- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 28 juillet 2019

“Le propre de la médiocrité est de se croire supérieur.” - La Rochefoucauld







“Only a mediocre person is always at his best”

(“Seule une personne médiocre est toujours à son meilleur niveau”)

Somerset Maugham 


William Somerset Maugham,
né à Paris le 25 janvier 1874,
et mort à Saint-Jean-Cap-Ferrat le 16 décembre 1965


















Bonjour à toutes et tous !


Bon, d'accord, dimanche dernier, après vous avoir parlé du français aigre et de ce qu'il a donné, une fois passé en néerlandais
(ou passé en néerlandais une fois, comme diraient certains Français qui s'imaginent ainsi être tellement drôles et parler belge),
je vous avais promis de commencer à passer en revue ses cognats, entendez d'autres mots issus comme lui de la pétillante racine indo-européenne *heḱ-“piquant, acéré”.


Car
- oh, dites-moi que vous vous en souvenez -,
please

c'est bien de l'étourdissante *heḱ- que descend notre aigre.


*heḱ-“piquant, acéré”

forme *heḱ-ro-“acéré”

proto-italique *akri-

latin ācer, ācris, “aigu, pointu...”

changement de classe
latin vulgaire *acrus
ancien français aigre / egre

moyen français et français aigre



Je vous l'avais promis.

Mais bon ..., en ce dimanche..., je me suis dit que nous pouvions peut-être..., ne fût-ce que pour un dimanche,
un seul,
changer de sujet.

Alleeeez !



Un mot m'est venu à l'esprit.
Oh, probablement devant la nomination de Boris Johnson au poste de premier ministre de la Grande-Bretagne. 



Ou en contemplant l'absence de gouvernement en Belgique.




[VIDE]




Ou encore en voyant émerger ces nationalismes qui me hérissent le poil, alimentés par le populisme ambiant





Tiens, vous aimez avoir peur ?
Vous aimez Stephen King ?

Alors regardez ceci...





Franchement, ce mot s'applique si bien à tellement de choses, hélas.

Ce mot ?


Médiocre.


Oui, médiocre:
(1588, moderne et courant) Qui est au-dessous de la moyenne, qui est insuffisant en quantité ou en qualité.
(1587, d'un poète) Qui a peu de capacité, qui ne dépasse pas ou qui n'atteint pas la moyenne.
Oh merci merci ©Le Grand Robert de la langue française

Oh, mais oui, nous savons tous que dans une acception plus ancienne, il a signifié plutôt
- et c'est la première acception que Le Grand Robert de la langue française nous en donne ; je m'étais contenté ci-dessus de vous en donner les deuxième et troisième, mais la voici, cette première acception, vieillie ou littéraire... -
“Qui est moyen.





Et nous savons de même, parfois sans y avoir jamais réfléchi, que c'est par la présence de ce médi- initial que s'y exprime cette notion de moyenne, de moitié.

Mais... qu'en est-il alors de ce deuxième terme, -ocre ?

À votre avis, mmmh ?


Avec ce qui suit, vous prendrez vite toute la mesure et l'importance de cette notion de moyenne, de moitié que véhicule toujours le mot...


Car voilà, nous avons emprunté notre médiocre au latin mediocris“moyen, du point de vue de la grandeur, de la qualité”, “ordinaire”.

Nous reconnaissons le latin medius derrière ce medi-, au sens de central, qui est au milieu, intermédiaire, neutre (en politique), ordinaire, modéré...

Et pour ce qui est de -ocris... ... ..., il désignait ... une montagne escarpée.

Il fallait donc comprendre mediocris comme à mi-chemin du sommet de la montagne.


Curieux, ce ocris, non ?

On ne le connait plus guère que dans mediocris ; il n'est attesté que dans les citations de Livius Andronicus faites par Festus.
Euh, je n'ai pas trouvé ça tout seul, ce sont les illustres Alfred Ernout et Antoine Meillet qui parlent par ma bouche.
Le mot est donc quasiment inconnu, d'autant qu'il a cédé le pas au latin collis“colline”.


Encore mieux: pour nos amis Alfred et Antoine, de ces deux mots, le seul qui fût vraiment latin, c'était collis ; ocris n'étant sans doute que dialectal.

Ce qui se tient, au vu de ses cognats italiques...

Mais attendez, je vous explique !


Sachez que l'on fait remonter le latin ocris à un étymon proto-italique *okri-, qui désignait le “sommet d'une colline”.

Et que de ce même *okri- sont issus des mots de dialectes italiques, comme...
  • l'ombrien  𐌖𐌊𐌀𐌓,ukar, ocar, “hauteur, cîme, montagne...”
  • le marrucin ocres,

ou carrément (soyons fous)
  • le sud-picène okrei,
ces deux derniers désignant une citadelle, une ville sur les hauteurs.


PS:
Les Marrucins, ceux qui parlaient le marrucin, étaient une tribu antique qui occupait une petite bande de territoire sur la côte est de l'Italie.

Quant au sud-picène, il s'agissait d'une langue parlée dans la partie ... sud, oui bravo ! du, du... Picénum, là où vous trouverez aujourd'hui le Marche, les Marches, toujours sur la côte est, le long de la mer Adriatique.

La ville d'Ascoli Piceno, fondée par les Picentins
(source)

Le Marche, on en parlait dans cette superbe suite d'articles commençant par
certaines marques de chaussures sont plutôt faites pour se faire remarquer que pour marcher.

Bon, et l'italique *okri-, il était issu d'une racine indo-européenne, évidemment...
Évidemment, car sinon on ne le trouverait pas ici...

Cette racine ?


 *heḱ-.

À laquelle on attribue le sens de “piquant, acéré”.


- *heḱ-“piquant, acéré” ? Mais euh...




- ... Quoi ? Mais ça alors ?? Mais quelle coïncidence !

Pour Michiel De Vaan, la forme indo-européenne à l'origine de ocris serait...
*hóḱ-r-i-, au sens de “arête acérée”.

Selon lui, nous serions ici probablement face à une forme (de timbre o) dérivée en i- de *heḱ-ro-“acéré”

Ouiii, cette même forme très précisément à l'origine de ... aigre.


*heḱ-“piquant, acéré”
forme *heḱ-ro-“acéré”
proto-italique *akri-
latin ācer, ācris, “aigu, pointu...”




*heḱ-“piquant, acéré”
forme *heḱ-ro-“acéré”
forme dérivée *hóḱ-r-i-, “arête acérée”
proto-italique *okri-
latin dialectal ocrismontagne escarpée”, ombrien ukar, ocar, “hauteur, cîme, montagne...”, marrucin ocres et sud-picène okrei, citadelle, une ville sur les hauteurs



Et tant qu'à faire
- ah ben ça, le latin ocris issu de *heḱ-ro-“acéré”, 
je n'en r'viens toujours pas !! -,


si nous en profitions pour nous pencher sur quelques-uns des cognats de ocris dans d'autres langues indo-européennes ? 

Tous issus
- forcément -
de la même racine, mais ici, plus précisément, de cette forme *hóḱ-r-i-, “arête acérée”...


Voyons voir...

Je vous proposerais bien... 

  • par le proto-celtique *okris-,
  • le moyen irlandais ochair“arête”,

  • par l'indo-iranien *Háĉriš-
  • le sanskrit अश्रि, azri“arête”,

et aussi, ah ben oui, 

  • par le proto-hellénique *ókris-
  • l'ancien grec ὄκρις, ókrispointe, arête acérée, proéminence, rugosité....






Chères lectrices, chers lecteurs, 

Merci de me lire, merci de votre fidélité, merci de vos commentaires.

Je vous souhaite un EXCELLENT dimanche, et une très heureuse semaine !




À ... dimanche prochain ?







Frédéric







******************************************
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
******************************************

Et pour nous quitter,

Quelque chose.

Quelque chose qui n'a justement RIEN de médiocre.

Something,
de George Harrison,

interprété ici, sur scène, par
Jeff Lynne, Joe Walsh et Dhani Harrison



******************************************


Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
  • vous abonner par mail, en cliquant ici, en tapant votre adresse email et en cliquant sur “souscrire”. ET EN CONFIRMANT le lien qui vous arrivera par mail dans les 5 secs, et vraisemblablement parmi vos SPAMS (“indésirables”), ou
  • liker la page Facebook du dimanche indo-européen: https://www.facebook.com/indoeuropeen/


******************************************

article suivant: Même s'il n'était guère épais, Tolstoï ne manquait pas d'esprit

dimanche 21 juillet 2019

On ne prend pas les mouches avec du vinaigre


article précédent: du vin au vinaigre...




On n’attrape pas des mouches avec du vinaigre. Par contre, on peut attraper des aigreurs d’estomac.”

Philippe Geluck / Le chat

(source)




















Bonjour à toutes et tous !



Dimanche dernier
(relisez donc du vin au vinaigre...),
nous avions découvert que le français vinaigre était
en quelque sorte,
par l'ascendance respective des deux mots dont il est constitué,
un assemblage de deux lointaines, lointaines, lointaines, racines indo-européennes,


*ueh1-i-, “tisser, tresser...” et *heḱ-“piquant, acéré”.


Oui, non ?

Mais si, oooh !





ancien français vin + ancien français aigre ⇒ univerbation  vinaigre



*ueh1-i-, “tisser, tresser...”

forme *ueih1-(ō)n- ou *uih1-e/on-m- ou *uih1-n-“vin, vigne

proto-italique *wīno-

latin vīnum
ancien français et moyen français vin

français vin




*heḱ-“piquant, acéré”

forme *heḱ-ro-“acéré”

proto-italique *akri-

latin ācer, ācris, “aigu, pointu...”

changement de classe
latin vulgaire *acrus
ancien français aigre / egre
moyen français et français aigre




Nous savons également que ce vinaigre a supplanté une ancienne forme, aisil.

Avant de poursuivre, restons encore quelques instants sur ce pauvre aisil, désormais disparu...

Je vous l'avais dit, il provenait du latin acētum, pour vinaigre.
Pour être un peu plus précis, acētum était le participe passé substantivé de aceō, acēre, “être acide...”, sur lequel se construirait le latin classique ācer, ācris.

Si l'ancien français l'a misérablement rejeté, oublié, banni...
Eh bien, d'autres, peut-être moins difficiles, l'ont recueilli.

Et c'est tant mieux.

Alors, NON, aisil n'est pas passé, par l'anglo-normand, à l'anglais.

Mais
- et ce sont Messieurs Koenen et Endepols qui nous l'apprennent, dans leur Verklarend Handwoordenboek der Nederlandse Taal -
il a été emprunté
(oui, car l'acheter aurait coûté trop cher à ses locuteurs, peut-être ?)
en moyen néerlandais, sous les formes aisine, aysijn, aysine.

Il évoluera alors pour devenir le néerlandais... azijn“vinaigre”.

Repris dans le vocabulaire courant néerlandais, il y continuera même sa petite vie bien tranquille, preuve étant les dérivés qu'il a lui-même engendrés par la suite, comme ...

  • azijnaal et son diminutif tout mimi azijnaaltje, désignant l'anguille au vinaigre





- non non, vous ne m'aurez pas à ce petit jeu. J'ai déjà lamentablement débordé en ironisant sur la prétendue avarice, supposée pingrerie, de nos amis Néerlandais ; je ne vais pas cette fois m'étendre sur l'absence totale de gastronomie dans leur très beau pays, même si - vraiment - plat. En plus, j'ai déjà remarquablement bien mangé à Amsterdam. Bon, une seule fois, et alors ? -,
  •  azijnpisser, superbe calque du français pisse-vinaigre, passé par le flamand,

le personnage de Scrooge, de Dickens: un vrai pisse-vinaigre

ou encore
- et quelle belle revanche sur le méchant vinaigre -
  • wijnazijn“vinaigre de vin”.


Je réponds ici à une excellente question posée par un lecteur, en commentaire sur l'article de dimanche dernier: 
quid de l'espagnol aceituna ?

    Vraiment, c'est une bonne question, car on pourrait croire, de prime abord, que ce mot, comme l'italien aceto, le français acétique, ou évidemment l'ancien français aisil, est issu du latin acētum“vinaigre”.

    Eh bien, il n'en est RIEN !

    En effet, selon deux de mes sources que je considère au-dessus de tout soupçon, 
    • le Diccionario de la lengua española (le dictionnaire de La Real Academia Española, on fait déjà moins le fier)
    et
    • A Comprehensive Etymological Dictionary of the Spanish Language with Families of Words based on Indo-European Roots, de Edward A. Roberts, ...

    ... l'espagnol aceituna est un emprunt à l'arabe andalou (dit aussi arabe hispanique, que l'on date du XIIIème au XVIIème) اَلزَّيْتُونَة‎, az-zaytūna,
    lui-même dérivé de l'arabe classique zaytūnah, 
    zaytūnah, repris de ... l'araméen zaytūnā, diminutif de zaytā.
    Mais que veulent bien dire zaytā, puis zaytūnah, puis az-zaytūna, et enfin aceituna ?

    Olive.

    Oui, l'espagnol aceituna désigne l'olive.




    Quant à l'espagnol aceite, il désigne ce liquide gras que l'on tire de l'olive, l'huile ! 
    Aceite, emprunté à l'arabe أَلْزيت, āz-zeit (oui, “huile).





    De son cadre restreint d'huile d'olive, le mot s'emploie à présent pour désigner toutes les huiles, de quelque origine qu'elles soient.



    Sachez enfin que la commune espagnole d'Aceituna, dans la province de Cáceres (communauté autonome d'Estrémadure),


    Cáceres


    tire bien son nom de l'arabe الزيتونة, az-Zaītūna ; Aceituna, olive, en tant que toponyme, désignant simplement un lieu où il y a des ... olives, entendez planté d'oliviers, une oliveraie, quoi...



    oliveraie en Estrémadure
    (source)


    Vino, amigo y aceite, cuanto más antiguo, más ferviente
    (proverbe espagnol)



    Bon, c'est pas tout ça, revenons à notre aigre.

    Je vous en rappelle l'étymologie, peut-être ?



















    *heḱ-“piquant, acéré”
    forme *heḱ-ro-“acéré”
    proto-italique *akri-

    latin ācer, ācris, “aigu, pointu...”
    changement de classe

    latin vulgaire *acrus

    ancien français aigre / egre

    moyen français et français aigre



    Avant de remonter à sa racine indo-européenne, et, à notre accoutumée, écumer les différents groupes linguistiques indo-européens pour y retrouver des cognats de notre charmant aigre,

    j'aimerais clore ce dimanche par un mot anglais qui n'est qu'un emprunt à notre brave aigre
    (emprunt, et donc pas un de ses cognats issus d'un étymon originel)...

    Une idée de ce que peut être ce mot, mmmh ?

    Allez, pour vous aider, je peux vous dire qu'il ressemble par la forme à notre aigre, mais que sa sémantique est totalement différente...

    Ce mot se traduirait par “empressé”. 
    Ou ardent, passionné, enthousiaste, impatient, avide de....

    Oui ?

    Eager !

    L'anglais eager,
    issu du moyen anglais egre, eger,
    emprunté à l'ancien français egre, aigre.

    - Mais ? Et comment pourraient s'expliquer ces sens si surprenants?
    - Tout simplement parce que l'ancien français egre possédait ces sens à l'origine, voilà tout.

    Il pouvait parfaitement signifier avide, ou féroce, ou passionné, ardent...
    Si cela vous semble curieux, prenez la peine d'associer à aigre la notion de “mordant”: vous allez voir, tout se tient...

    Ce n'est qu'après que aigre, au sens littéral, du moins, ne désignera plus que ce ...
    qui est d'une acidité désagréable (ou anormale) au goût ou à l'odorat
    Ô merci merci ©Le Grand Robert de la langue française







    Chères lectrices, chers lecteurs, 

    Merci de me lire, merci de votre fidélité, merci de vos commentaires.

    Je vous souhaite un EXCELLENT dimanche, et une très heureuse semaine !




    À ... dimanche prochain ?







    Frédéric

    Et en ce dimanche 21 juillet 2019,
    Vive la Belgique !
























    ******************************************
    Attention,
    ne vous laissez pas abuser par son nom:
    on peut lire le dimanche indo-européen
    CHAQUE JOUR de la semaine.
    (Mais de toute façon,
    avec le dimanche indo-européen,
    c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
    ******************************************

    Et pour nous quitter,


    un peu de Bach...

    Les prélude et fugue en fa mineur, BWV 857,
    interprétés par Pieter Dirksen

    (Netherlands Bach Society)




    ******************************************


    Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
    • vous abonner par mail, en cliquant ici, en tapant votre adresse email et en cliquant sur “souscrire”. ET EN CONFIRMANT le lien qui vous arrivera par mail dans les 5 secs, et vraisemblablement parmi vos SPAMS (“indésirables”), ou
    • liker la page Facebook du dimanche indo-européen: https://www.facebook.com/indoeuropeen/


    ******************************************