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dimanche 17 mars 2019

álfrek ganga : vieux norois pour "aller faire déguerpir de l'Elfe"


article précédent : A blessing from the Lord



Et le vieux norois
álfrek ganga, ou ganga álfrek 

littéralement 
ganga, aller,

rek(a), faire fuir, faire déguerpir, expulser, chasser,

et

álf, Elfe 


s'employait pour “se soulager”.

Oui, vous m'avez bien compris.
Uriner ou déféquer.

(Véridique)



jeune fille nordique ne sachant lequel des elfes
faire fuir, alors que ça presse





















Bonjour à toutes et tous !


Nous savons à présent
(relisez l'article de la semaine dernière)
que l'anglais bless, “bénir”, nous arrive d'un étymon germanique que l'on reconstruit en *blōda-, et à qui l'on attribue le sens de “sang” .


Pour rappel :




proto-germanique *blōda-, “sang”

vieil anglais blóedsian, blédsian, blétsian, “marquer par le sang”

changement (radical) de sens

moyen anglais bletsien, bletcæn, blecen..., “bénir”

anglais bless, “bénir”



Une bénédiction irlandaise :

Puissiez-vous mourir dans votre lit à 95 ans,
abattu par un époux jaloux



La question que vous avez tous sur les lèvres, à présent :
Mais, bon dieu d' bon dieu, d'où est-ce qu'i' nous vient, 
ce germanique *blōda- ???

Je ne l'aurais personnellement pas formulée de la sorte, mais soit.


Comme je vous l'avais déjà dit, rien n'est clair...

Bah, tout est question de point de vue... 

Nous pourrions dire qu'il y a au contraire, autour de l'ascendance de *blōda-, un consensus réellement partagé par l'ensemble des linguistes comparatistes, celui d'affirmer que rien n'est clair.



(Cet article et ceux qui le suivront se fondent largement sur les résultats des études des linguistes de Leiden)














Alors !

Ce que l'on sait pour sûr : *blōda- est un substantif collectif neutre, créé sur une autre forme proto-germanique.

Là où ça commence à euh m. euh ... ch. ... euh ... poser question, c'est sur la nature précise de cet étymon germanique de départ...

Je retiendrai trois options, trois pistes possibles... 




Toutes semblent formellement acceptables, mais renvoient chacune à une sémantique totalement différente. 
Vraiment, là, on patauge. 

Mais encore une fois, voyons le bon côté des choses, et rephrasons :
*blōda- descend plus que vraisemblablement de l'un des étymons que je vous présente ci-dessous.


Première option ?

*blōda- descend du verbe germanique *blēan-, “souffler”.




- MAIS ENFIN ???? ENCORE une fois, du N'IMPORTE QUOI !! 
- Bonjour, Monsieur Ucon ! Un instant, je m'explique...

Je reprends :

*blōda- descend du verbe germanique *blēan-, “souffler”.





Sémantiquement, on peut l'expliquer par un rapprochement entre l'idée de souffler, qui s'applique au vent, à l'air, et celle de couler à flot, jaillir, bouillonner, qui elle s'appliquerait à un liquide, et particulièrement bien au sang.

Pensez bien au contexte dans lequel nous nous trouvons, loin, loin, très loin du monde enchanté des Bisounours...



Nous sommes ici dans le royaume des vaillants guerriers nordiques, 
dont nous avons surtout retenu les raids réguliers vers nos contrées,
raids, que, pour paraphraser Verlaine, je décrirais comme 
ni jamais tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres
Oui, car si le modus operandi de ces joyeuses expéditions était toujours sensiblement le même, il n'en reste pas moins que l'enchaînement des différentes tâches auxquelles ils se consacraient lors de leurs raids en nos contrées était loin d'être une constante.

En effet, parfois, il était question de
piller les villages, éventrer les hommes, violer les femmes, et mettre le feu aux récoltes et aux habitations, 
alors que lors d'autres raids, les hommes du nord s'appliquaient plutôt à 
éventrer les hommes, piller les villages, puis seulement violer les femmes, et mettre le feu aux récoltes et aux habitations,
ou qu'en d'autres occurrences, taquins comme ils l'étaient, suivant leur inspiration du moment, et se laissant aller à leur imagination débordante, ils préféraient
éventrer les hommes, violer les femmes, alors seulement piller les villages, et mettre le feu aux récoltes et aux habitations.

De grands enfants...




Tiens, le savez-vous ?

Le terme "Viking" ne qualifiait très précisément QUE les glorieux aventuriers qui nous éventraient/pillaient/violaient (pas nécessairement dans cet ordre), et non les populations scandinaves dans leur ensemble.

Que nenni.

Car viking,
forme verbale substantivée proche de ces célèbres formes en -ing de l'anglais servant comme participes présents ou gérondifs,
et qui provient du - OUI, OUI, OUIIIIII !!!! - vieux norois vīkingr.

Avec un -r, oui.

Ben oui, pour parler/expectorer le vieux norois, il suffisait,
outre savoir asséner, 
au rythme scandé des syllabes accentuées, 
des coups de hache au travers du crâne de vos victimes à genoux et suppliantes,   
de rajouter des -r à la fin des mots,
pour bien guturaliser et éructer, afin de 
- cela faisait partie des petits plaisirs de la vie de ces hommes rudes et simples ; on n'a que le bien que l'on se fait - 
faire blêmir d'effroi celles et ceux figurant en numéro 1 et numéro 2 sur votre pense-bête liste des tâches à accomplir lors d'un raid.

Convenons-en, enfin ! Ces larmoyants, pitoyables viking” prononcé à la française, ou à l'anglaise, vaïeking, ne sont RIEN par rapport au formidable viking-er vieux norois, avec l'accent sur le radical vík, dont la prononciation seule vous donne déjà l'envie de vous saisir à deux mains d'un manche de hache.

Ce vieux norois vīkingrcomposé de...
  • vík“crique, bras de rivière...”et de ... 
  • -ing, “qui appartient à, qui fréquente...”
- le r- n'étant que la désinence du nominatif -
peut donc se comprendre littéralement comme “qui fréquente les criques, les bras de rivières”. 

Mais QUI fréquentait donc ainsi criques et autres bras de rivières, mmmh ?

Ceux qui s'y engouffraient pour des actes de piratage, de pillage, ou qui s'y réfugiaient, après lesdits actes de piratage et de pillage. 

Le mot désignait ceux - et uniquement ceux-là - qui, parmi ces populations, se livraient à ces fameux raids, cruels et sanglants pirates en maraude...
Par la force des choses, ce n'est que ceux-là que l'on a bien connus ici il y a quelques siècles, d'où la généralisation erronée du terme, en français, en anglais... 
- en fait par tous ceux qui figuraient du mauvais côté de la hache, de son côté tranchant -, 
l'appliquant à l'ensemble des populations nordiques.

Tout cela, donc, pour vous dire que l'on eût pu expliquer ce rapprochement sémantique entre le souffle du vent et le jaillissement du sang 
- ce n'est qu'une interprétation -
par le fait que, quand ils avaient affaire à du sang, les peuples germaniques de l'époque le voyaient surtout jaillir, bouillonner.

Oh gai, oh gai.

La racine indo-européenne qui serait à l'origine du germanique *blēan-, “souffler” ?


*bʰleh-“souffler” .



Deuxième option.


*blōda- descend du verbe germanique *blōan-“fleurir, s'épanouir, croître...”.

- MAIS ENFIN !! 
- Oui, Monsieur Ucon - je peux vous appeler Fernand ? -, je sais. On y arrive...

Ici, il faudrait admettre que c'est le sang, ou plus particulièrement sa COULEUR, qui a servi, en germanique, à exprimer l'idée même de floraison, d'épanouissement, d'arrivée à maturité
La pomme rouge par rapport à la pomme verte, quoi...
Apportant de l'eau à ce moulin, citons le cognat moyen néerlandais bloet, qui peut désigner tant le sang que sa couleur : le rougissement (des joues).


À l'origine du germanique *blōan-“fleurir, s'épanouir, croître...”, la racine indo-européenne...


*bʰleh-“fleurir, s'épanouir”.



Enfin, 

Troisième option :


*blōda- descend du verbe germanique *blēan-, “souffler”.

MAIS ENFIN !! Mais c'est la PREMIÈRE option !!! 
- Oui, Monsieur Ucon , vous avez raison. Mais... laissez-moi terminer.

Selon cette option, *blōda- descend toujours bien du verbe germanique *blēan-, “souffler”, mais cette fois par la sémantique de “vie”, tout autant liée à celle de souffle qu'à celle du sang, vital.

Car, oui, *bʰleh-“souffler”, par le germanique *blēan-, “souffler”, a notamment donné,
à côté du vieux haut-allemand blāt, “souffle, brise...”,
le vieil anglais blǣd“souffle, esprit, ... vie”.

Et il est parfaitement plausible que les tribus germaniques aient associé ainsi sang et souffle de vie...

Ah, le souffle de la vie... 
Je ne puis que vous recommander de lire ou relire cette courte série d'articles qui y étaient consacrés, commençant par exister, se redresser, transmettre et se poursuivant par le triptyque...
corsé, le corset du leipreachán! 
magnanime animal 
pomme de terre, es-tu là?



Donc, récap'.

Trois option s:


La 1ère

racine indo-européenne *bʰleh-“souffler” 

proto-germanique *blēan-, “souffler”

rapprochement sémantique entre souffler et jaillir
proto-germanique *blōda-, “sang”
-----

La 2ème

racine indo-européenne *bʰleh-“fleurir, s'épanouir

proto-germanique *blōan-“fleurir, s'épanouir, croître...”

rapprochement sémantique entre la couleur rouge du sang et l'épanouissement
proto-germanique *blōda-, “sang”

-----

La 3ème

racine indo-européenne *bʰleh-“souffler” 

proto-germanique *blēan-, “souffler”

rapprochement sémantique entre souffle de la vie et sang 
proto-germanique *blōda-, “sang”



Alors, dites-moi, qu'est-ce que vous en dites ?
Qu'en pensez-vous ?

Laquelle de ces options aurait votre préférence ?

On a ici affaire à deux étymons germaniques formellement très (très) proches l'un de l'autre, et à qui on peut parfaitement accorder, formellement, la paternité du germanique *blōda-, “sang”. 

Dans ce cas précis, seule la sémantique peut nous aider à retrouver le chaînon manquant.

Et comme vous le constatez, rien n'est simple.


Moi, bof, je ne me mouillerais pas trop...
J'aime bien l'option 1, même si l'option 2... Mais c'est vrai que l'option 3...





Comme toujours, devant ce genre de dilemmes, je préfère vous laisser choisir. 
Vous êtes grands, maintenant. 


Deux racines indo-européennes, 

deux étymons germaniques...

Ma foi, avec ça, on a de quoi tenir un certain temps.
Faites-moi confiance.

admirez le nom du bateau...


Car, bien entendu, qui parle de racines indo-européennes, parle aussi de dérivés, de cognats dans PLEIN de langues indo-européennes... 

Plein.

Plein.

Des dérivés, parfois ... inattendus, voire... surprenants...

Chères lectrices, chers lecteurs, 

Je vous propose donc de nous retrouver dimanche prochain pour la suite de cette grrrrande saga, avec au menu la racine indo-européenne ...


*bʰleh-, “souffler” .



D'ici là, passez un EXCELLENT dimanche, et une TRES BELLE semaine !





Frédéric


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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,

Du Handel !

avec, dans cette interprétation de 

Let The Bright Seraphim

tiré de l'oratorio Samson, HWV57,

où il est question de laisser les éblouissants séraphins
souffler
de leurs trompettes angéliques,

la talentueuse soprano Rowan Pierce,
et le remarquable trompettiste David Blackadder.




Let the bright seraphim
in burning row,
Their loud, uplifted angel trumpets blow.

Let the cherubic host,
in tuneful choirs,
Touch their immortal harps
with golden wires.

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Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
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article suivant: nous connaissons tous au moins une enflure qui fait de la gonflette

5 commentaires:

Jean a dit…

Bonjour Fred,

Je suis toujours aussi attentivement tes "dimanches" et pour cette fois, ma foi, les trois options m'ont l'air bien. Faut-il vraiment choisir? ;-)

Mais je crois avoir détecté une petite erreur d'accord logique. Tour au début, tu traduis la citation irlandaise par "Puissiez-vous mourir dans votre lit à 95 ans, abattu par un époux jaloux". Les irlandais étant très catholiques et le proverbe pas très récent, je pense donc qu'on peut exclure l'hypothèse qu'il s'agit d'un couple homosexuel masculin. Dès lors, ça devrait être soit "abattue", soit, plus probablement "par une épouse jalouse".

Bon dimanche et bonne continuation.

Cordialement,

Jean

Frédéric Blondieau a dit…

Bonjour, Jean !

Jean... Gerrekens, je suppose ?

J'aime ton sens de la déduction !
Mais, si je ne m'abuse, cet "époux" peut être aussi le mari de la maîtresse, non ? C'est du moins comme cela que je l'avais imaginé. Tirer à l'arme à feu, c'est plus le fait d'un homme, et j'ai pris ce "blessing" comme très macho... Donc, je te souhaite à toi, homme, de mourir dans ton lit.... du coup de feu d'un mari jaloux, ça tient aussi la route, non ?

Bien à toi, et excellent dimanche,
Fred

Jean a dit…

En effet, je l'ai vu de façon un peu restrictive. Un époux n'est pas l'autre. Ton explication est sans doute même plus plausible que la mienne. Merci d'avoir élargi mon horizon, mais dois-je m'inquiéter ? 😵

Frédéric Blondieau a dit…

;-) Ah ! Déjà, le fait de suivre un blog pareil, ça risque d'être malvenu lors d'un diagnostic sur la santé mentale ! ;-) Mais entre nous, non, je ne pense pas que tu dois t'inquiéter ! Moi, en tout cas, j'ai décidé de continuer contre monts et marées ! :-)

Take care,
Fred

Jean a dit…

Le plus sûr est de ne pas avoir de maîtresse, ou alors une qui n'est pas mariée...