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dimanche 30 mai 2021

En avril, sous les branches, Au feuillage frileux

 



En avril, sous les branches 
Au feuillage frileux, 
En cherchant des pervenches 
J'ai trouvé tes yeux bleus.


Pfff, mais vous êtes méchants !
Il ne s'agit que d'une des PREMIÈRES poésies d'Armand Sylvestre.

Armand Silvestre,
écrivain, romancier, poète, conteur, librettiste et critique d'art,
18 avril 1837 - 19 février 1901



Joli mois de mai,
quand reviendras-tu,
m'apporter des feuilles,
m'apporter des feuilles,

joli mois de mai,
quand reviendras-tu, 
m'apporter des feuilles pour me torcher le .

anonyme (il a insisté pour le rester), fin du XXème






Bonjour à toutes et tous.

 

Aujourd'hui, il sera encore question des dérivés de la charmante racine indo-européenne...

un sujet dont on parle peu.
Oui, un sujet tabou.


*uik-e-
, “vaincre, triompher de”.




Le point ?

🜛🜛🜛















Nous avons passé en revue, le 25 avril, une série de dérivés germaniques de notre *uik-e-, “vaincre, triompher de”, dont notamment 
  • le gotique 𐍅𐌴𐌹𐌷𐌰𐌽, weihanse battre”,
  • le vieil anglais wīganse battre, faire la guettre, batailler”, d'où...
  • les vieux anglais... oferwīgan, “l'emporter au combat, conquérir”, 
  • wīgend, “soldat, guerrier”, et 
  • wigian, “se battre”,
  • le vieil anglais wīġ, “guerre, bataille” et son composé ānwīġ
  • duel
  • le vieil anglais poétique wiga“guerrier, combattant”, “héro, homme”, 
  • le vieux francique *wīg, combatsecond terme du prénom *Mārīwīg, fameux (*mārīau combat(*wīg)”, latinisé pour devenir... Meroveus, d'où Mérovingiens,
  • le vieux norois vegase battre”, dont seront issus...
    • le danois archaïque vejeoccire, tuer au combat”, l'islandais vega...,
  • le vieux norois... vígcombat, bataille, homicide, meurtre” dont descend probablement le prénom Viggo, Wiggo,
Oft ic wig seo, frecne feohtan, 25 avril 2021.
 
Le 2 mai, il était question des dérivés celtiques de *uik-e-,
ou pour être précis, de sa forme de base et au degré zéro *uik- (ou *wyk-),


au nombre desquels nous pourrions citer :

  • le vieil irlandais fichid,
     se battre, combattre”,
  • le moyen gallois amwyn, “entourer, défendre”,
  • le gaulois 
    Adcovicus, qui est fortement avec les vainqueurs”,
  • le gaulois Blandovicu, qui combat avec douceur”,
  • le gaulois Exalbiovix, qui combat en dehors du monde céleste”, 
  • l'ethnonyme gaulois Lemovices(ceux qui) combattent / vainquent avec l'orme”,
  • le celte Aquincum, qui a eu la victoire rapide”...


Le 9 mai, nous abordions les dérivés italiques et romans de *ueik- (ou *wyk-), passés en proto-italique par l'étymon *wink-(e/o-)lier, plier” puis l'emporter sur :
  • le latin vincō, vincere, “vaincre...”,
  • l'osque uincter“prouver la culpabilité de quelqu'un (emprunt probable au latin),
  • le pélignien uicturei“vainqueur” (emprunt au latin),
  • l'osque vikturrai, “victoire” (emprunt au latin),
et puis, issus du latin, citons, dans les langues romanes...
  • le français vaincre,
  • le catalan vèncer,
  • l'espagnol vencer,
  • l'italien vincere,
  • (Gérard) le normand veincre,
  • le picard vinke,
  • le portugais vencer,
  • ...
Jules César, On l'appellait Jules César, Il mettait pas d'falzar - Le Grand Jojo, 9 mai 2021.


Le 16 mai, nous étions en plein dans les dérivés latins de *ueik-, avec le latin 
vincō, vincere, 
“vaincre...” et ses propres dérivés, 
  • le français vaincre
  • l'anglais vanquish“vaincre...”,
  • le latin victor, conquérantvainqueur ; victorieux, triomphant...”,
  • le latin victōria“victoire”, et ses dérivés comme le français victoire et l'anglais victory,



Le 23 mai, nous poursuivions notre étude des dérivés latins de la belle *ueik-“vaincre, triompher de”, ainsi que des mots - notamment - français qui en provenaient :
  • vincibilis, “qui peut être vaincu ; qu'on peut vaincre ; (d'un procès) facile à gagner”
    • d'où notre français vincible,
  • invincibis,
    • d'où invincible,
  • convincō, “prouver la culpabilité de...”,
    • d'où l'acception française d'amener quelqu'un à reconnaître sa culpabilité,
  • convictio,
    • d'où notre conviction, action de prouver la culpabilité de quelqu'un, et de preuve de culpabilité”,
  • convictus“dont la culpabilité à été prouvée...”,
    • d'où le moyen français convicter, au sens (juridique) de convaincre,
      • d'où l'anglais convict déclarer coupable”, “prisonnier, détenu”,
  • pervincō, pervincere, “venir à bout de”, “vaincre complètement”, “finir par persuader quelqu'un de”, “amener (quelqu'un) à croire, à vouloir, à faire...”,
    • d'où le roumain obsolète previnge“triompher sur, conquérir, vaincre...”,
  • le latin pervicāx, “déterminé, tenace“entété, tétu, obstiné, archarné...”n
    • d'où des emprunts 
      • en portugais : pervicaz,
      • en italien : pervicace,
      • en anglais (rare) : pervicacious.
  • le latin evincere, “triompher de”, “déposséder juridiquement”,
    • d'où notre emprunt savant évincer,
  • le latin evictio“recouvrement d'une chose par jugement”,
    • d'où notre éviction,
  • les latins victus, vaincu”, et invictus, invaincu”.

🜛🜛🜛



Il fait beau. Ici, il fait même superbe.

le jardin...


Ça, plus le déconfinement progressif en cours, plus une charge certaine de travail (de mon vrai travail)...
tout ça, donc, fait que cet article sera concis. Voire bref. Même peut-être court.
Succinct ?




Nous avions abondamment parlé de 
vincō, vincere, 
“vaincre...”.
 
Il existe encore un mot latin qui pourrait provenir de notre délicieuse ueik-“vaincre, triompher de” : le verbe vinciō, vincīre, “lier...”.

Pourrait, oui. Car rien n'est trop sûr.

de Vaan, dans cette somme qu'est son
Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages,
émet un prudent probably quant à la parenté entre vincō, “vaincre...”et vinciō, “lier, attacher, courber, plier”.

- Lier, courber, plier ?? Maisje ? Vous êtes fou, Blondieau.
- Bonjour Monsieur Ucon, vous allez bien ?

Oui. Ces acceptions peuvent paraître, de prime abord, difficilement conciliables.

Messieurs Ernout et Meillet prenaient cependant la peine de nous expliquer que cette notion de lier propre à vinciō s'appliquait à des liens qui entourent (un corps ou un objet). 

Essayez, pour voir
- qu'on rigole -,
d'entourer sans courber, sans plier


D'ailleurs, le neutre vinculum, dérivé de vinciō, qui désignait,
sans grande surprise,
le lien, ou l'attache, comptait quelques acceptions spéciales,
comme, au pluriel (vincula), “les entraves, les menottes (des prisonniers)”,
qui évoquent clairement l'idée d'enserrement.




Mon âme de traducteur se délecte de l'image d'assujettir (au moyen d'un lien), qui évoque tant l'idée d'attacher, d'enchaîner, que celle de ranger sous sa domination.

Et pour de Vaan, sémantiquement, on peut aisément passer de l'idée de courber, plier à celle de l'emporter sur, vaincre, cette dernière impliquant qu'un des adversaires fasse plier l'autre.



Quoi qu'il en soit, nous avons fait de vinculum un emprunt savant, avec le français... vinculum.

Oh, vous le connaissez : il s'agit, en mathématiques, d'une ligne horizontale placée au dessus de symboles ou de chiffres, et destinée à regrouper graphiquement ces derniers pour en former un tout.

La barre de fraction : mais en voilà un bel exemple !



Ah, les maths... J'en ai été dégouté.
 
Vous ai-je déjà parlé de cette prof de maths qui me détestait ?
Et qui, en retour, a réussi à me les faire détester ? 
  
Après recherches : oui, je vous en ai déjà parlé, en 2014 ! un dimanche sans rime ni raison ?


Il est un mot français que l'on rapproche parfois de vinciō
- mais encore une fois, sans pouvoir rien affirmer -,
le français... pervenche. (Et je remercie la bonne âme qui me l'a soufflé...)

pervenche



Puisqu'il existe,
à côté du français pervenche (attesté entre 1225 et 1230 sous la forme parvenche),
un italien pervinca, ainsi qu'un autre pervinca, catalan, cette fois,

on suppose
(on postule, en ce jargon mathématique étendu à la logique, et aussi à la linguistique, quand on ne peut démontrer une proposition, qui doit cependant être admise comme base de démonstration),
à l'origine de ces trois mots, un latin, non attesté, *pervinca.

Ce *pervinca latin est l'abréviation de vinca pervinca, qui désignait... ben... la pervenche.

Je sais, je sais, la chute de l'histoire est assez prévisible.

pervenche


Mais... allons un peu loin. On suppose que le non attesté *pervinca dérivait du composé per-vincire, où le préfixe per- renforce l'action de vincire ; ce qui nous permettrait de comprendre... 
  • pervincire comme attacher fortement (enchaîner, entraver...),
et
  • *pervinca comme une plante qui entrelace tout sur son passage. 

Je ne veux pas être méchant, mais ça correspond quand même assez bien à la pervenche, plante rampante s'il en est, et qui s'accroche lamentablement à tout ce qu'elle peut, sans aucun amour-propre.



Elle me fait penser au pathétique Brel de Ne me quitte pas, tiens.


 

Oh oui, si vous ne connaissez pas la version de Brel - ce que je peux comprendre -, vous devez connaître alors celle de Stromae, qui la dépasse, et de très loin : Lombredetonchien-outai

À noter que vinca - celui de l'expression vinca pervinca - provient toujours de vinciō, et désigne, en néolatin
(à la très grosse louche, le latin scientifique qui se répand - comme la pervenche - à partir de la Renaissance)
le genre auquel appartiennent les, les... - allez, ça commence par p -, les p... pervenches, oui, bravo !

Euh, je vous avoue que je me sens très mal à l'aise, à devoir imputer un genre à une pervenche. Les pervenches aussi, ont droit au genre qu'elles souhaitent, et qui n'est peut-être pas le genre qu'elles avaient à la naissance, et/ou celui que la société leur impose. 
Tiens, avez-vous entendu parler de cette annonce à bord d'un train britannique commençant par un beau (et soooo britishGood afternoon, ladies and gentlemen, qu'une personne a estimé devoir critiquer, au prétexte qu'elle (cette personne), non binaire, ne se reconnaissait ni dans ladies ni dans gentlemen. Par voie de conséquence, ladite personne avait estimé que l'annonce ne s'adressait pas à elle. Ou, si vous préférez, que l'annonce ne l'incluait pas.
  
La société ferroviaire a présenté ses plus plates excuses. C'est curieux. Moi, à sa place, j'aurais répondu à ce non binaire qu'il avait nettement plus de chance que les ladies et les gentlemen, car lui se voyait souhaiter deux fois bonne après-midi, en tant que lady, et en tant que gentleman. Même si je ne suis pas certain que le terme gentleman puisse s'appliquer à un - c'est du jargon, ne vous inquiétez pas - trouduc égocentrique qui se permet ce genre de réclamations alors qu'il sait très bien que le message s'adresse à tous, y compris à des trouducs comme lui. Encore une fois, on passe vite de dégenré à dégénéré.
 
Taré·es, va.



Enfin, une fois n'est pas coutume, je terminerai cet article, non pas par des dérivés de la racine du jour
(*uik-e-, “vaincre, triompher de”, pour les Brexiteers et autres mal-comprenants)
mais bien... par autre chose.

Des mots dont on a cru qu'ils provenaient de cette racine ; mais vous savez, l'étymologie populaire...
Il est toujours amusant de retrouver les étymologies de ces mots sur Internet, assénées par des ahuris qui n'ont probablement jamais ouvert un ouvrage de linguistique historique de leur vie.

Province ?

L'étymologie du latin provincia, que nous avons emprunté dans la deuxième moitié du XIIème siècle pour faire notre français province, reste encore, à ce jour, obscure, même si pour certains, il ne fait strictement aucun doute qu'elle est liée à vinciō ou à 
vincō.

Je n'en retiendrai que ce qu'en disaient Ernout et Meillet : 
Pas d'étymologie sûre. Peut-être mot d'emprunt, déformé par de faux rapprochements ? 



Victima ?

Quant au latin classique victima, que nous avons emprunté fin du XVème pour en faire notre victime, même si plusieurs étymologies sérieuses existent à son sujet, qui le rapprochent de notions telles que l'échange, le sacré, la sélection, la séparation, AUCUNE d'entre elles ne remonte à notre *uik-e-, “vaincre, triompher de”, qui, par ailleurs, n'a rien demandé à personne. 
Si le terme victime ne vous est pas familier, pensez au triplet victimiser, victimisation, victimisé, qui, lui, a le vent en poupe, du moins dans nos sociétés occidentales. 



Protégez-vous, prenez soin de vous et de vos proches, 
Portez-vous bien.




Frédéric




******************************************
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
******************************************

Et pour nous quitter,

Non, ni du Brel, ni - à regret - du Stromae.


Mais bien du Michel Legrand.


En un magnifique hommage que lui rend le duo Sparkling Diamonds,

avec 

Que feras-tu de ta vie


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dimanche 23 mai 2021

il sera pendu s'il est de ce convicte par xij




L’ignorance vincible est le manque de connaissance dans celui qui peut la faire disparaître. 

Abbé Arthur Robert, 
Professeur de Philosophie à l'Université Laval, Québec,

Leçons de logique‎, 1929






Bonjour à toutes et tous.

 

Comme annoncé la semaine dernière, nous continuons aujourd'hui notre tour des dérivés latins et français de notre jolie racine indo-européenne...

(un programme que je commencerai dès demain.)


*uik-e-, “vaincre, triompher de”.




Allez, un point rapide.

🜛🜛🜛















Nous avons passé en revue, le 25 avril, une série de dérivés germaniques de notre *uik-e-, “vaincre, triompher de”, dont notamment 
  • le gotique 𐍅𐌴𐌹𐌷𐌰𐌽, weihanse battre”,
  • le vieil anglais wīganse battre, faire la guettre, batailler”, d'où...
  • les vieux anglais... oferwīgan, “l'emporter au combat, conquérir”, 
  • wīgend, “soldat, guerrier”, et 
  • wigian, “se battre”,
  • le vieil anglais wīġ, “guerre, bataille” et son composé ānwīġ
  • duel
  • le vieil anglais poétique wiga“guerrier, combattant”, “héro, homme”, 
  • le vieux francique *wīg, combatsecond terme du prénom *Mārīwīg, fameux (*mārīau combat(*wīg)”, latinisé pour devenir... Meroveus, d'où Mérovingiens,
  • le vieux norois vegase battre”, dont seront issus...
    • le danois archaïque vejeoccire, tuer au combat”, l'islandais vega...,
  • le vieux norois... vígcombat, bataille, homicide, meurtre” dont descend probablement le prénom Viggo, Wiggo,
Oft ic wig seo, frecne feohtan, 25 avril 2021.
 
Le 2 mai, il était question des dérivés celtiques de *uik-e-,
ou pour être précis, de sa forme de base et au degré zéro *uik- (ou *wyk-),


au nombre desquels nous pourrions citer :

  • le vieil irlandais fichid,
     se battre, combattre”,
  • le moyen gallois amwyn, “entourer, défendre”,
  • le gaulois 
    Adcovicus, qui est fortement avec les vainqueurs”,
  • le gaulois Blandovicu, qui combat avec douceur”,
  • le gaulois Exalbiovix, qui combat en dehors du monde céleste”, 
  • l'ethnonyme gaulois Lemovices(ceux qui) combattent / vainquent avec l'orme”,
  • le celte Aquincum, qui a eu la victoire rapide”...


Le 9 mai, nous abordions les dérivés italiques et romans de *ueik- (ou *wyk-), passés en proto-italique par l'étymon *wink-(e/o-)lier, plier” puis l'emporter sur :
  • le latin vincō, vincere, “vaincre...”,
  • l'osque uincter“prouver la culpabilité de quelqu'un (emprunt probable au latin),
  • le pélignien uicturei“vainqueur” (emprunt au latin),
  • l'osque vikturrai, “victoire” (emprunt au latin),
et puis, issus du latin, citons, dans les langues romanes...
  • le français vaincre,
  • le catalan vèncer,
  • l'espagnol vencer,
  • l'italien vincere,
  • (Gérard) le normand veincre,
  • le picard vinke,
  • le portugais vencer,
  • ...

Le 16 mai, nous étions en plein dans les dérivés latins de *ueik-, avec le latin 
vincō, vincere, 
“vaincre...et ses propres dérivés, 
  • le français vaincre
  • l'anglais vanquish“vaincre...”,
  • le latin victor, conquérant, vainqueur ; victorieux, triomphant...”,
  • le latin victōria“victoire”, et ses dérivés comme le français victoire et l'anglais victory,


🜛🜛🜛


Rappelons-nous que le latin vincō, “vaincre...”, descend de notre charmante 
*ueik-
, “vaincre, triompher de”, 
par le proto-italique (reconstruit) *wink-(e/o-)lier, plier” :


racine proto-indo-européenne *ueik-“vaincre, triompher de”
degré zéro *uik-
infinitif présent avec infixe nasal *ui-n-k-, “lier, plier”
proto-italique *wink-(e/o-), “lier, plier”
latin vincō, vincere, “vaincre...”



Le latin vincibilis, dérivé de vincō, signifiait “qui peut être vaincu”, “qu'on peut vaincre”, ou même, en parlant d'un procès“facile à gagner”.

Nous en avons hérité le français vincible, calque du latin ecclésiastique vincibilis dans l'expression ignorantia vincibilis, traitant de l'ignorance que l'on peut vaincre, ou éviter.

Si vincible est à présent rare, voire désuet, son antonyme, invincible, est toujours bien là.
Comme vincible, notre invincible est emprunté comme terme de théologie, dans l'expression
- tenez-vous bien... -
ignorantia invincibilis.

Ben oui.

Notons quand même que invincibilis, créé évidemment sur vincibilis, n'est apparu, lui, qu'en bas latin.


Tiens, savez-vous que la locution Invincible Armada,
désignant, en 1588, la flotte d'invasion armée espagnole à destination de l'Angleterre, et supposée flanquer une bonne rouste à la prostestante Élizabeth Ière,
n'existe pas en espagnol ?

Eh oui. En espagnol, on n'a jamais parlé que de la Grande y Felicísima Armada, la grande et très heureuse flotte.

Et d'Armada, nous avons établi l'étymologie il y a déjà quelque temps : l'artisan sonna l'alarme quand l'Armada fut en vue.
l'Invicible Armada




Le cas de notre français convaincre est particulièrement intéressant. Enfin, moi j'trouve.

Comme vaincre, il ne s'agit que d'un emprunt (ca 1430), cette fois au latin convincō, convincere, con- (cum+ vincere.

Ici, plus question de théologie, mais bien de vocabulaire juridique.

Vous le savez déjà, le verbe sur lequel convincere est construit
(vincere, pour les Brexiteers et autres lents à la comprenette)
pouvait déjà, notamment, signifier être victorieux (dans un procès), gagner (un procès, une cause), avoir gain de cause...”.

Et donc, ce préfixe con- n'est employé, dans le composé convincere, que comme intensificateur.

En vocabulaire juridique, le mot latin signifiait ainsi “prouver la culpabilité de”, “dénoncer (une faute, une erreur...)”, “prouver victorieusement contre quelqu'un que...”
Oh, merci, merci, Alain Rey.

Et son introduction en français s'est faite, sans surprise, dans le domaine... juridique, avec une construction ressortissant à un beau latinisme : convaincre quelqu'un de quelque chose, au sens d'amener quelqu'un à reconnaître sa culpabilité.

Ce n'est que plusieurs siècles plus tard que le verbe prendra son sens courant, d'...
amener (qqn) à reconnaître la vérité, la nécessité d'une proposition ou d'un fait,
- ô toi, ô toi, ©Le Grand Robert de la langue française, si tu savais -

 nouvelle acception qui le rapproche de notre persuader.


Bien entendu, comme vous le savez, le premier sens du verbe, juridique, ne s'est pas éteint pour autant. 
Ainsi, nous lirons encore que le tribunal de police déclare l’accusé convaincu d’injure verbale., ou que l’accusé est convaincu d’imposture et de trahison.


Nous retrouvons encore convaincre, et ses deux acceptions dans le nom conviction,
dérivé du supin de convincereconvictum,
qui, avant de passer dans l'usage général avec le sens de certitude, fut d'abord utilisé au sens  juridique d'action de prouver la culpabilité de quelqu'un, et de preuve de culpabilité

On parlait d'une pièce de conviction (1790), locution qui devint un peu plus tard, probablement parce qu'on en avait oublié le sens de départ, pièce à conviction.

pièces à conviction

Peut-être un aïeul de Monsieur Ucon était-il juriste, à l'époque ?

- mmmh ?
- non non, rien.

Fernand Ucon, sans qui le français serait tellement plus... logique

 

Notons encore le très juridique intime conviction, où les deux acceptions semblent, d'une certaine façon, se relayer, avec le tribunal qui a l’intime conviction (qui est convaincu) de la culpabilité de l’accusé, et ensuite, avec l’accusé, qui est convaincu du crime.

Le glorieux passé juridique de ces convaincre / convaincu / conviction se reflète admirablement en anglais.

Mais oui. Comm' d'hab', le moyen anglais a emprunté l'un de nos beaux mots, qu'ainsi nous pouvons toujours admirer, en anglais moderne, alors que nous, nous l'avons bassement et lâchement éliminé de notre propre vocabulaire.

Je veux parler du moyen français convicter, au sens (juridique) de convaincre, créé vraisemblablement sur le participe passé de convincere, convictus, “dont la culpabilité à été prouvée...”.

Notre beau convicter fut repris pratiquement in extenso en moyen anglais, pour donner convicten, toujours au sens juridique d'action de prouver la culpabilité de quelqu'un.

Il deviendra, en tant que verbe, l'anglais to convict, notamment déclarer coupable”,
l'anglais he was convicted pouvant se traduire par il a été déclaré (ou reconnu) coupable,
et en tant que substantif, il désignera - carrément -, non plus le coupable, mais bien - par un pragmatique mécanisme de cause à effet - le prisonnier, le détenu. Soyons fou.

Buster Keaton dans Convict 13, 1920



Pendant longtemps, longtemps, la justice britannique s'est rendue en français, dans les tribunaux anglais, gallois et irlandais... Ce n'est qu'en 1730, figurez-vous (!!), que l'anglais devint obligatoire dans les cours de justice d'Angleterre et d'Écosse.
Imaginez le dédain, le mépris prodigieux que les magistrats devaient éprouver pour le vil peuple, pour ne pas rendre justice dans la langue même des justiciables, mais en français (ou encore en latin).


 

Cette version du français particulière aux tribunaux, qui trouve son origine en ancien normand et en anglo-normand, c'est ce que l'on appelle Law French, transposition du normand Louai Français, repris lui-même de l'ancien français... Droit Français. 


Nous sommes en l'an de grâce 1338, et voici un extrait du droit maritime tel qu'il est pratiqué à la cour d'Angleterre, sous le règne, si je calcule bien, de sa Très Gracieuse Majesté Édouard III d'Angleterre. 

Édouard III d'Angleterre,
1312 - 1377



(Je le précise : il s'agit bien ici du texte original, non d'une traduction !) 

J'ai simplement colorié mes notes, la plupart reprises du quatrième tome de la Collection de lois maritimes antérieures au XVIIIè siècle de ce bon Jean-Marie Pardessus, dont l'ouvrage fut imprimé en janvier 1837.
 
EXTRAIT DE L'ENQUÊTE DE 1338
ART. IV.
 
Se aucun est endité (ou indicté : accusé) qu'il a coupé le cable d'une nef vulentairement , sans cause raisonnable , par quoi une nef est perye ou aucun homme mort , pour la mort de cet homme il sera pendu ; et si nul homme est mort , et il a de quoy, il rendra au seigneur de la nef ses dommages selon la discretion de l'admiral , et fera fin au roy (faire fin, c'est à dire payer une amende ; amende se dit toujours fine en anglais) ; et s'il n'a de quoy d'acquiter la dite nef , et le seigneur de la nef le vuille poursuyr, il sera pendu s'il est de ce convicte (déclaré convaincu) par xij (XII ; par douze [jurés]) ; et en tel cas il ne sera mye (mye : adverbe de négation) condemptné à suyte le roy (la poursuite criminelle n'aura pas lieu à la cour du roi - sous-entendu : mais sous la juridiction de l'amirauté)  ; et la bataille (le combat juridique, la poursuite judiciaire) ne gist mye en cest cas (n'a pas lieu en ce cas) .


à défaut d'une illustration de Jean-Marie Pardessus,
voici un très beau pardessus, porté par une sorte de hipster (non binaire ?),
peut-être même woke voire inclusiviste,
mais qui, en tout cas, a de l'eau dans sa cave


Aaaah, la mouvance woke
ces braves gens et leur cancel culture, et leur vision très, très, très réductrice du monde... L'inclusivisme n'en est qu'une des manifestations.

Tracey Ullman en a fait un sketch que j'adore :
(Désolé, je ne l'ai qu'en anglais)



Autre verbe latin composé sur vincō, vincere, “vaincre...” : pervincō, pervincere.

Son sens commun ? “Venir à bout de”, “vaincre complètement”.
Mais il pouvait également signifier “finir par persuader quelqu'un de”, “amener (quelqu'un) à croire, à vouloir, à faire...”.

On ne lui connait pas franchement de descendance, si ce n'est le verbe roumain (mais hélas obsolète ; on l'utilisait encore au XVIème) previnge, “triompher sur, conquérir, vaincre...”.


Mais qu'à cela ne tienne... sur pervincō, pervincere, s'est construit l'adjectif latin... pervicāx, qui permet de qualifier celui qui finit par venir à bout de, qui finit par persuader quelqu'un de...

Une personne comme ça ne peut être que “déterminée, tenace, voire bien plus : “entétée, tétue, obstinée, archarnée...”.

j'en connais une, comme ça



Le mot a été emprunté, notamment...
  • en portugais : pervicaz,
  • en italien : pervicace,
ou même 
  • en anglais (rare) : pervicacious.





Nous parlions des emplois juridiques de vincō et pervincō...

Nous pouvons encore mentionner un verbe latin construit sur vincō, et qui ne s'employait pratiquement qu'en justice : le latin impérial evincere, dont le sens tel qu'employé par le vulgum pecus 
- pardonnez-moi -

était “triompher de”, mais qui, en droit, signifait “déposséder juridiquement”.

Nous en avons fait, faut-il le préciser, évincer, emprunt savant du début du XVème.

Quant au bas latin... juridique - on n'en sortira pas - evictio“recouvrement d'une chose par jugement”, nous l'avons emprunté fin du XIIIème pour en faire, évidemment, éviction, d'abord dans un sens juridique (ben oui), même si son sens s'est étendu par la suite.




Allez, un p'tit dernier, pour la route :

Le participe passé de vincō, c'était... victus, “vaincu”.
Le français l'a repris tel quel, dans la langue scolastique.

Vous pouvez en admirer un beau spécimen dans La Chose impossible, l'un des contes de Jean de La Fontaine :
Je suis victus, je le confesse.


 


Et puis, et puis, terminons en beauté, avec l'antonyme de victus : invictus, littéralement, “invaincu”.

Sol Invictus, le Soleil invaincu, était une divinité - vous avez le choix : solaire ou lunaire ? - solaire, bien !! apparue dans l'Empire au IIIème siècle, et qui était une sorte d'amalgame de la mythologie d'Apollon et du culte de Mithra.

Sol Invictus



Une grande fête à la gloire du Soleil invaincu avait lieu le 25 décembre
- correspondant à la date du solstice d'hiver selon le calendrier julien -,
le Dies Natalis Solis, le jour de naissance du Soleil.

La suite, vous la connaissez déjà.
Le rouleau compresseur de la christianisation a vite fait de remplacer cet odieux rite païen
- décidément, pardonnez-moi - 


par ce que nous appelons Noël.

Libre à nous d'y voir toujours la naissance de l'Enfant-Lumière, la Lumière qui vainc les ténèbres... Astronomiquement, certes, mais aussi, si possible, en nous.






Protégez-vous, prenez soin de vous et de vos proches, 
Portez-vous bien.




Frédéric




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on peut lire le dimanche indo-européen
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(Mais de toute façon,
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c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,

Johann Sebastian Bach et Glenn Gould.

D'autres questions ?


Voici un jeune Glenn Gould au piano et Leonard Bernstein à la direction d'orchestre, dans le

Concerto pour clavecin No. 1 en ré mineur, BWV 1052.


Avant ça, une très belle introduction à Bach et à Gould, par Monsieur Leonard Bernstein lui-même ; le concerto commençant réellement à 5:09.



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