- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 19 juin 2022

Nduk et zhduk sont sur un bateau albanais.

      





Dua te "zhduk" une ty nga vetja.
Madje tani si kurre me pare.
Asgje te mire s'mbaj mend nga ty.
Historikisht vec me ke vrare.


Dernier vers de
Dua te te zhduk une ty nga vetja,
poème du jeune poète contemporain albanais Roni Kacorri.


Ce qui, une fois traduit, devrait donner quelque chose comme :

Je veux te dégager de moi.
Tout de suite, comme jamais.
Je ne retiens rien de bon de toi.
Tout le temps, que me blesser tu n'as fait.


(Merci au compagnon albanais de la coiffeuse d'une amie passionnée du blog pour sa traduction sur le pouce, et merci à cette amie qui se reconnaîtra)


Roni Kacorri




Chers lecteurs, bonjour.


Nous avions, le 24 avril, épinglé une série de mots français (ou presque) descendant du latin dūcō, dūcere, « mener, guider, conduire » ; « tirer , pousser » :
  • conduire,
  • induire,
  • déduire,
  • séduire,
  • traduire,
  • éduquer,
  • duc,
  • doge,
  • ducat.
  • duce,
  • condottiere,
  • douche.
Et ce latin dūcō, dūcere était lui-même issu de la racine indo-européenne...

*deuk-
« tirer ; pousser ; mener... ».
 



Ensuite, le 1er mai, nous avons évoqué la descendance de notre jolie *deuk- en grec ancien, avec...
  • le verbe δαδύσσομαι, dādússomai« être égaré, déchiré, tourmenté... »,
et
  • le couple ἐνδῠκέως, endukéōs« soigneusementavec soin » / ἀδευκής, adeukḗs, « amer ? ; sans soin ? ».


Le 8 mai, nous avons débusqué une série de dérivés britonniques de la racine *deuk- :

  • le moyen gallois dwyn, « apporter, prendre, voler... »,
    • d'où le gallois dwyn,
  • le moyen breton do(u)en, « porter, transporter »,

d'où les bretons... 

  • douger«porteurobjet servant à porter »,
  • douger-banniel, «porte-drapeau »,
  • dougerez,  «femme enceinte »,
  • dougidigezh, «penchantinclination »,
  • dougus«portable »,
et
  • le cornique doen« prendre, apporter, voler ».



Le 15 mai, il était question de dérivés germaniques de la racine indo-européenne *deuk-« tirer ; pousser ; mener... ».

Avec...
  • le gotique 𐍄𐌹𐌿𐌷𐌰𐌽, tiuhan« mener, guider »,
  • le participe vieux norois toginn« tiré »,
  • le vieil anglais tēon, « tirer »,
  • le vieux saxon tiohan« tirer », mais aussi... « éduquer »,
  • le moyen néerlandais tien« tracter, tirer ; avancer, procéder»,
    • d'où le néerlandais tijgen« tirer, aller »,
  • le vieux haut allemand ziohan« mener, élever, éduquer »,
ou encore...
  • l'allemand ziehen, « tirer ; extraire ; déménager ; étirer... »,
  • l'allemand Zug« train»,
et
  • le composé allemand Herzog, « duc».


Le 22 mai, nous découvrions une nouvelle série de dérivés germaniques de notre
*deuk-« tirer ; pousser ; mener... », évoquant tous cet aspect verbal particulier, le fréquentatif :
  • le vieux norois toga, « traîner, entraîner... », d'où l'elfdalien tugå, de même sens, et le vieil islandais toga, « tirer, remorquer... », 
  • l'anglais tug, « tirer fort, tirer sec, secouer, remorquer... », 
  • l'anglais tow, « tirer, tracter, remorquer... », 
  • le moyen néerlandais togen, d'où le néerlandais togen, « tirer, traîner... »,
ou encore...
  • le vieux haut allemand zogōn, zockōn, zohhōn, « tirer fermement, secouer... ». 
Ég öskraði á þjófinn og hann...


Le 29 mai, nous mettions au jour une série de substantifs germaniques dérivés de notre jolie racine :

  • le gotique 𐌿𐍃𐍄𐌰𐌿𐌷𐍄𐍃, ustauhts«aboutissement (d'un parcours d'études, d'un entraînement, par exemple), perfection... »,
  • le vieil anglais tyht«conduite, pratique... »,
  • le moyen néerlandais tucht,
  • d'où le néerlandais tucht«discipline, régime, punition, auto-discipline... » ; (obsolète) «chasteté »,
  • le vieux haut allemand zuht,
  • d'où l'allemand Zucht«élevage, ferme d'élevage... » ; (daté) «discipline, éducation, manières... »,
ainsi que quelques-un de ses rares dérivés français par la voie germanique, comme : 
  • touline«cordage servant à haler un gros cordage (aussière, câble…) »,
  • touer, « faire avancer (un navire, une embarcation) en tirant à bord sur une amarre... », sur lequel seront construits...
  • toue, notamment «bateau plat à une voile servant de bac ; câble (qui sert à touer) », 
et
  • touage.




Le 5 juin, nous nous sommes spécialement intéressés au néerlandais tocht, « marche, voyage, périple, odyssée ; courant (ou fluxd'air ; petit canal de drainage dans un polder ; corde d'ancrage ; fossé connecté à un moulinstation de pompage », et à quelques composés où il intervient :  
  • aantocht« approche »,
  • pelgrimstocht« pèlerinage »,
  • fietstocht, « tour à vélo »
et
  • molentocht, « petit canal reliant les autres canaux d'un polder à un moulin à vent, pour drainer l'excédent d'eau».




Le 12 juin, nous terminions de passer en revue la descendance germanique de notre douce racine, avec, d'une part...
  • le vieux norois taumr, « rêne, bride, corde... »,
dont seront issus, reprenant la même sémantique,
  • l'elfdalien tom,
  • le norvégien taum,
  • l'islandais taumur,
  • le danois tømme,
  • le vieux suédois tømber,
    • d'où le suédois töm,
  • le féroïen teymur
  • le frison saterlandais Toom,
  • le vieux haut allemand zoum,
    • d'où l'allemand Zaum,
et de l'autre,
  • le moyen néerlandais toom,
    • d'où le néerlandais toom, « rêne, bride ...  ; troupe d'oies, troupeau / radeau de canards, groupe de cygnes »,
  • l'anglais team, « équipe ; attelage...», et dans une acception obsolète, « groupe d'animaux évoluant ensemble, en particulier jeunes canards».



Amis lecteurs, 

Nous continuons gentiment ce beau périple en compagnie de cette bouillonnante racine indo-européenne *deuk-« tirer ; pousser ; mener... », sans laquelle...

... tant de mots n'existeraient tout simplement pas.



De *deuk-« tirer ; pousser ; mener... », il nous reste encore à découvrir les dérivés albanais, indo-iraniens, et même... hittites.


En ce dimanche, intéressons-nous donc aux mots albanais qui en sont issus.


Sur la carte, l'Albanie, c'est là où il est écrit ALBANIE


et c'est ça aussi, l'Albanie !



Et oui, les amis, nous retrouvons en albanais des cognats de notre français duc, de l'allemand Zug, de l'anglais team...

Je sais, 

c'est dingue.



Et notre guide pour l'occasion sera l'éminent albanologue Bardhyl Demiraj.



Pssss : les p'tits nouveaux, si vous voulez en savoir un peu plus sur l'albanais, relisez déjà Unë quhem Bond, qui reprend encore d'autres liens vers de précédents articles...



Allons-y !


Ah oui : je n'ai eu guère de temps pour l'article ; c'est pour cela que je n'y traiterai que des dérivés albanais de notre racine.
L'article sera court. Superbe, intéressant, épatant, mais... court.

et parfois, c'est pas plus mal


Bardhyl Demiraj reconstruit un étymon proto-albanais (si si, ça existe) expliquant les dérivés albanais de notre *deuk-« tirer ; pousser ; mener... » : le proto-albanais *duk-, tout simplement.


Autrement posé :

racine indo-européenne *deuk-« tirer ; pousser ; mener... »
étymon (reconstruit) proto-albanais *duk-
dérivés albanais attestés


On suit toujours ?


Du proto-albanais *duk- est issu le verbe albanais nduk

(Nduk qui - note pour les plus grands malades d'entre vous - devient nduka à l'aoriste, et a comme participes les formes ndukur / ndukë, ndukun.)

 

Mais enfin ?? NON, rien à voir avec un improbable Ndonald Nduk.
Franchement, parfois, vous êtes lourds.


Nduk, c'est « sortir (quelque chose), tirer de, retirer, extraire, arracher ; remonter, hisser ; cueillir... ».

Vous percevez bien le lien sémantique avec l'indo-européen deuk- dans son acception de « tirer ».

Et vous comprendrez aisément ce léger glissement de sens quand vous saurez que nduk est construit avec le préfixe intensif (a)n-, intensif car renforçant la notion exprimée par le verbe auquel on l'adjoint.


Reprenons donc :

racine indo-européenne *deuk-« tirer ; pousser ; mener... »
étymon (reconstruit) proto-albanais *duk-« tirer... »
préfixe (a)n- + radical duk ⇒ nduk, « sortir (quelque chose), tirer de, retirer, extraire, arracher ; remonter, hisser ; cueillir... »


Et puis, à côté de ce bel albanais nduk, vous pourriez rencontrer

- soyons fous -

cet autre verbe albanais,... zhduk.


Oui, vous l'avez compris, le radical duk est ici accompagné d'un autre préfixe.

Précisément zh/xh/ç-, à vocation... privative !
Donc, à l'instar de l'alpha privatif grec, qui indiquera l'absence ou la négation...


Ici,
clairement,
associé à duk, il inverse l'idée exprimée par nduk.

Si nduk signifie « faire sortir ; extraire... », zhduk peut se traduire par « cacher, enfoncer, rentrer dans... », d'où même « disparaître... ».

Et dans le poème en exergue - vous l'aurez deviné - , il peut se traduire avec notre intense « dégager » (je veux te faire disparaître de ma vie).

Et l'expression llojet e zhdukura désigne les espèces éteintes (litt. disparues), où les plus grands malades reconnaîtront la forme participe zhdukur.

l'illustration correspondant à Llojet e zhdukura
sur le wikipedia albanais.
Je pense que c'est suffisamment évocateur.


C'est magique.




Et donc, en guise de synthèse : 


racine indo-européenne *deuk-« tirer ; pousser ; mener... »
étymon (reconstruit) proto-albanais *duk-, « tirer... »
préfixe (a)n- + radical duk ⇒ nduk, « tirer de, retirer, extraire, arracher ; remonter, hisser ; cueillir... »,
préfixe zh/xh/ç- + radical duk ⇒ zhduk, « cacher, enfoncer, rentrer dans... ; disparaître ».


C'est-y pas beau, ça ? Mmmmh ?


Oui, au risque de me répéter, les antonymes albanais nduk et zhduk sont des cousins du latin dūcō, du breton douger, du gotique tiuhan, de l'anglais tow, de l'allemand Zucht...


c'est tout à fait ça, vous avez bien compris




Je vous souhaite un excellent dimanche, et une très belle semaine. 

Portez-vous bien.



Frédéric





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on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter...

Je vous propose souvent du Bach.
En anglais, Often Bach.


Ben, ce sera pareil aujourd'hui,

avec

Offenbach

et

sa célèbre

Barcarolle,

tirée de son opéra fantastique

Les Contes d'Hoffmann.


Barcarolle magnifiquement interprétée par les délicieuses, les divines

Fatma Said, la soprano égyptienne,


et
Marianne Crebassa, la mezzo française.




- Aaaaah -




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