacques-Bénigne






























racine indo-européenne ... (surprise !)
proto-germanique *blōda-, “sang”
vieil anglais blóedsian, blédsian, blétsian, “marquer par le sang”
changement (radical) de sens
moyen anglais bletsien, bletcæn, blecen..., “bénir”
anglais bless, “bénir”





Chères lectrices, chers lecteurs, 
Passez un EXCELLENT dimanche, et une TRES BELLE semaine !





Frédéric


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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,

du Bach !

La Cantate BWV 35,

Geist und Seele wird verwirret,

Par la J. S. Bach Foundation


La soprano est divine, mais prêtez aussi l'oreille à l'orgue: de la pure dentelle...



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Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
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