- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 31 janvier 2021

le dimanche indo-européen passe enfin à l'in*klus-ī-vité

                



Is demniu liunn a n-ad·chiam húa súlib ol·daas an ro·chluinemmar húa chlúasaib.


(“Ce que nous voyons avec les yeux (litt. des/depuis les yeux) nous apparaît plus certain que ce que nous entendons par les oreilles (litt. des/depuis les oreilles).”)


Extrait,
tiré du Codex Ambrosianus C.301,
Codex Ambrosianus C.301

de - oui bon, c'est assez pointu - gloses en vieil irlandais
datant de la première moitié du IXème siècle (!),
recopiées par un scribe dénommé Diarmait
Uniquement pour les grands malades : https://www.univie.ac.at/indogermanistik/milan_glosses/ 

On sait de ces gloses sur les Psaumes, vraisemblablement rédigées originellement en Irlande, qu'elles furent en tout cas en possession de l'Abbaye de Saint Colomban (Abbazia di San Colombano) de Bobbio
- province de Plaisance, Émilie-Romagne, Nord-Ouest de l'Italie -
et que de là, elles furent transportées jusqu'à la Bibliothèque Ambrosiana de Milan.

(Ce qui pourrait peut-être expliquer
- j'dis ça, j'dis rien -
le nom dudit Codex.)


monastère de Bobbio


Et sans peut-être même le savoir, vous connaissez tous ...
(ou presque ; je ne m'adresse, ici ni à ceux que cette référence ne va pas empêcher d'aller "au" coiffeur "en" vélo avant le couvre-feu de 18h00, ni à ceux qui me reprochent déjà ne pas expliquer ce qu'est un monastère)
... l'Abbaye de Bobbio !   


Mais ouiiiiii, car c'est de ce monastère que s'est inspiré Umberto Eco pour son
Il nome della rosa...


the name is Baskerville, William of Baskerville





Bonjour à toutes et tous !


En ce dernier dimanche de janvier de l'an de grâce 2021, inlassablement, nous poursuivons l'étude des dérivés de l'éblouissante racine indo-européenne...


*ḱleu-entendre”.




🜛🜛🜛

Mais avant tout, l'indispensable point.



Nous savons déjà que le lud- de Ludwig en est un beau dérivé, par l'étymon germanique *hlūda-, “bruyant, sonore”....

Et aussi que ce *hlūda- est à l'origine de l'anglais loud, “bruyant, sonore”, ou encore du néerlandais luid, de même sens.

Nous avons ensuite appris que par *ḱleus-, une forme allongée de notre *ḱleu-entendre”, nous arrivaient notamment l'allemand lauschen et l'anglais listenécouter”.
The Audience is Listening, 27 décembre 2020

Nous avons découvert, également, que (notamment) le vieux norois hljóðécoute, son, silence”, l'allemand littéraire Leumundréputation...”, ou l'islandais hler, écoute, écoute aux portes”, en provenaient.

Nous savons encore, depuis le 10 janvier 2021, que de notre *ḱleu-entendre”, descendent l'islandais hlýr, joue”, avant d'un navire”, joue d'une hache”, ou même l'anglais (obsolète) leerjoue, visage, complexion...”.

Au nombre des dérivés latins, cette fois, de *ḱleu-entendre”, nous avons clueō, on m'appelle” et inclitus / inclutusillustre, fameux”, ce dernier emprunté... en italien, avec inclito, en portugais, avec ínclito, et en espagnol, avec ínclito.

En grec ancien, une myriade de dérivés nous attendaient, comme...
  • κλῠτός, klutós, “renommé, glorieux...”,
  • κλέος, kléos, “rumeur, renommée, réputation...” et une série de composés où il apparaît, de Ἀντίκλεια, Antíkleia, “Anticlée, à Κλεοπάτρα, Kleopátra, “Cléopâtre”, en passant par, par exemple, Εὐρῠ́κλειᾰ, Eurúkleia, Euryclée“.
🜛🜛🜛


Mais, mais... c'est diiiingue !




Et aujourd'hui, de notre douce *ḱleu-entendre”, nous allons entamer l'étude des dérivés... celtiques.

Pour nous y aider, pas moins de trois sources !
  • L'excellent Etymological Dictionary of Proto-Celtic de Ranko Matasović,



  • Le plus que bienvenu Dictionnaire de la langue gauloise de Xavier Delamarre, 



et enfin, pour m'aider à me dépatouiller dans les mots bretons,
  • le Nouveau Dictionnaire Al Liamm Breton/Français - Français/Breton.




Les langues celtiques, petit rappel ? (vulgarisation oblige)

Les langues celtiques se décomposent en...


deux grands groupes :

- d dd dd... deuuu
- oui, bravo !

les continentales, et les insulaires.

Les continentales ? 

Bentley Continental

  • le gaulois,
  • le celtibère (parlé dans le nord-ouest de l’Espagne actuelle), 
  • le lépontique, parlé dans le nord de l’Italie, sur les rives du lac Majeur
 
forcément, le lac Majeur sous la neige


et encore quelques autres, comme par exemple...
  • le galate, langue complètement éteinte au point qu’on la dit hypothétique, et qui fut/aurait été parlée en, en, en ? Galatie, du côté de la Turquie actuelle.
(À ce propos, vous pourriez éventuellement lire ou relire La rue Chaudron est une voie du 10e arrondissement de Paris, en France. (Wikipedia, "Rue Chaudron"), hein.)
GalaTe, enfin !
Oh, vous êtes lourds



Et puis il y a les insulaires.

une excellente bière, française ????
On en apprend tous les jours.



- sss...sulair
- oui, bien !

Avec d’un côté,
  • les langues gaéliques
    • irlandais,
    • manxois - parlé sur l'’île de Man -
et
    • écossais, 
Thurso, Scotland, septembre 2010

et de l’autre,
  • les brittoniques
    • breton,
    • cambrien (langue éteinte de chez éteinte, dont seuls trois mots sont attestés - je vous jure que c'est vrai -, et qui se parlait à la frontière actuelle entre l'Écosse et l'Angleterre, et probablement très proche du vieux gallois),
    • cornique (parlé dans les Cornouailles),
Mousehole, Cornwall, août 2017
et...
    • gallois.
Wales, Septembre 2011



Oui, non ?

Allez, on reprend :

Les langues celtiques :
  • continentales : gaulois, celtibère, lépontique, galate… 
  • insulaires :
    • gaéliques :  irlandais, manxois, écossais
    • brittoniques : breton, cambrien, cornique, gallois

(source)





Dans les langues celtiques, donc, notre chère *ḱleu-entendre”, nous a donné un premier étymon, le proto-celtique (donc, l'ancêtre reconstruit d'autres mots celtiques, hein)...

*kli-nu-, entendre”.


Dans les langues gaéliques, en sera issu le vieil irlandais rocluinethar, entendre”  

oui, vous l'avez deviné, la légende, c'est :
vieil Irlandais


Ce surprenant rocluinethar peut être composé de la sorte :

ro-cluinethar.

Il descend en droite ligne du proto-celtique *ɸro-klinutor, où nous trouvons...
  • *ɸro-, par ailleurs cognat avec le latin prō- et le grec ancien πρό-, pró-, devant...”, que l'on reconnaîtra plus tard sous les formes respectives rhy en gallois, re en cornique et ro- en vieil irlandais et en écossais, de valeur intensive (très, beaucoup...),
et
  • *klinutorentendre”,
que vous pourriez trop aisément prendre pour un croisement contre-nature entre 

Lex Luthor

et

Klaatu barada nikto
(Le Jour où la Terre s'arrêta, 1951)

mais qui n'est en fait qu'une forme au présent thématique de ce verbe déponent (de forme passive mais de sens actif ; un peu comme cette eau dont il faut se méfier, l'eau qui dort...).


Ce *ɸro- devenu ro-, devant une forme verbale, est en réalité un augment, une particule verbale qui s'ajoute”, apparaissant au début du verbe dans certaines de ses formes.
Ainsi, si j'entends se traduit ro·cluinuir, je n'entends pas s'exprimera sous la forme ·cluiniur, sans le ro-.
'a pu' le ro-.
 
C'est par ailleurs pour cela que le ro- de ro·cluinethar, mobile, est souvent représenté entre parenthèses : (ro)·cluinethar.
il ro- è mobile, qual piuma al vento, eût pu chanter le Duc de Mantoue, si du moins l'action de Rigoletto se fût déroulée en Irlande.

pardon à tous les amateurs de Sardou...

Remarquez encore le point médian, · , caractéristique des textes de linguistique traitant du vieil irlandais, et qui permet non pas d'inclure

ne me lancez pas là-dessus -,

mais de séparer un préverbe de la syllabe accentuée du verbe auquel il appartient ; ce caractère, purement d'ordre linguistique, n'existait pas en vieil irlandais.


Bon ! 

Parmi les descendants du vieil irlandais (ro)·cluinethar, citons (toujours de même sens)...
  • l'irlandais cluin,
  • le manxois cluin,
ou encore
  • l'écossais cluinn.

**********

racine proto-indo-européenne *ḱleu-entendre”
proto-celtique *kli-nu-, entendre”
vieil irlandais 
(ro)·cluinethar, 
entendre”
irlandais cluin
manxois cluin
écossais cluinn, 
entendre”

**********


Oh, j'oubliais !

Si vous revenez à cet extrait du Codex Ambrosianus C.301 en exergue, et qu'à présent, vous faites vraiment un effort pour le lire, vous y découvrirez notre rutilant 
(ro)·cluinethar, 
entendre“ 
à la première personne du pluriel de l'indicatif
, 
ro·chluinemmar (nous entendons).

- t...ttt...tendooon
- Ouiii, bravo !



Et si nous parlions à présent d'un deuxième étymon celtique (toujours reconstruit, non attesté) issu de notre douce 
*ḱleu-entendre” ?


Avant toute chose, vous rappelez-vous l'allemand 
lauschenécouter”, et puis aussi l'anglais listen, écouter” ?
Ils ont en commun d'être issus de notre douce 
*ḱleu- 
par une forme allongée 
*ḱleus-.
Ben oui, OH ! Relisez donc The Audience is Listening, si vous ne me croyez pas ! Pfff. Et maintenant, je suis vexé.

**********

racine proto-indo-européenne *ḱleu-entendre”
forme allongée *ḱleus-
proto-germanique *hlusēn-, écouter” allemand lauschenécouter”,
proto-germanique *hlusti-ouïe, écoute”  ⇒ anglais listen, écouter”

**********


Ce deuxième étymon celtique dont nous allons maintenant traiter,
et qui est un synonyme de 
*kli-nu-, entendre”,
lui aussi provient de *ḱleus-.


Voici...

...


[roulement de tambour]
...


le proto-celtique...


[roulement de tambour]

*klus-ī-entendre”.

(*klus-ī-, d'où ce magnifique in*klus-ī-vité dans le titre. Ça, plus le point médian des linguistes en vieil irlandais... Vous faites le lien, oui, non ? Si c'est non, je vous propose avant tout de prendre (ou de reprendre) un café. Et si vraiment, ça ne donne rien, de vous tourner alors vers un ouvrage de vulgarisation, idéalement avec des images. Éventuellement à colorier.)

- mmm...maage
- oui, images, bien !


Nous retrouverons le celtique (reconstruit, j'insiste) *klus-ī-entendre”, dans...
  • le
- oh oui, oh oui, ouiiiiii ! -


moyen gallois clywet, clybot,
    • d'où le gallois clywed, clybod, entendre”, mais aussi dans un sens obsolète, écouter” , et dans une acception dialectale, par extension et généralisation, recevoir des impressions par (n'importe lequel de) ses sens” (à l'exception, cependant, de la vue)ressentir”...,
  • le cornique (troupier ou pas, c'est vous qui voyez ; moi, je l'ai déjà suffisamment faite, celle-là) klywes, entendre”,
Le graaaand Clivesse,
comique trouuupier

  • le gaulois clouiou, j'entends”,


'sais pas vous, mais moi, ce clouiou me fait irrésistiblement penser au
couroucoucoucou des mariachis du Magnifique, de Philippe de Broca.
C'est plus fort que moi.


et enfin...
  • le moyen breton clevet,
    • d'où le breton klevout, klevet, de sens...
- et savourez ! Délectez-vous ici du parallélisme sémantique d'avec le gallois clywed -

 entendre”, mais aussi ... sentir, percevoir (une odeur)...”.

Comme dans... - et je remercie ici Steven, lecteur assidu du blog, pour le coup de main -

... “klevout a ran eur c’hwezh, littéralement entendre une odeur, donc la percevoir, la sentir.

 

la station d'Uccle - Calevoet

(strictement rien à voir,
Calevoet renverrait à un gué, "voorde", dénudé, "cal"),

gare permettant aux Ucclois dont le Rééénge ou le Cayenne est à l'entretien
de quand même pouvwaaarrr se rrrendre au Zoúúúte, hein, 
alleeez dis.
(pures références belgo-belges, désolé pour les autres)


Richard Ruben, dans son personnage Gonzague,
maîtrise à merveille la conception du monde, l'insondable vacuité
et cet accent friqué/branché/m'as-tu vu
propres à cette tranche si particulière de la population belge.



Dites-moi, et si, pour clôturer tout ça, nous revenions à la langue gauloise 

Car nous pouvons encore retrouver trace de notre forme *ḱleus- dans le théonyme
- ah nom de D. ! -
Rocloisiabo, gravé dans une inscription gallo-grecque, découverte à Saint-Rémy de Provence (inscription dont la fin est tronquée, d'où les [ ] pour la fin présumée) :

κορνηλια ροκλοισιαβο βρατου δεκαντ[εν]

Cornēlia Ro-clois-i-abo brātū decant[en],

en réalité une dédicace adressée par une certaine Cornelia, aux... Rocloisiae
(forme féminine au pluriel, dont Rocloisiabo serait le datif en -bo),
dédicace qui se traduirait par :

Cornelia aux Rocloisiae en gratitude [a offert] la dîme.


Intéressons-nous donc d'un peu plus près à ce cryptique Rocloisiae... 

Où ce préfixe ro- fait toujours office d'intensificateur, et ce cloisio- serait dérivé d'un précédent *clouso-, formé sur... *ḱleus-.

Eh !  



Il faudrait donc comprendre Rocloisiae comme les “Très écoutantes”. 

Même si Delamarre n'exclut pas qu'il puisse s'agir des... “Très renommées”, ce qui, du reste, ne devrait pas vous offusquer outre mesure, ô vous, lecteurs assidus de ce blog merveilleux, puisque vous, vous savez qu'à la descendance de notre chère *ḱleu- est attachée cette double sémantique “entendre / renommée”.

vraisemblablement l'une de ces "Très écoutantes"



Et donc, pour résumer en un seul exemple
- ici, celui du gallois clywed -
le chemin multimillénaire parcouru depuis *ḱleu- puis *ḱleus- jusqu'à un mot celtique contemporain :

**********

racine proto-indo-européenne *ḱleu-entendre”
forme allongée *ḱleus-
proto-celtique *klus-ī-entendre”
 moyen gallois clywet, clybot
gallois clywed, clybod, entendre”, écouter” (obsolète), (dialectal) recevoir des impressions par ses sens”, ressentir”...

**********


Eh, les amis !
(blancs et non-blancs, et les amies, blanches et non-blanches, et celles et ceux qui se situent quelque part entre les deux extrêmes)
non, je ne vise personne


Vous aviez fait le rapprochement, vous, entre nos...
Ludwig et Clovis, et même notre Louis !,
les anglais loud et listen, les allemands lauschenécouter” et Leumundréputation...”,
l'espagnol ínclito, illustre...”,
et nos Anticlée, Euryclée, Damoclès, Empédocle, et Héraclès ?

Auriez-vous pu concevoir qu'il y ait un lien étroit entre Louis, Anticlée et ...
le vieil irlandais rocluinethar, les gaulois clouiou et Rocloisiabo, mais aussi le breton klevout ????

Hein ?

Hein, hein ?



Ben ouais.

Et on dit merci à qui ?
Ouiiii ! À l'indo-européen, pardi !



Quant à nous, on se retrouve dimanche prochain, pour la suite - mais non la fin - de notre chapitre celtique.

D'ici là, protégez-vous, prenez soin de vous et de vos proches, 
Portez-vous bien.




Frédéric


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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter en beauté...

... en beauté, et en gaélique irlandais,

revoici la remarquable chorale estudiantine de la University College Dublin School of Music,

voici donc,

 The Choral Scholars of University College Dublin,

dans un superbe, superbe, superbe traditionnel irlandais, 

Mo Ghille Mear, (+"Moyé Yel-ah Mar")

(Mon impétueux aimé, ou quelque chose d'approchant),

en quelque sorte le pendant irlandais du Skye Boat Song écossais,


-
pour les petits nouveaux, Skye Boat Song,
ci-dessus dans la version épurée, puissante, inspirée, des McCalmans ; relisez Mull was astern, Rum on the port, Eigg on the starboard bow et aussi le mécano lançait l'hélice du vieux coucou à la paluche , tout est là -


car tant l'irlandais Mo Ghille Mear que l'écossais Skye Boat Song rendent un vibrant hommage à Bonnie Prince Charlie, Charles Édouard Stuart, 1720-1788.


PS : et puis, la rythmique imposée par le bodhrán !


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