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dimanche 23 juin 2019

quand l'inspiration vous prend aux tripes...







Ah ! quand l'amour jaloux bouillonne dans nos têtes, quand notre cœur se gonfle et s'emplit de tempêtes, qu'importe ce que peut un nuage des airs, nous jeter en passant de tempête et d'éclairs !

Victor Hugo,

Hernani, 1830





Bonjour à toutes et tous !



Plongés que vous êtes dans l'étude de la racine indo-européenne ...

*ueh1-i-, “tisser, tresser...”,


voilà que, brutalement, l'inspiration vous arrive
(imaginez ces mots dans la bouche de Belmondo ; c'est ainsi que je les entends moi-même),


qu'elle vous submerge, qu'elle vous prend aux tripes !



C'est ce qui m'est très précisément advenu.


Ce mercredi matin, à l'issue d'une légère - rassurez-vous - intervention chirurgicale, qui me permettrait de vivre le reste de mes jours sans hernie inguinale.


Hernie inguinale !!


Hernie, tout le monde connait !


Hernie ? 
Tumeur molle formée par un organe totalement ou partiellement sorti par un orifice naturel ou accidentel de la cavité qui le contient à l'état normal.
© 2017 Dictionnaires Le Robert - Le Grand Robert de la langue française


Mais OH ! Nooon ! Ça c'est Doña Sol,
dans Hernani, enfin !!

Her-NA-ni !

(source)

D'autant que nous y avions consacré un article ô combien prémonitoire, le dimanche 26 août 2012...
hernie, tétracorde et haruspice,
où nous découvrions, admiratifs, que le français hernie dérivait,
via emprunt au latin hernia, chair saillante”,
de la racine indo-européenne *gherə-, “entrailles...”.


Bon, hernie, donc, passons. Mais “inguinale” ??


Alors nooon, je ne veux pas me montrer inélégant, revanchard, mais franchement, quand même, “inguinale”, vous ne trouvez pas ça un peu ridicule ?

Ce que les Britanniques s'aventureraient peut-être à appeler fashion faux pas, 


comme porter des lunettes de soleil à l'intérieur...
(mais à cet âge-là, rien n'est perdu, un avortement doit être encore possible)

dans tous les cas, un piètre croisement contre nature entre un Ingres


(source)

et des linguine...


Vraiment: ridicule.


Inguinal, ale aux ? 
En anatomie, qui appartient à l'aine, à la région de l'aine.
© 2017 Dictionnaires Le Robert - Le Grand Robert de la langue française


l'Aisne
(source)




Inguinal est en réalité un dérivé savant de la seconde moitié du XVème de l'adjectif latin  inguinālis, “propre à l'aine”,

lui-même créé sur inguen, -inis, littéralement ... “aine”, et qui donnera plus tard le français
- on s'accroche -
aine.
(oui, ainepartie du corps humain ou animal qui est entre le haut de la cuisse et le bas-ventreou encore “endroit où la branche part du tronc”).


Eh oui, nous emploierons inguinal pour “de l'aine”, plutôt que aîné ou (h)aineux...


Et on a coutume de faire dériver le latin inguen d'une racine indo-européenne au sens de “glande”,

racine recréée ...

sous la forme *en- par Alain Rey et d'autres,

ou

sous la forme *h1-en- par Robert Beekes.



C'est de cette même *gʷen- / *h1-enque descendrait par ailleurs
  • le grec ancien pour glande, ἀδήν, adḗn, 
voire carrément aussi 
  • le - YES YES YESSS - vieux norois økkr, “grosseur, hernie...”.


Ouais... Tout cela est bien tentant (enfin... si on veut. Moi, j'ai déjà donné...)


Mais voilà...

Beekes nous explique que les formes germaniques økkr et consorts dériveraient en toute logique
- entendez selon les lois de mutations phonétiques communément acceptées -
d'un étymon proto-germanique *enkwa-, qui ne pourrait alors descendre lui-même que d'une forme tardive indo-européenne théorique *engʷo-. 

Ce qui le faisait évidemment hurler de rire




Mais oui ! Car  l'indo-européen ne comptait AUCUN mot commençant par une voyelle...

Et voilà pourquoi Beekes propose cette forme avec laryngale *h1-en- à l'origine de inguen, hein...



Oui, mais...


Pas moyen,
toujours selon les lois de mutations phonétiques ; ici celle de Rix, Rix' Law, la loi de Rix,

ici, le Rick's Café


d'obtenir un dérivé grec ancien avec une initiale en ἀ-, a- à partir d'une laryngale initiale indo-européenne *h1-, cette dernière ne pouvant qu'y donner un έ
Nous aurions eu donc, en grec ancien, un έδήν et non pas un δήν... Gasp !

Implacable...

Ce qui fait que Beekes, tout en considérant que les formes latine et germanique sont bien des cognats l'une de l'autre, écarte la forme grecque de l'équation.
Á l'origine de cette forme grecque, le substrat pré-grec (non indo-européen), ou une autre racine indo-européenne ? M'en fous, qu'i' disait. En tout cas, pas *h1-en-

C'est ici qu'intervient Michiel De Vaan...

Il ne remet nullement en cause le principe derrière le raisonnement de Beekes, mais .... part d'un tout autre point de vue...

Pour lui, sémantiquement, les formes grecque et latine sont nettement plus proches l'une de l'autre que le sont les formes latine et germanique. 

S'il y a une forme à exclure de l'équation, c'est bien le vieux norois økkr“grosseur, hernie...”. 

Qui descendrait bien, lui, de la racine *h1-en-... 


- Mais ??? Mais alors ??
- OUI, vous m'avez compris...

Seules les formes germaniques descendraient, selon lui, de *h1-en-.

Ni le latin inguen, ni le grec ἀδήν, adḗn, n'en descendraient (!), mais proviendraient en revanche d'une tout autre racine, bien connue, mais à laquelle personne ou presque n'avait pensé... 

La racine indo-européenne... *ne“nu”.

Et ce précisément via son radical en *n-, *n̥gʷḗn-, “mis à nu”, ce qui, sémantiquement, peut s'expliquer sans souci, les latin inguen et grec ἀδήν, adḗn renvoyant alors à la notion de chair mise à nu plutôt qu'à celle de glande.


Ah, moi, je donne ma préférence à De Vaan, rien que pour son raisonnement à contrepied qui me fascine...

Mais bon, comm' d'hab, choisissez vous-même l'option qui vous convient le mieux !


Et moi, je retourne me coucher.

(et rassurez-vous, tout va très très bien !)





Chères lectrices, chers lecteurs, 

Merci de me lire, merci de votre fidélité, merci de vos commentaires.

Je vous souhaite un EXCELLENT dimanche, et une très heureuse semaine !




À dimanche prochain ?







Frédéric



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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,

As Time Goes By, comme du temps du Rick's Café, à Casablanca.

(Perso, si Ingrid Bergman me suppliait de jouer ce morceau, me le fredonnait ainsi doucement à l'oreille,
je ne ferais pas mon difficile comme Sam 
je pense même que je serais capable d'en improviser une fugue à quatre voix...)



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article suivant: un Gini plutôt que du vin ?? Vous ne seriez pas Arménien, vous, par hasard ?

dimanche 26 août 2012

hernie, tétracorde et haruspice




"Vetus autem illud Catonis admodum scitum est, qui mirari se aiebat, quod non rideret haruspex, haruspicem cum vidisset.


"On connait bien ce bon mot, déjà ancien, de Caton: il disait s'étonner qu'un haruspice pût regarder un autre haruspice sans rire."


Buste - supposé - de Caton l'Ancien


Avant d'entamer le sujet de ce dimanche, avez-vous lu la nouvelle?

Vous savez (voir "le pourquoi et le comment") que deux hypothèses sont toujours en concurrence quant à l'origine géographique du proto-indo-européen: certains penchent pour la plaine pontique, au nord de la mer Noire, tandis que d'autres optent pour l'Anatolie - ce qui correspond grosso modo à la Turquie d'aujourd'hui).
Il semblerait que la seconde hypothèse puisse l'emporter…
En attendant la nouvelle qui remettra tout en question, bien entendu.

La propagation depuis l'Anatolie


Sur ce - rien à voir - j'aimerais vous parler d'une racine proto-indo-européenne qui correspond à l'idée d'entrailles…!

J'ai nommé:

*gherə-


C'est à *gherə- que nous devons le latin hira, intestin grêle au singulier, intestins au pluriel.

Le latin hernia ("chair saillante"), qui nous a donné le mot hernie, provient d'une forme suffixée en -n de la racine: *gherə-n-

Le latin haruspex (ou aruspex) serait également un composé de hira et du verbe specio ("regarder, inspecter").
Le haruspex, l'haruspice, était un devin d’origine étrusque qui faisait profession d’annoncer l’avenir par l’inspection des entrailles d'animaux sacrifiés.

Haruspice

C'est parce qu'il fut un temps où il y en avait une telle pléthore à Rome, et qu'ils étaient pour la plupart considérés comme de solides charlatans, que Caton avait sorti son bon mot, repris en exergue par Cicéron, que l'on pourrait actualiser par:
"- Que se disent deux haruspices qui se croisent?
- Rien, ils ne peuvent s'empêcher de rire."

Notez que, sans rire cette fois, il se pourrait que "harus" ne provienne pas du latin hira, mais qu'il s'agisse plutôt d'un emprunt à l'étrusque - langue non indo-européenne, l'étrusque haru ayant également signifié "entrailles"… A suivre…

Ce qui est nettement plus certain, en revanche, c'est que *gherə- a donné Garn en allemand, ou encore garn en suédois: "fil".

L'anglais en a gardé la trace dans le mot yarn (le fil), toujours via le germanique *garnōfilcorde.

Euh, oui, parce qu'à l'origine, on devait produire du fil, de la ficelle à partir de boyaux d'animaux.

C'est pour cela, d'ailleurs, qu'en latin, une forme particulière de la racine: *ghorə-d, s'est dérivée en chorda (ou sa variante corda), pour désigner le nerf, le tendon, le boyau, puis la corde à boyau, puis enfin la corde en général.

Les français "corde", ou "cordon", viennent de là.

Le latin chorda provenait du grec ancien: on retrouve χορδά (khorda) en dorique, ou χορδή (khordē) en ionien, avec comme signification "corde de boyau", mais aussi "corde d'une lyre".

Car vous ne l'ignorez certainement pas, les cordes d'instruments de musique sont à l'origine constituées de boyaux d'animaux.

Nous trouvons encore trace de *gherə- en sanskrit, avec हिर (hira), le collier de perles!

L'anglais chord, l'accord musical, provient du latin chorda, ce qui rappelle à nouveau l'origine intestine et animale des cordes des instruments de musique.

Musicalement parlant, *gherə-, toujours par sa forme *ghorə-d, nous a également légué le tétracorde!
Au départ, le tétracorde désigne un ancien instrument de musique grec, utilisant, vous l'aurez deviné, quatre cordes.

Un tétracorde devait ressembler à cela,
mais avec quatre cordes...

Mais le mot s'est étendu bien vite à un concept musical important, voire fondamental:

Le tétracorde est un polycorde constitué de quatre notes conjointes qui se suivent dans le sens ascendant et qui sont séparées respectivement par 1 ton, 1 ton,  et 1/2 ton (par exemple: do - ré - mi - fa, ou sol - la - si - do).

Le concept de tétracorde est considéré par les théoriciens grecs comme l'unité fondamentale pour la formation des échelles mélodiques.
Dans la musique occidentale tonale, on considère qu'une gamme majeure est constituée de deux tétracordes séparés par un ton (par exemple, pour do majeur: do - ré - mi - fa // sol - la - si -do).

Ce qui est amusant, c'est que le français "accord", le pendant de l'anglais "chord", ne vient pas du tout - mais alors, pas du tout! - de chorda, mais bien du bas latin accordare, composé du préfixe ad- et de cors/cordis ("cœur").

S'accorder, en français, c'est en quelque sorte "rapprocher les coeurs".
Disons les "mettre à l'unisson", pour retrouver une image musicale.

Enfin, pour rappel, le mot "chorale" ne vient pas non plus de *gherə-/*ghorə-d, mais bien du latin chorus, lui même du grec ancien χορός, khoros: "danse en rond" (voir - ou revoir! - jardins, courtisans, choeurs et ortolans)




Bon dimanche à toutes et tous!

PS: Delenda Carthago.



Frédéric l'Ancien